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Réflexion sur les photographies d’Irving Penn : Nude N°72, New York, 1949-50

Pour commémorer le centenaire de la naissance d’Irving Penn, le Metropolitan Museum of Art a inauguré depuis le mois d’avril une grande exposition pour célébrer un des photographes les plus marquants de notre époque. Riche de plus de 200 tirages (pour la majeure partie issus d’un récent don de la Fondation Irving Penn), cette rétrospective est la plus complète à ce jour et explore toutes les périodes de la carrière prolifique de Penn, qui a œuvré durant soixante-dix ans. Après New York, l’exposition entamera une tournée internationale, avec un premier arrêt en France en septembre, au Grand Palais.

La publication du livre qui l’accompagne, Irving Penn : Centennial, est une occasion en soi. Non seulement il offre la plus grande sélection de photographies de Penn jamais compilée, y compris des travaux qui n’avaient encore jamais été publiés, mais également des essais présentant une perspective intellectuelle pleine de fraîcheur sur cet artiste très secret et sur la personnalité de l’homme derrière les photographies magnifiques. Le livre et l’exposition ont été conçus et co-organisés par Maria Morris Hambourg, qui a fondé le département photographie du Metropolitan en 1992 et connaissait personnellement Penn, et Jeff L. Rosenheim, le commissaire d’exposition actuel de ce même département.

A été demandé à chacun des deux curateurs de sélectionner trois images de l’exposition et de livrer leurs réflexions au rédacteur en chef et directeur de la création du magazine Luncheon, Thomas Persson. Les entretiens retranscrits ici fournissent un aperçu fascinant sur les circonstances dans lesquelles ces photographies ont été prises, et sur le processus créatif de l’artiste. Marlene Dietrich, un indigène de Nouvelle-Guinée, une femme nue et une nature morte destinées à Vogue, un poissonnier à Londres, deux mégots de cigarette… Les sujets de Penn sont variés et entraient tous dans son récit du monde, soulignant son talent inné pour raconter des histoires, comme ces quelques pages nous le montrent.

Aujourd’hui, nous vous présentons la troisième partie de cette série avec quelques commentaires de Maria Morris Hambourg sur Nude N°72, New York, 1949-50.

Thomas Persson : Cette photographie a été sélectionnée dans la série Nudes, qui a constitué le premier projet personnel de Penn quand il a commencé à expérimenter en profondeur avec les sujets et les techniques de développement. Comment la série a-t-elle vu le jour ?

Maria Morris Hambourg : C’était pendant l’été 1949. Liberman et les autres éditeurs étaient partis en Europe et Penn s’est dit « c’est mon moment, au lieu de prendre des vacances, je vais faire une série de nus ». Il n’y avait personne et en plus il avait un studio à sa disposition, donc il n’y avait pas de va-et-vient. C’était juste lui, l’appareil photo et le modèle. Il posait l’appareil sur un petit trépied, au sol, et donnait ses instructions aux modèles. « Qu’est-ce qui se passe si vous prenez une grande inspiration et levez le bras gauche ? » ou « Que se passera-t-il si vous roulez vers la gauche et rejetez la tête en arrière ? » et il observait ce qui changeait. Il regardait les formes se déployer à travers son appareil ; il n’essayait pas de faire poser le modèle pour atteindre une idée préconçue ou conventionnelle sur ce à quoi devrait ressembler un nu. Ces images résultent de la découverte de ce qui se passe réellement devant l’objectif. Au fur et à mesure du travail, les formes évoluaient et ces visions imprévues généraient de nouvelles manières de voir le corps féminin.

Thomas Persson : Les femmes prises en photo sont souvent bien en chair, plus voluptueuses que les mannequins qu’il photographiait pour Vogue. Pensez-vous que ce projet a été un antidote libératoire, par rapport aux silhouettes féminines très minces et stylisées qu’il avait l’habitude de photographier pour ses images de mode ?

