Que retenir d'une édition courante du festival de Cannes? L'affiche de l'année, quelques films aimés, une montée de marches, un ou deux scandales - surtout ne pas oublier de critiquer le palmarès! - et le souvenir de très belles femmes du genre que nous, pauvres mortels, n'approcheront ni ne toucheront jamais.
Voici une photo qui dit tout. 24 avril 1956, François Mitterrand, garde des Sceaux à trente-neuf ans, est venu inaugurer le 9ème festival de Cannes. Il est marié depuis douze ans, il aime les femmes, les organisateurs lui ont préparé une surprise. On est au château de la Bégum au Cannet et il va déjeuner avec la reine de Paris, Edwige Feuillère, grande dame du théâtre et du cinéma. On l'a vue nue, dans Lucrèce Borgia, sabre au clair dans Mam'zelle Bonaparte et dame en blanc dans Le blé en herbe. Mais que pouvait ce monstre sacré déployant sa gloire, sa voix mouillée et son étole de vison contre la fraîcheur et le magnétisme d'une nouvelle venue nommée Bardot? Rien, le fringant ministre regardait BB, Edwige regardait la gamine, et Danielle Mitterrand en marinière regardait son François. Sans doute en avait-elle marre de son grand sourire lubrique devant la gazelle boudeuse. Boudeuse aussi parce que tous ces vieux l'assommaient. Photo célèbre. La geste cannoise est née là.
On croit souvent que les vedettes sont Clint Eastwood, Angelina Jolie ou Catherine Deneuve. Pas faux, mais les stars ce sont aussi les politiques fascinés par les gens du spectacle dont ils admirent le scintillement et envient la popularité.
Prérogative de la longévité, en trente-huit ans à la tête du festival j'ai connu tous les présidents de la cinquième République, sauf de Gaulle et Pompidou partis trop tôt. J'ai entamé mon itinéraire sous Giscard, puis à l'Elysée j'ai été reçu par Mitterrand, décoré par Chirac, confirmé par Sarkozy, élevé à la plus haute dignité par Hollande. Quant à Emmanuel Macron, je ne peux que me réjouir du subtil hommage qu'il a rendu, en choisissant le nom de son mouvement, à l'homme qui aura passé tant d'années en haut des marches.
Oh! Je ne demandais pas que Giscard frayât avec les saltimbanques, mais de là à me refuser la légion d'honneur pour Fellini sous prétexte que Bergman (sur la même liste de proposition) avait un litige avec le fisc... Mitterrand ce fut pire. Je n'avais aucune illusion: ce n'est pas moi qu'il a voulu attirer à l'Elysée pour une photo qui lui servirait mais Montand, président du jury 1987. Le hic c'est que flairant le piège Yves refusa d'y aller seul. C'est ainsi que le président, en majesté, est passé devant moi et quand on voulut me présenter grommela: mais je sais, je sais... Je ne le calculais pas non plus. Tout au contraire, Chirac se montra débonnaire! Dans une de ces fournées de décorations avec Line Renaud, Jean Marais et Depardieu, il nous embrassa tous comme du bon pain. Nous bûmes, Gérard du Bordeaux et moi du petit lait.
Dix ans plus tard, bagarre avec Claude Chirac qui déconseillait Cannes à son père. 50ème anniversaire, premier président jamais venu, plaidais-je. Trop "paillettes", réfutait-elle. (Bling-bling n'avait pas encore fait les ravages que l'on sait). On discute, on négocie, je jure mes grands dieux que ce serait bon pour le président. Christine Albanel, la plume de Chirac, et Jacques Pilhan, conseiller, viennent à ma rescousse. Marché conclu, mais juste pour un déjeuner du jury. Le jour venu, une sécurité mêlant Hercule Poirot et l'inspecteur Harry, personne ne s'attendait pas à ce que Depardieu nullement invité enfonçasse la porte et balayasse la maréchaussée genre tirade du nez dans Cyrano. Et d'attirer son Jacquot dans un aparté qui laissa Claude sans voix et moi, coincé entre les deux monarques, m'efforçant d'oublier ce qui ne me regardait pas. Ensuite, nouvelle photo célèbre: Chirac entre Adjani, la présidente du jury, et Gong Li, la Chine... Joie générale. On était bien.
Avec Sarkozy, ce fut majestueux et courtois. Après avoir vérifié que j'acceptais d'en "reprendre" pour trois ans, il devint disert et tint à me montrer que le cinéma venait d'entrer dans sa vie. Il recevait Mme Merkel ce jour-là et n'était pas fâché qu'elle poireaute un peu. C'était plus important de m'étaler sa connaissance de Bresson et, plus surprenant encore, du danois Dreyer dont il citait des scènes entières. Il m'aurait sans doute entretenu d'Eisenstein dans un second quinquennat si un certain Hollande n'avait prétendu haïr la finance et taxer les hauts revenus. Adieu Nicolas, bonjour François, l'homme qui m'a fait grand Officier. Et qui a prononcé à l'occasion de mes adieux un discours aussi affectueux que si on se connaissait du régiment. Etonnez-vous, après cela, que je kiffe nos présidents!
Comme premier ministre, seul vint Lionel Jospin, acteur d'un jour pour un film où on le remarqua. Lors du colloque organisé pour la circonstance, Isabelle Huppert s'adressa à Lionel en lui disant Monsieur, comme au temps de la Cour. D'un signe de tête, l'ancien premier secrétaire du parti socialiste, apprécia.
Mais c'est surtout le menu fretin, j'ai nommé les ministres de la culture, qui aspirent à ce fameux coup de projecteur lors du "Je déclare ouvert le festival de Cannes..." Leur principal problème c'est qu'une star monte les marches à leur bras. Au besoin, on passe un coup de fil au directeur du festival. Mais allez donc demander à Catherine Deneuve de se laisser instrumentaliser... Un jour, une ministre a réussi à arpenter le tapis rouge avec Coppola mais à sa manière crispée de tourner la tête de l'autre côté, j'ai compris que Francis assurait le service minimum. Cela ne lui garantissait même pas une décoration. D'ailleurs Jack Lang lui avait déjà tout remis.
Gilles Jacob est l'auteur de "La vie passera comme un rêve" (Robert Laffont), "Le festival n'aura pas lieu"(Grasset), "Un homme cruel" (Grasset)
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