J'ai passé six minutes glaçantes dans la peau d’un clandestin grâce à Iñarritu

Au Festival de Cannes, Télérama.fr a testé “Carne y Arena”, l'installation de réalité virtuelle proposée par le réalisateur Alejandro Gonzalez Iñarritu. Objectif ? Nous faire ressentir le calvaire enduré par les migrants qui tentent de passer la frontière américano-mexicaine. Une expérience convaincante… en partie.

Par Samuel Douhaire

Publié le 19 mai 2017 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h19

Jusqu’à présent, les attractions en réalité virtuelle ont surtout misé sur le divertissement spectaculaire. Une énorme paire de lunettes 3D, un casque bourré de capteurs sur le crâne, et hop !, on peut dévaler les pentes en snowboard comme à Val d’Isère, se faire peur dans un asile rempli de zombies en images de synthèses, ou slalomer entre les météorites à bord d’un chasseur intergalactique. L’expérience que propose Alejandro Gonzalez Iñarritu au 70e festival de Cannes est d’une tout autre nature : virtuelle, certes, mais avec un surcroît de réalisme.

Le réalisateur de The Revenant s’est inspiré des témoignages éprouvants de migrants clandestins d’Amérique centrale ayant rejoint les Etats-Unis pour concevoir Carne y Arena (« chair et sable ») avec son chef-opérateur attitré, Emmanuel Lubezki. Une installation artistique (et politique) davantage qu’un film. L’objectif d’Iñarritu ? Faire vivre au public ce que ressentent ceux qui fuient leur pays pour sauver leur vie. Et tenter ainsi de changer les mentalités pour faciliter leur accueil par les pays riches.

Rendez-vous dans un grand hangar, en lisière de l’aéroport de Cannes-Mandelieu (1). Un carré d’une quinzaine de mètres de côté, recouvert de sable, est cerné par des hauts murs, de ferraille apparente à l’extérieur, et recouverts de tissu noir à l’intérieur. Je pénètre dans cette arène seul… et pieds nus, à la demande d’Iñarritu, afin de faciliter l’identification avec les migrants qui, après avoir marché souvent des centaines de kilomètres, préfèrent abandonner leurs baskets ou leurs godillots hors d’usage.

Une fois le masque de réalité virtuelle fixé, je me retrouve au cœur du désert, entre le Mexique et les Etats-Unis, en pleine nuit. Très vite, j’entends et vois apparaître une dizaine de migrants – hommes, femmes, vieillards et enfants mêlés, tous en quête d’une vie meilleure. Soudain, un bruit de rotor me vrille les tympans, une lumière aveuglante envahit mon champ de vision : l’hélicoptère de la police a repéré les clandestins. Me voilà mis en joue par des gardes-frontières surarmés qui hurlent aux migrants de se mettre à genoux avant de les faire monter, menottés, à bord de pick-up.

Le monde ouvert qui s’étend devant moi est si vaste que les six minutes et trente secondes de l’expérience sont bien trop courtes pour l’explorer entièrement et vivre toutes les situations proposées par Carne y Arena. Chaque spectateur, en fonction de ses actions – aller à gauche ou à droite, avancer ou reculer (c’est souvent le son, davantage que l’image, qui a guidé mes pas) – verra ou ressentira des choses différentes. Mon premier réflexe – celui du spectateur de cinéma traditionnel – a été de me tenir légèrement en retrait, tel un témoin. Petit à petit, je me suis rapproché de ce chien agressif, de ces policiers menaçants, de cette petite fille terrorisée, de cette femme qui s’appuie sur l’épaule de sa compagne d’infortune pour soulager sa cheville blessée…

Il est certes difficile d’oublier que cette « réalité » n’en est pas une : un visage reconstitué numériquement, malgré tous les progrès des logiciels 3D, paraît encore artificiel. Mais la frontière entre réel et virtuel tend à s’estomper… J’ai eu l’impression de partager l’humiliation et surtout la peur éprouvées par les migrants. Avec toutefois un sentiment de léger malaise sitôt retourné à ma vraie vie privilégiée de festivalier. Mon « calvaire » n’aura duré que six minutes environ. Et contrairement aux réfugiés, je n’ai souffert ni du froid, ni de la faim, ni de l’épuisement.

 

(1) Carne y Arena sera présenté, à partir de juin et pendant huit mois, à la fondation Prada de Milan, avant de rejoindre – entre autres – le musée Lacma à Los Angeles.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus