Les dividendes cachés de la mixité

Inutile d'attendre 2186 pour réaliser l'égalité économique entre femmes et hommes. Face à la résistance du plafond de verre, il est facile de prouver que résoudre cette question millénaire serait non seulement un progrès social et humain. Mais surtout une stratégie gagnante pour la performance des entreprises. Pour la France, cela pourrait générer 200 milliards d'euros de PIB supplémentaires si une politique sérieuse était engagée en ce sens. N'est-ce pas, M. Macron ?
Giulietta Gamberini
Au lieu de reculer, les inégalités mondiales entre les sexes s'aggravent depuis 2008, s'alarme le forum de Davos.

L'horizon fait penser à un scénario de science-fiction. Il faudra attendre l'an 2186, soit 169 ans, pour voir réalisée la parité économique entre femmes et hommes, si l'on en croit les calculs savants du Forum économique mondial de Davos dans son rapport annuel Global Gender Gap, publié en octobre. Il va falloir aux femmes beaucoup de patience, d'autant que l'échéance est de plus en plus lointaine : en 2015, Davos datait à 2133 la fin de l'avantage séculaire donné aux hommes. De fait, au lieu de reculer, les inégalités mondiales entre les sexes s'aggravent depuis 2008, s'alarme le forum de Davos. Qu'en est-il de la France ? Si elle fait figure de pays modèle en matière d'accès des femmes à l'éducation et à la santé, l'écart salarial entre femmes et hommes y est pourtant encore très important, de 17,4 % en équivalent temps plein en 2014 selon l'Insee. Le plafond de verre demeure difficile à franchir, que ce soit dans le monde économique ou dans le monde politique : avec seulement 91 femmes sur 348 sénateurs et 150 députées sur 577 élus à l'Assemblée, l'Hexagone se classe 52e en matière de présence de femmes au Parlement. En proposant une parité parfaite dans les investitures de son mouvement La République en marche, Emmanuel Macron en est conscient et tente, enfin, d'y remédier [lire page 6 notre article sur « Les femmes du président »].

Les startups ne donnent pas l'exemple

Malgré quelques améliorations, les freins invisibles à l'égalité des sexes restent aussi très présents dans le monde de l'entreprise.

Sur les 3 000 grandes sociétés passées en revue dans 23 pays par l'organisation à but non lucratif Equileap, à l'aune de 19 critères d'égalité, aucune ne s'est hissée au meilleur niveau (A) du classement. Dans le Top 200, en moyenne, les femmes occupent seulement 20 % des postes de direction ; la proportion ne dépasse 50 % que dans six sociétés (sur 3 000 !).

Dans les 62 plus grandes entreprises françaises, l'adoption de la Loi Copé-Zimmermann - qui impose un quota de 40 % de femmes dans les conseils d'administration depuis janvier 2017 - a certes permis de passer de 8,5 % en 2007 à 35,64 % en 2016. Mais cela « résulte plus de la création de nouveaux postes d'administratrices que du remplacement des hommes », relève l'Observatoire de la féminisation des entreprises publié cette année par l'école de commerce Skema. Dans les comités exécutifs, elles restent 11,59 %, bien qu'elles représentent 31,69 % des cadres.

Les startups ne donnent pas vraiment l'exemple, malgré la différence de génération. Le plafond de verre y existe aussi : les deux tiers sont créés en France par des hommes. Au niveau mondial, la situation s'y dégrade : en 2017, 70 % des 941 jeunes entreprises étudiées par la startup Outlook de la Silicon Valley Bank ne comprenaient pas du tout de femmes dans leurs conseils d'administration, contre deux tiers l'année précédente.

54 % ne comptaient aucune femme à des postes de direction en 2017, contre 46 % en 2016. En France, sur les 600 startups du numérique ayant levé des fonds en 2016, seules 70 étaient dirigées par des femmes, et la moyenne des sommes collectées s'élevait à 1,8 million d'euros, contre 3,5 millions d'euros pour celles créées par des hommes, selon le baromètre StartHer du cabinet KPMG.

