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Iran : le carnet de voyage de notre envoyé spécial

+VIDEO A la veille de l’élection présidentielle iranienne, l’un de nos reporters a passé quelques jours à Téhéran. Il en a rapporté un témoignage aussi étonnant qu'étonné sur ce pays plus ouvert aux autres et à la modernité qu’on ne l’imagine.

Par Yves Bourdillon

Publié le 22 mai 2017 à 18:06

Un monde à part. Pour l’envoyé spécial qui couvre sa première élection en Iran, après des reportages dans une cinquantaine d’autres pays, c’est un étonnement, une perplexité. Une société où un carcan d’interdits et d’obligations suscite un écheveau d’arrangements aléatoires. Une société étrangement ouverte et isolée à la fois, pudibonde et audacieuse.

C’est la séparation symbolique entre hommes et femmes qui frappe un Français dès l’aéroport, du fait de l’obligation faite aux femmes, quelle que soit leur religion, de porter le voile islamique, en vigueur depuis la révolution de 1979, sous peine de subir en théorie 74 coups de fouet. Une pratique sans équivalent au monde, puisqu’en Arabie saoudite cette règle juridique, censée être tirée du Coran, ne s’applique qu’aux musulmanes.

Si les femmes croisées à un meeting du candidat conservateur Ebrahim Raissi sont presque toutes vêtues de vêtements amples et noirs des pieds à la tête, des partisanes du président Hassan Rohani confient leur impatience de voir un jour cette règle révoquée. Ne serait-ce que parce qu’elle les infériorise par rapport aux hommes (qui s’étaient vu imposer par l’ayatollah Khomenei de porter des chemises à manches longues mais ont depuis gagné le droit au tee-shirt) et le vivent comme une soumission.

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« Je l’enlève avec un sentiment de libération à la seconde où je rentre chez moi », confie une habitante des quartiers bourgeois du nord de la capitale où rencontrer un électeur de Raissi tient de la gageure. La contestation du hidjab s’exprime discrètement par le port le plus en arrière possible, ou plus audacieusement par le post de photos tête nue sur le blog My Stealthy Freedom.

Une jeune femme devenue chauve après une chimiothérapie a défié les autorités en se promenant sans voile dans la rue, plongeant la police des mœurs, qui traquait jadis la moindre mèche visible, dans un abîme de perplexité : comment verbaliser une femme qui montre ses cheveux quand elle n’en a pas ?

En revanche, les six jeunes gens dansant sur le clip « Happy » de Pharell Williams qui ont fait le buzz via Facebook en 2014 se sont vus infliger trois ans de prison avec sursis. Suscitant un débat dans la cybersphère en Iran sur le thème « est-il interdit d’être heureux ici ? ». L’auteur de la vidéo a quitté le pays depuis.

La version iranienne de la chanson "Happy" a valu la prison avec sursis à ses principaux auteurs

Cette ségrégation, que l’on retrouve dans les files d’attente séparées devant certains bâtiments ou le fait que des wagons dans le métro sont réservées aux femmes (qui peuvent accompagner un homme dans le reste de la rame, quitte à se sentir un peu marginale) ne doit pas pour autant faire croire qu’elles sont réduites au rôle d’épouse et de mère que leur recommande le Guide suprême Ali Khamenei. Lequel estime que l’Occident a commis une « tragique erreur » en ouvrant la plupart des métiers aux femmes. Elles ne conduisent certes pas les autobus, ni de motos et sont très rares en politique (aucune des 170 candidatures de femmes à la présidentielle n’a été validée) mais de plus en plus d’Iraniennes dirigent des entreprises. Et elles représentent désormais 58% des effectifs d’étudiants, contre 40% au début du siècle...

Un peuple anti-clérical ?

Si une femme tient son petit ami par la main dans la rue, il y a fort à parier qu’elle ne vote pas Raissi. Cette ligne de fracture se retrouve aussi dans les convictions religieuses. Les partisans du candidat « conservateur » ont tendance à invoquer Allah le Miséricordieux en début d’interview et l’un d’entre eux lançait dans le métro l’acheminant à un meeting de la campagne : « que ceux qui votent Raissi crient une formule rituelle ! » ; ce à quoi la foule a rugi en répondant : « Béni soit Mahommet et toute sa famille » (un passager a osé répliquer à l’injonction électorale « on n’est pas forcément d’accord », provoquant l’hilarité générale). En revanche, certains partisans de Rohani confient discrètement (l’apostasie est théoriquement punie de mort) éprouver une foi tiède.

Des commentateurs estiment qu’après 38 ans de théocratie les Iraniens seraient en fait le peuple le plus anticlérical du Proche Orient... Dans ce pays qui compte, de par son histoire (une bonne partie des racines des monothéismes se trouve en Iran il y a 4000 ans), son lot de minorités religieuses (sunnites, chrétiens, baha’is, zoroastriens et même... 25 000 Juifs, toutefois exclu de la fonction publique), le fait religieux s’avère à la fois omniprésent, comme en attestent des prières collectives d’hommes en tout lieu... et paradoxalement discret, puisqu’au cours de ces quelques jours passés à Téhéran, on n’aura pas entendu d’appels à la prière depuis des minarets.

L'alcoolisme est aussi un fléau dans un pays où l'alcool est interdit

L’interprétation stricte du Coran se fait sentir évidemment aussi en matière de jeux de hasard, de viande de porc et d’alcool, tous formellement interdits... même si là encore fourmillent les contournements et accommodements. Difficile de chiffrer le nombre d’Iraniens buvant vins et spiritueux en cachette, mais ils dépasseraient 10% de la population. L’ébriété sur la voie publique est punie de 94 coups de fouet ; et l'alcool au volant vaut la peine de mort. Une sentence de facto non appliquée, puisque une journée d’éthylotests surprise à Téhéran en 2012 a montré qu’un conducteur sur cinq était imbibé.

