« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». En introduction d’un livre qui restera inachevé, Pierre Laborie citait le poète René Char évoquant son expérience de la lutte clandestine pendant la Deuxième Guerre mondiale. Mardi 16 mai, l’historien qui consacra sa vie à l’étude des années noires en France s’est éteint à l’âge de 81 ans. Professeur d’histoire contemporaine à l’université le Mirail à Toulouse puis directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Pierre Laborie s’était fait connaître pour ses travaux sur l’opinion publique sous le Régime de Vichy.

Jusqu’aux dernières années de sa vie, il a travaillé à écrire une histoire de la Résistance qui tienne compte de la complexité des expériences vécues. Dès sa thèse sur les correspondances pendant la guerre dans le Lot, sa région natale, il approche l’entrelacs dans lequel les comportements sont toujours pris. Ce sera son grand œuvre, de L’opinion française sous Vichy et Les Français des années troubles, parus aux éditions du Seuilen 1990 et 2001, à son dernier ouvrage, Le chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, paru aux éditions Bayard en 2011.

Faire vivre la Résistance

Sous sa plume, la tâche de l’historien se fait immense : comment dénouer cet écheveau, percevoir ce que fut l’existence de nos aînés, confrontés qui plus est à une situation exceptionnelle. Les chiffres, les faits objectifs et même les témoignages ne permettront jamais à eux seuls de saisir le sens des silences et des ambivalences, le poids des héritages passés et des attentes qui fabriquent aussi les événements.

« Il a voulu faire vivre la Résistance, aller contre l’idée qu’on en avait beaucoup exagéré l’importance, souligne l’historienne Arlette Farge. Cela le mit souvent en porte-à-faux mais il refusa toute sa vie de se ranger à l’idée facile que les gens avaient simplement « consenti », que leur silence par exemple était forcément le signe de leur acquiescement. » Certes, l’historien jamais ne pourra savoir ce qui guidait les gestes et les cœurs mais toujours sa responsabilité sera de poursuivre l’examen critique du passé.

Comprendre la complexité des comportements

D’emblée, cette aventure hors de ce qu’il nommait le « mémoriellement correct » l’expose aux controverses parfois rudes – mais il était lui-même « batailleur », rappelle l’historien Michel Chaumont, un de ses anciens élèves. D’emblée, elle exige de l’historien qu’il se forge de nouveaux outils pour appréhender ce qui, en deçà des actes spectaculaires et des analyses manichéennes, a été longtemps délaissé parce que trop sensible ou trop contradictoire. Il invente l’idée du « penser double » afin d’éclairer les émotions et les pensées qui traversent en même temps les individus comme les sociétés. L’effroi par exemple qui étreint les populations bombardées à la fin de la guerre sans atténuer leur conviction que ces souffrances sont nécessaires pour le pays.

D’emblée enfin, elle conduit à s’interroger sur la mémoire transmise au fil du temps et des usages dont elle fut l’objet. À propos de la Résistance, il écrivait encore : « La voie était ouverte aux usages multiples d’une histoire tiraillée, étrange, restée étrangère à beaucoup. Usages exemplaires, intègres, mais aussi partisans, propices aux captations, aux réappropriations, aux malentendus, parfois aux mensonges des itinéraires embellis et des affabulations. Usages où les détournements d’héritage ont servi et sont toujours au service de buts contraires : ici pour déformer et dénigrer, là pour perpétuer des légendes et céder à l’hagiographie. »

Transmettre l’intelligence critique

Ce travail de déconstruction, il invitait ses étudiants à en accepter l’exigence, comme le raconte Michel Chaumont : « Il amenait les élèves à leur propre intelligence. Il disait souvent « Je ne vais pas vous faire un cours d’histoire » et ne suivait pas de stratégie pédagogique particulière. Il travaillait avec l’imaginaire des élèves et y confrontait son savoir, interrogeait leurs convictions, leurs idées sur l’histoire, et par là même sur eux-mêmes et le monde. » « Bref, il nous apprenait à penser l’histoire, » conclut-il, avant d’ajouter aussitôt : « Avec humour souvent car il était aussi très taquin. »

Un exercice de liberté qui dynamitait les explications simples comme il chevauchait les siècles. Pendant sept ans à l’École des hautes études en sciences sociales, à l’initiative de la philosophe Nicole Loraux, spécialiste de la Grèce Antique, il dirigea un séminaire sur l’événement avec Arlette Farge, spécialiste du XVIIIe siècle. « Son enseignement a marqué une génération d’historiens, confie cette dernière, notamment ceux qui travaillaient sur la Résistance. Sa manière de parler, très persuasive, répétitive, avait une force inouïe. » Un partage du savoir, un courage critique qui oblige aujourd’hui ses héritiers. Tout comme l’effort sans cesse poursuivi de nommer ce que fut l’expérience de la Résistance par-delà, ou plutôt en deçà, des statistiques. Moins pour nourrir la nostalgie du passé que pour affronter les temps présents.