Un gaspillage absurde des ressources

Ces inégalités ne sont pas seulement injustes, elles sont aussi la source d'un gaspillage absurde de richesse et d'une sous-performance de l'économie globale. Au niveau macro-économique, « améliorer la situation pour 75 % des femmes touchées par les inégalités augmenterait le PIB mondial [auquel les femmes ne contribuent actuellement que pour 37 %, ndlr] de près de 12 000 milliards de dollars à l'horizon

2025 en suivant un scénario réaliste », calculait l'étude Women Matter du McKinsey Global Institute publiée au Women's Forum de 2015.

En France, atteindre la parité générerait plus de 200 milliards d'euros de PIB supplémentaires (+10 %) selon la même étude, qui allait jusqu'à évaluer le gain global créé au niveau mondial par une égalité totale à 28 000 milliards de dollars. Les Nations Unies ont d'ailleurs intégré l'égalité entre les sexes dans les Objectifs de développement durable (ODD) visant à éradiquer la pauvreté à l'horizon 2030, et entrés en vigueur au 1 vier 2016.

Un lien entre mixité et performance économique a pu aussi être établi au niveau micro-économique. Confirmant les résultats de la série d'études Women Matter menées par McKinsey depuis près de dix ans, une recherche de Crédit Suisse publiée en 2016, et fondée sur l'analyse de 3 000 sociétés, relève que celles où les femmes représentent plus de 50 % de l'encadrement supérieur enregistrent une croissance annuelle du bénéfice par action de 12 %, contre 9 % pour l'indice MSCI monde.

Dans les 62 plus grandes sociétés françaises, « la rentabilité opérationnelle moyenne sur cinq ans (EBITDA) est positivement corrélée avec le pourcentage de femmes cadres », relève encore l'Observatoire de la féminisation des entreprises. Et une enquête menée en interne par Sodexo, auprès de 52 000 managers (cadres dirigeants, responsables de sites, etc.) de 80 pays le confirme : les équipes managériales mixtes, où l'équilibre entre sexes respecte un ratio d'au moins 40/60 %, se sont révélées plus performantes sur tous les indicateurs pris en compte (engagement, image de marque, marge brute et croissance interne). Quant aux résultats boursiers, les tests rétroactifs du Top 200 du classement Equileap pratiqués par la société de gestion de portefeuilles Hampstead Capital Llp ont aussi montré que « les sociétés ayant promu et adopté un ensemble de critères neutres en termes de genre ont affiché des performances supérieures à celles du marché, en dépassant de 18 % le MSCI mondial pendant les cinq dernières années », lit-on dans la présentation d'un fonds dédié à ces valeurs, le Hampstead Global Gender Equality Fund.

Les actionnaires sensibles au "name and shame"

Si cette corrélation semble désormais établie, les mécanismes qui l'expliquent sont toutefois plus difficilement mesurables. « En raison du nombre limité de données historiques, il ne peut pas être clairement établi pourquoi les sociétés avec un leadership féminin plus fort peuvent faire preuve de certaines caractéristiques financières supérieures », notait une étude de 2015 du MSCI. « On ne sait pas si une meilleure parité améliore les résultats de l'entreprise, ou si ce sont de fait les meilleures entreprises qui s'engagent le plus dans la mixité », admet également l'une des deux fondatrices d'Equileap, Diana van Maasdijk, pour qui cependant « l'existence d'un lien suffit à prouver l'intérêt de la parité ». Pour Marie-Christine Maheas, qui coordonne l'Observatoire de la mixité - think tank piloté par l'Institut du capitalisme responsable et soutenu par cinq « groupes partenaires pionnier » (Carrefour, Engie, Sanofi, Sodexo, Suez) -, on peut toutefois distinguer trois formes de performance stimulées par la mixité.

La première est commerciale : « C'est en partant du constat que 60 % des décisions d'achats de voitures sont prises par des femmes que Carlos Ghosn s'est engagé à atteindre la parité dans les équipes de ventes de Renault Nissan », explique MarieChristine Maheas, qui a recueilli le témoignage du patron dans son livre Mixité, quand les hommes s'engagent. Le constat est aussi vrai en B2B : Camfil, première PME à avoir obtenu le label d'égalité GEEIS-Diversity, découvre de plus en plus son caractère de « marqueur d'excellence devant les clients », témoigne le directeur France Michel Moulin [voir encadré]. Et dans un contexte de « name and shame » croissant, les investisseurs sont aussi de plus en plus sensibles aux démarches des entreprises dans ce domaine, rappelle Marie-Christine Maheas.

