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Libération
Reportage

«Quitter la Grèce, c’est l’ambition de tous les jeunes»

Confrontés à un taux de chômage abyssal, les étudiants grecs renouent avec l’émigration. Un drame pour Athènes, qui voit fuir ses diplômés les plus qualifiés.
par Fabien Perrier, Correspondant à Athènes
publié le 17 mai 2017 à 19h16

«Non au dépeçage du pays», «Etudiants en colère»… Ils étaient des dizaines de milliers, des jeunes en majorité, à défiler mercredi dans les rues d'Athènes. Alors que la Grèce était plongée dans une grève générale de vingt-quatre heures, ils dénonçaient les nouvelles mesures d'austérité qui doivent être votées jeudi par la Vouli, le Parlement. Inquiète, la jeunesse grecque est de plus en tentée par l'exil, faute d'horizon professionnel.

Thanos Pagkoutsis, 19 ans, est l'un de ces étudiants en colère. Sous les palmiers de l'université Panteion, à Athènes, où il est étudiant, la Grèce a des allures de paradis. A quelques mètres, un bassin apporte une fraîcheur bienvenue alors que l'été s'annonce déjà. Mais Thanos, comme ses camarades de cours, ne peut cacher son désespoir. «Je viens de la région de Macédoine occidentale, qui peut se targuer d'un record : le taux de chômage le plus élevé d'Europe, ironise le jeune homme. Maintenant, nous voyons tous les jours, en Grèce, des gens fouiller dans les poubelles pour manger.» Une situation qui, d'après lui, ne risque pas de s'améliorer dans l'immédiat : «L'accord passé le 2 mai entre le gouvernement et l'Union européenne va encore saigner la Grèce», explique-t-il à propos de l'ensemble des mesures réclamées à Athènes par ses créanciers, celles qui seront votées justement jeudi. «L'énergie va être privatisée», rappelle-t-il. Or ce secteur, l'une des principales ressources industrielles hellènes, repose notamment sur l'exploitation du lignite dans le Nord. «Si la compagnie est privatisée, les mines vont être fermées ; ce sera licenciements à tous les étages, assure Thanos, notre région est finie, et nos vies avec.» Il est directement concerné : son père est mécanicien à la DEI (la compagnie nationale d'électricité). Sa mère est enseignante. Thanos a déjà vu les salaires de ses parents chuter de plus de 30 % depuis 2010. Nouvelles baisses des retraites annoncées, diminution des minima sociaux, hausses des taxes… «L'Etat social est en train d'être détruit», assène-t-il, excédé. Et désormais, lui-même ne voit son avenir que hors de sa terre natale.

Phases migratoires

Selon une étude menée pour la London School of Economics par Lois Labrianidis, professeur en géographie économique et secrétaire général du ministère grec de l'Economie, plus de 280 000 Grecs ont quitté le pays entre 2010 et 2015. Ils seraient 350 000 à être partis entre janvier 2008 et juin 2016, selon Endeavor, un réseau de jeunes entrepreneurs, et même 427 000 sur la même période selon la Banque de Grèce. Une hémorragie pour un pays d'à peine 11 millions d'habitants. Certes, la Grèce a toujours été un pays de migrations. Les deux fondateurs - en 1927 - de Panteion, George Frangoudis et Alexandre Pantos, avaient étudié à Paris, à l'Ecole libre des sciences politiques (l'ancêtre de Sciences-Po). Mais si près d'un siècle plus tard les étudiants de la plus ancienne école de sciences politiques de Grèce renouent avec l'émigration, c'est autant à cause de l'austérité que d'un marché du travail depuis longtemps inadapté. «Depuis trente ans, sur les 80 000 nouveaux entrants sur le marché du travail, seuls 40 000 trouvaient un emploi, souligne Savas Robolis, un expert sur les migrations auprès de l'OCDE. Cette inadéquation structurelle fut en réalité longtemps comblée par les largesses des partis politiques, qui accordaient des contrats dans le domaine public à chaque veille d'élections».

Avec la crise, et les coupes drastiques dans les dépenses publiques, cette pratique a pris fin, révélant la fragilité du marché du travail local. Mais faisant aussi exploser le chômage, qui touche désormais 1,1 million de Grecs, (environ 23 % de la population active). Pour les moins de 25 ans, le taux avoisine les 48 %. L’émigration a donc explosé, une fois de plus. Dans l’histoire récente du pays, il y a eu trois phases migratoires, explique Savas Robolis. Dans les années 60, après la guerre civile, la Grèce a connu un exode rural et d’importants départs de main-d’œuvre vers d’autres pays d’Europe, notamment l’Allemagne. Dans les années 90 en revanche, c’est la Grèce qui a accueilli plus d’un million de migrants venus d’Europe de l’Est, essentiellement d’Albanie. Ils ont travaillé dans la construction et l’agriculture. Depuis 2010, la Grèce subit à nouveau un mouvement de départs vers l’étranger, qui touche cette fois une population très qualifiée. Et c’est bien le problème.

«Les jeunes qui partent sont les mieux formés, les plus éduqués, alors que la Grèce présente un taux de diplômés inférieur à la moyenne de l'UE, comme de l'OCDE», précise Lois Labrianidis. Selon Eurostat, 31,7 % des jeunes Européens entre 25 et 44 ans sont diplômés de l'enseignement supérieur. Ils ne sont que 29,3 % en Grèce. Mais qu'ils soient jeunes médecins, ingénieurs, informaticiens ou responsables marketing, ce sont eux qui trouvent facilement un emploi à l'étranger. Ce qui attend les jeunes Grecs qui restent dans leur pays : un marché du travail inadapté, un chômage massif et la surqualification par rapport aux emplois proposés. Or, après une année 2016 sans croissance, la Grèce a commencé 2017 avec un recul de son PIB (-0,5 % au premier trimestre par rapport au premier trimestre 2016).

«Payer les erreurs»

A Panteion, Vassilis Moatsos, 19 ans, pense lui aussi étudier «à l'étranger, en Grande-Bretagne si possible». Lunettes de soleil sur le nez, portable en main, ce fils de fonctionnaires (mère prof de math, père technicien à l'université de Crête) se justifie d'abord par l'attrait pour «de nouvelles expériences». Mais révèle vite son pessimisme : «Les conditions d'études et les chances de trouver un job sont meilleures à l'étranger. Les salaires ici sont très bas, même quand tu as étudié.» A côté, des rires fusent. Le jeune Crétois s'exclame en contemplant le paysage : «Nous, les Grecs, nous savons profiter de la vie… C'est notre philosophie ! La Grèce, c'est un petit paradis, mais regardez notre université ! Les salles ne sont pas en bon état, on manque de matériel.» Derrière les palmiers, la réalité est moins reluisante : bâtiments défraîchis, murs écaillés. Et la vie d'étudiant a perdu de son insouciance, encore une fois faute d'argent.

Giorgos Manolis, 19 ans, vit chez ses parents, un policier et une mère au foyer. Pour beaucoup de jeunes Grecs, l'absence de travail oblige à prolonger une forme d'adolescence en dépendant parfois jusqu'à 30 ans des ressources des parents. «Impossible de songer prendre un appartement avec ma copine. Et puis, avoir des enfants ici, laisse tomber !», lâche Giorgos, gagné par une amertume croissante. «Pourquoi moi et ma génération devrions-nous payer les erreurs commises par les hommes politiques dans le passé ? C'est leur faute, mais c'est nous qui devons quitter le pays ! Les Européens ont détruit la Grèce et l'ont transformée en colonie», tempête-t-il.

Professeur de sociologie à Panteion, Aleka Koroneou travaille sur les raisons qui poussent les étudiants au départ. Elle en évoque deux principales : la dégradation des conditions de travail et la faiblesse des salaires, mais aussi un dégoût envers un Etat toujours dénoncé comme défaillant et clientéliste. Désormais, cette idée que l'exil serait la seule issue pour survivre s'imprègne très tôt dans la tête des jeunes Grecs. C'est ce qu'a révélé une enquête publiée fin avril dans le quotidien Efsyn («le Journal des rédacteurs»). «Nous avons interrogé des gamins. Dès 12 ans, ils savent qu'ils devront partir. Comme si quelqu'un leur avait pris leurs rêves et leur esprit d'enfant», explique Dina Daskalopoulou, une des deux journalistes à l'origine de cette enquête.

Aliki Chnari semble bien avoir mis une croix sur ses rêves d'enfant. Ses parents sont divorcés. Sa mère, assistante sociale à la retraite, perçoit à peine 900 euros, qui s'épuisent vite dans de multiples remboursements de prêts. Etudiante en psychologie, elle travaille parallèlement pour assurer son quotidien. A 21 ans, elle gagne ainsi 250 euros par mois, au noir, en donnant des cours de danse pendant cinq heures tous les après-midi. «Il y a six mois, j'ai dû ralentir les cours pour préparer mes examens. Du coup, il ne me restait que 100 euros par mois. Même manger devenait difficile», confesse-t-elle. Pour elle, «les talents ne sont pas utilisés en Grèce. Nous sommes devenus un pays d'esclaves». Elle envisage donc de quitter le pays. Un semestre en France grâce à une bourse Erasmus lui a permis de perfectionner son français. Revenue en Grèce à la rentrée 2016, elle compte retourner en France, avec l'espoir d'y rester.

Grand voyage

A Panteion, Vassilis tente d'être optimiste. «Après une crise importante, marquée par un effondrement complet de l'ancien système, une augmentation du chômage, une détérioration de nos conditions sociales, le développement reviendra forcément, non ?» Tels des Ulysse du XXIe siècle, lui et les autres étudiants candidats au départ affirment tous qu'ils reviendront au pays après leur grand voyage de «dix à vingt ans à l'étranger». Dans l'immédiat, la fuite des cerveaux représente un coût important pour l'économie du pays, où l'université est entièrement gratuite, des livres jusqu'à la cantine. Elle bénéficie en revanche aux pays d'accueil. Haris Makryniotis, le directeur d'Endeavor, explique ainsi que «les Grecs qui ont quitté leur pays ont généré annuellement dans les pays d'accueil, essentiellement la Grande-Bretagne et l'Allemagne, l'équivalent de 12 milliards de PIB et de 9,1 milliards de taxes. Depuis 2008, les expatriés grecs ont généré plus de 50 milliards de PIB dans leur nouveau pays de résidence».

«Il faut mettre un terme à ce cercle vicieux», s'alarme Lois Labrianidis. Il aurait convaincu le Premier ministre, Aléxis Tsípras, de faire de l'endiguement de la fuite des cerveaux une priorité gouvernementale, maintenant que l'UE et la Grèce semblent avoir achevé les négociations. Dans quelques jours, Tsípras devrait ainsi dérouler un plan intitulé «Return to Greece». Objectif : faire revenir au pays un capital humain vital. Suffira-t-il ? A l'université Panteion, les étudiants continuent de débattre de l'avenir de leur pays, comme du leur. Pour Vassilis, «quitter la Grèce, c'est l'ambition de tous les jeunes !» Discrète, une jeune fille de 19 ans, Angeliki, rétorque du tac au tac : «Non, c'est juste le seul moyen de nous sauver nous-mêmes !»

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