Le champ des loisirs étant réduit pour les moins de trente ans, qui constituent la moitié de la population, la consommation d’alcool, stimulée aussi par le goût de l’interdit, explose. Officiellement, le pays compterait 200.000 alcooliques, mais des médecins estiment que la réalité est bien pire, avec impossibilité de les soigner en raison du tabou social. Vin, bière et spiritueux frelatés sont produits maison ou vendus par des « dealers », les Saghis, qui s’approvisionnent en alcool de contrebande à partir du Kurdistan. La bouteille de whisky à Téhéran coûte de 20 à 50 euros et peut s’obtenir, dit-on, en deux coups de téléphone.

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Le temps n’est plus toutefois où le Komiteh débarquait à l’improviste dans les maisons pour faire des tests d’alcoolémie. Les contrevenants risquaient 70 coups de fouet, une punition pratiquement plus appliquée aujourd’hui, sauf ivresse sur la voie publique. Pendant les fêtes on faisait le guet, on mâchait des bonbons à la menthe et on apprenait à faire disparaître rapidement les pièces à conviction dans les toilettes. Un comble quand on sait que l’Iran produit du vin depuis 25 siècles à Shiraz, une ville conservatrice du sud où poussent au vu de tout le monde des vignes censées ne pas exister.

Pour accentuer la lutte contre l’alcool, est passée l’an dernier une loi interdisant l’impression en Iran de tout livre mentionnant le mot « vin » ou « alcool » (ainsi que le nom de certains dirigeants étrangers). Mais les importations de livres évoquant les plaisirs de Bacchus restent autorisées...

Telegram et Instagram pour contourner la censure

Cette censure illustre combien le régime craint les influences étrangères pernicieuses, en contradiction avec la soif d’ailleurs d’une grande partie des Iraniens. Des journaux libéraux sont fermés régulièrement... mais rouvrent parfois plus tard ou sont recréés sous une autre appellation. De nombreux sites internet (la moitié des smartphones y sont connectés) souffrent de restrictions d’accès. Facebook et Twitter sont bloqués. Ce qui n’empêche pas les dirigeants politiques de communiquer par tweets. Du coup, les Iraniens privilégient Telegram et Instagram, ou utilisent un logiciel VPN permettant de duper les autorités et de faire croire que leur ordinateur ou leur tablette n’est pas physiquement sur le territoire.

Même si elles sont toujours interdites, les antennes satellites ne sont plus repérées par hélicoptère comme sous Ahmadinejad, où la police pouvait débarquer à toute heure pour les confisquer (généralement elle repartait seulement avec des pots-de-vin), rappellent de jeunes Iraniens devant des clips de chanteuses court-vêtues basées à l’étranger. Les autres doivent se satisfaire d’un choix télévisuel digne de l’ORTF : six chaînes aux programmes austères, chants, discours, débats, documentaires. Et une profusion de clips appelant à voter la veille du scrutin, notamment l’un montrant une foule d’hommes au regard farouche s’entraidant pour redresser un gigantesque drapeau iranien abattu par un mystérieux complot, probablement étranger.

Les coups de téléphone à l’international sont aléatoires en raison d’infrastructures insuffisantes, sanctions internationales oblige. En revanche, l’obligation (pas vraiment stricte toutefois) faite aux envoyés spéciaux de descendre tous dans le même hôtel n’était sans doute pas liée à la pénurie d’infrastructures d’hébergement…

Peu d'anglophones et un isolement bancaire persistant

Cette méfiance du régime envers l’Occident depuis trois décennies se fait sentir dans la très faible proportion d’anglophones, ce qui permet des trajets déconcertants en taxis et peut, en sus de panneaux de rue ou de menus de restaurant rarement en écriture latine, gêner les touristes encore rares malgré la beauté des paysages et l’hospitalité des Iraniens. Une hospitalité qui disparaît dès qu’ils prennent le volant, où ils mettent un point d’honneur à frôler les voitures voisines ou les piétons, qui maîtrisent une lecture acérée des trajectoires.

L’isolement international se mesure aussi au fait que, en raison de la persistance des sanctions américaines qui effarouchent toutes les banques occidentales, les cartes bancaires internationales s’avèrent totalement inopérantes. Heureusement pour l’imprévoyant, on peut déjeuner frugalement pour l’équivalent de moins d’un euro et traverser Téhéran en taxi pour trois euros, grâce notamment à l'application Snapchat.Les conducteurs sont, il est vrai, nombreux, puisque le pays forme chaque année deux fois plus de diplômés de l'enseignement supérieur qu'il ne produit d'emplois et il n'est donc pas incongru d'être conduit par un ingénieur en génie civil.

Le monde rend bien à Téhéran sa méfiance ; les touristes iraniens ont besoin d’un visa (dont l’obtention peut prendre plusieurs mois pour la France) afin de se rendre dans 170 pays du monde, un contraste énorme avec l’époque du Shah. Ils sont quand même de plus en plus nombreux à fréquenter les universités occidentales. Ceux du moins issus de la classe moyenne cosmopolite ou qui misent sur ce cursus pour gravir l’échelle sociale. Parallèlement, devant une des dernières fresques murales proclamant « down with America », les partisans de Raissi vous abreuvent de formules sur l’impérialisme américain et sioniste qui veut mettre leur pays à genoux, ou assènent que « Rohani est le laquais du Royaume Uni et de la France »... tout en vous demandant les yeux brillants de leur décrire Paris.

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