Plus de femmes pour plus d'innovation

La diversité améliore aussi la performance managériale. « Inclure davantage les femmes implique souvent de redéfinir les postes d'encadrement, et donc de les actualiser en fonction des besoins évolutifs de l'entreprise », fait remarquer l'experte. Veiller à un meilleur équilibre entre les sexes lors des recrutements et des promotions des cadres évite aussi de se priver de talents, voire d'en perdre, d'autant plus qu'afficher des politiques de mixité assumées est devenu indispensable afin d'attirer et de retenir les plus jeunes générations, soulignent un nombre croissant de dirigeants. « Au prix auquel on achète l'intelligence, c'est dommage de la massacrer », résume le conseiller en management François Enius.

Comme l'a prouvé l'enquête de Sodexo, l'équilibre garantit aussi une plus grande implication des managers. « Chez les cadres supérieurs, là où un problème d'engagement existe, ce sont le plus souvent les femmes qui ont décroché. Mais ce n'est pas une question d'ambition : la mise en place d'outils améliorant leur équilibre de vie, leur sentiment de reconnaissance, leur perception de leur performance permet souvent d'éviter ce biais », témoigne Jessica Apotheker, responsable de la Women Initiative, programme consacré à la promotion des femmes au sein du Boston Consulting Group.

Une récente étude menée par le cabinet international avec l'Université technique de Munich relève de surcroît l'existence d'une relation entre la diversité - dont celle de sexes - du management de l'entreprise et ses revenus issus de produits et services innovants. « Tant que des différences culturelles entre hommes et femmes existent, autant en tirer profit », souligne François Enius. D'autant plus qu'une fois intégrée, la diversité se multiplie souvent : « Lorsqu'il y plus de femmes il y a aussi souvent plus de métiers différents et de profils internationaux », observe Jessica Apotheker.

Enfin, la mixité hommes-femmes semble avoir des effets positifs sur la productivité. « Innover en matière de politiques RH est indispensable si l'on veut donner plus de chances aux femmes. Mais favoriser le télétravail et les temps flexibles, accompagner la parentalité etc. sont autant d'avancées qui profitent aussi aux hommes », rappelle la cadre du BCG.

« La préoccupation pour l'équilibre des temps de vie n'est pas réservée aux femmes », concluait d'ailleurs la secrétaire d'État chargée des Droits des femmes, Pascale Boistard, en 2014, après avoir reçu une enquête sur les aspirations des hommes cadres réalisée par l'IFOP pour l'association Mercredi-cpapa. « La refonte des temps professionnels que de telles politiques engendrent est aussi souvent source de davantage d'efficacité », ajoute Marie-Christine Maheas. Et puisqu'innover en matière de RH implique de discuter avec les partenaires sociaux, voire l'ensemble des collaborateurs, le climat de l'entreprise en profite souvent.

Des politiques à porter dans la durée

Conscientes de la nécessité d'évoluer, les entreprises s'engagent plus que par le passé : « Plus de la moitié des dirigeants sont favorables à la promotion de la mixité, et 30 % le sont même extrêmement », témoigne François Enius. Mais la mise en place de simples politiques de parité n'est pas suffisante : « Il faut qu'elles soient portées avec enthousiasme et fermeté dans la durée », souligne l'expert. « Les organisations les mieux classées en matière d'égalité de genre sont celles satisfaisant à une pluralité de critères, incluant les pratiques du quotidien, et ayant engagé leurs actions depuis plusieurs années », confirme Diana van Maasdijk. C'est ce que dit le rapport de McKinsey, fondé sur l'analyse de 233 sociétés employant 2200 personnes dans huit pays européens et en Turquie : « Il y a une prime pour les sociétés qui lancent leurs programmes tôt » et « le nombre de mesures en faveur de la diversité de genre ne suffit pas » si elles n'expriment pas « une vision renouvelée de l'entreprise », souligne-t-il.