Maria Morris Hambourg : Oui, dans le travail de Penn, on distingue nettement une transition : d’abord la version Vogue, puis sa distanciation de la vie et du monde de Vogue. Il a commencé par photographier certains mannequins avec lesquels il avait travaillé, mais ensuite il a découvert des modèles d’artistes qui avaient l’habitude de travailler sans vêtement et qui étaient dotés de seins, de cuisses et de ventres plus généreux. Le fait d’avoir des volumes plus importants rendait ses images plus intéressantes. J’ai passé du temps à regarder les négatifs de cette série à l’Art Institute de Chicago pour essayer de comprendre leur chronologie. C’est ainsi que nous avons pu constater l’évolution des modèles minces vers des femmes plus plantureuses. C’était fascinant de voir, image après image, comment il procédait, et pour moi c’est très clair : il travaillait à travers l’objectif. Comme il me l’a expliqué, dans ce ballet au ralenti, il devait conserver la pleine attention de son modèle, tout en travaillant avec elle. Donc il communiquait en continu, de sa voix grave et encourageante, positive, et même sans paroles parfois, avec des murmures presque animaux, afin de créer une atmosphère sereine et de maintenir le lien avec le modèle. Il me disait : « Je ne pouvais pas du tout les laisser s’évader, même en pensée ».

Thomas Persson : Et pour les tirages, il a engagé un nouvel assistant, spécialement pour cette série, Robert Freson.

Maria Morris Hambourg : Oui, un homme charmant et talentueux. Robert Freson avait bénéficié d’un très bon apprentissage technique en Suisse. Penn voulait réduire le degré de réalité du modèle, pour que sa présence physique soit mise en valeur sans tomber dans le documentaire. Ils ont essayé un développement argentique où ils surexposaient tellement le cliché qu’il devenait noir, on ne voyait plus l’image ! Puis ils décoloraient. Ce procédé de décoloration était aléatoire, ils ne le contrôlaient pas du tout. Aucun d’eux ne savait vraiment ce qui allait surgir. Freson a raconté qu’ils développaient parfois cent images pour obtenir seulement cinq tirages dont Penn était satisfait, voire un seul. Si on regarde deux ou trois tirages réalisés à partir d’un même négatif, le résultat varie énormément. Parfois la chance produisait des choses auxquelles ils ne s’attendaient pas, mais qui étaient merveilleuses ! Penn a trouvé que développer ces négatifs étonnants était ensorcelant. Comment allaient-ils se manifester ? C’était comme si les images avaient leur vie propre, c’étaient elles qui avaient le contrôle. Il m’a dit qu’il voulait continuer à faire des tirages jusqu’à ce qu’il se produire « quelque chose de divin ». C’était une période très intense dans sa carrière artistique et je pense que c’est la première fois qu’il a pris pleinement conscience des possibilités qui s’offraient à lui en tant que photographe et spécialiste du développement.

Thomas Persson : Ces photographies n’ont pas reçu un accueil très favorable de la part d’Alexander Liberman et d’Edward Steichen, qui étaient alors deux des plus importants arbitres de la photographie. Si j’ai bien compris, ils les ont complètement laissées de côté ?

Maria Morris Hambourg : Oui, et c’est un fait intéressant, mais pas si étonnant. Pour Liberman, il était très clair que la photographie n’était pas une forme artistique. Pour lui c’était un moyen de communication, donc une de ses qualités principales devait être la lisibilité. Les tirages inhabituels, sélectifs, étaient pour lui tout à fait inacceptables. Et il y avait un autre problème que Penn appelait « la végétation » : il était illégal de publier une image représentant des poils pubiens. Les deux hommes ont dédaigné cette série, si bien que Penn a remisé ces tirages magnifiques et s’est attelé à autre chose. Ce n’était pas le bon moment pour ce genre de créativité photographique, surtout avec des nus. Cette conjonction d’éléments : les formes généreuses, le procédé de tirage non orthodoxe et la « végétation », c’était beaucoup trop.

Thomas Persson : Pensez-vous que Penn ait été déçu par l’absence de reconnaissance pour ces images à l’époque ?

Maria Morris Hambourg : Je ne peux pas croire qu’il ne l’ait pas été, au moins un peu. Mais il était assez convaincu de leur valeur. Il savait. Il ne les a pas détruites et en a introduites certaines dans les expositions de la Marlborough Gallery à New York et Londres, à un moment où la société avait fini par accepter la photographie comme art. Ces images constituent un tournant critique dans la compréhension de sa carrière. Quand je lui ai parlé d’une exposition, il m’a dit « J’aimerais beaucoup les montrer, car pour moi c’est le moment artistique le plus important que j’aie connu ».

Thomas Persson est rédacteur en chef et directeur de la création de Luncheon. Maria Morris Hambourg est commissaire d’exposition et a créé le département de photographie du Metropolitan Museum of Art de New York.

Irving Penn : Centennial
Du 24 avril au 30 juillet 2017
The Met, Gallery 199
1000 5th Ave
New York, NY 10028
États-Unis

http://www.metmuseum.org/

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