Ainsi, la création de congés parentaux ne sert à rien si personne n'ose les prendre : il est donc essentiel de s'interroger sur les conditions d'un retour serein des salarié (e) s à leurs fonctions après en avoir bénéficié. Encore, pour éviter tout biais dans le recrutement, il est indispensable de surveiller les critères suivis par les chasseurs de têtes, conviennent le BCG et Sodexo. Pour favoriser les promotions féminines, la création de formations contre les stéréotypes ou les pratiques d'exclusion, l'accompagnement des femmes leaders par des programmes de mentorat ou de coaching, leur mise en relation grâce aux réseaux, paraissent par ailleurs aux experts bien plus efficaces que l'imposition de quotas, susceptibles d'alimenter un sentiment de non légitimité. « Pour obtenir de véritables résultats en matière de performance, il ne suffit pas de promouvoir les femmes seulement aux fonctions les plus traditionnellement féminisées, comme la direction des ressources humaines ou de la communication », ajoute François Enius. « Le plus important est qu'elles occupent des postes de responsabilité », convient Marie-Christine Maheas, qui rappelle donc la nécessité d'un véritable engagement au plus haut niveau, servant de modèle : « Si le patron ne bouge pas, l'entreprise ne le fait pas non plus », est-elle convaincue.

L'experte met aussi en garde sur le danger d'oublier le plus grand tableau. Certes, l'argument économique va sans doute permettre d'accélérer sur le long chemin de la mixité.

Mais la parité est aussi l'un des indicateurs des politiques de responsabilité sociale et environnementale des entreprises, donc de leur performance externe non financière. Et surtout, « elle est une question d'éthique », de justice entre travailleuses et travailleurs.

Par Giulietta Gamberini

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EN CHIFFRES
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18 %

L'écart pendant les cinq dernières années des performances boursières des 200 meilleures sociétés mondiales en matière de parité et le MSCI mondial. (Source : les tests rétro-actifs du Top 200 du classement Equileap pratiqués par Hampstead Capital Llp)

12%

La croissance annuelle du bénéfice par action affichée par les entreprises où les femmes représentent plus de 50% de l'encadrement supérieur, contre 9 % pour le MSCI mondial. (Source : CS Gender 3 000 2016 du Crédit Suisse)

11 %

L'augmentation possible du PIB annuel mondial en 2025, en améliorant la situation de 75 % des femmes touchées par les inégalités. (Source : Women Matter 2015, de McKinsey)

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SUITE DE CETTE ENQUÊTE :

"Cinq entreprises où diversité et parité riment avec performance" avec, au sommaire : 

  • Camfil: "L'engagement ferme de la direction motive tous les collaborateurs" (Michel Moulin)
  • L'Oréal : "L'évolution des femmes ne va pas de soi" (Jean-Claude Le Grand)
  • Sodexo : "Des politiques de mixité portées au plus haut niveau" (Denis Machuel)
  • PayPal France : un congé sabbatique pour tou.te.s (Caroline Thelier)
  • Société Générale : "Le nerf de la guerre, c'est la prise de conscience" (Sylvie Préa)

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Women For Future, inscription, 29 mai 2017,

Giulietta Gamberini
Commentaires 4
à écrit le 21/05/2017 à 9:38
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Incroyable !Vous en etes encore avec la parité homme femme ce vieux serpent de mer !Vous ne savez pas comment ça fonctionne dans les entreprises ,comment se font les deroulements de carrieres et l'accés aux responsabilités !Par la competence bien sur...

à écrit le 20/05/2017 à 20:58
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les 15% de différence salariale des femmes p/r aux hommes sont-elles corrigées des temps partiels VOLONTAIRES des mères (ex les mercredis)? Pendant 15 ans, mon épouse bac + 8 a pris son mercredi pour s'occuper des nos 2 enfants alors qu'il existait u...

à écrit le 20/05/2017 à 16:39
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Pas d'inquiétude, la compétitivité nous amène vers le moins disant social, donc les hommes auront le même salaire que les femmes!!

à écrit le 20/05/2017 à 9:16
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Le nombre de femmes sur terre est plus important que celui des hommes. Cela représente donc un vivier de main d'oeuvre sous-exploité conséquent. Abolir la cellule familiale traditionnelle permet de rendre disponible cette main d'oeuvre sur le marché ...

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