Oscar Wilde : "Un artiste n'est pas le laquais du public"

Oscar Wilde : "Un artiste n'est pas le laquais du public"
Oscar Wilde (1854-1900). (AFP/IMAGEFORUM)

LES GRANDS ENTRETIENS DE L'ÉTÉ. Avant d'être jeté en prison pour homosexualité, Oscar Wilde fut le plus brillant esprit de son temps. Dans ce long entretien, donné en 1895 à la "St. James Gazette", il répond aux critiques perfides dont il est l'objet, non sans perfidie...

Par François Forestier
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Il a été le grand magicien du siècle finissant. Admiré, critiqué, loué, il a été porté aux nues avant d'être expédié aux travaux forcés. Il est mort à 46 ans, le coeur brisé, le corps usé, dans un petit hôtel de la rue des Beaux-Arts à Paris. 

Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde (1854-1900), né à Dublin, était le fils d'un chirurgien archéologue, toujours imbibé mais jamais saoul. Sa mère était une protestante acerbe à la conversation brillante, mais aux vers médiocres. L'ennui, c'est que les parents attendaient une fille -ils avaient déjà un garçon- et, déçus par le bébé Oscar, décidèrent de faire semblant: l'enfant fut traité en fillette jusqu'à l'âge de 9 ans.

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Dans sa jeunesse, il avait la certitude qu'il deviendrait un esthète lors de peu convaincantes études au Magdalen College à Oxford. Il publia son premier livre de poèmes en 1881, et s'embarqua pour les Etats-Unis, où il fut fréquemment interviewé, après avoir déclaré aux douaniers:

Je n'ai rien à déclarer, sinon mon génie.»

Il arriva en redingote pourpre à New York, et, après sa tournée, revint en Stetson et bottes de cow-boy à Londres, avec un message: «La plupart des gens meurent d'être raisonnables.» Shaw, Whistler et Frank Harris tentèrent de le ridiculiser. Mal leur en prit: de ces duels, ils sortirent la queue basse. Alors que celui-ci se vantait de ses relations sociales, Oscar Wilde l'interrompit:

Oui, Frank, nous savons que vous avez dîné dans toutes les bonnes maisons de Londres. Une fois.»

Il signa essais, articles, nouvelles et même un roman, «le Portrait de Dorian Gray» (1890), avant de devenir un dramaturge réputé: «l'Eventail de Lady Windermere» (1892), «Une femme sans importance» (1894), «Un mari idéal» (1895) et «l'Importance d'être Constant» (1895). Ces pièces, toujours au répertoire, ont-elles vieilli? Sans doute.

Ce qui n'a pas vieilli, en revanche, c'est le panache de leur auteur. Aphorismes ciselés, méchanceté amusante, vanité infernale, coquetterie d'ecclésiastique: Oscar Wilde a été un personnage avant d'être un écrivain. Il a défrayé la chronique avec son mariage, ses manières flamboyantes, ses répliques mouchetées. Jean Lorrain le considérait comme un rival, Marcel Proust comme un être curieux. Ce qu'il était, sans nul doute.

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On a découvert des conseils d'Oscar Wilde à un jeune écrivainIl était vain, poseur, insupportable, mais toujours amusant. Considérant que le monde était une scène de spectacle, il se fabriqua un personnage:

Mon nom complet a deux O, deux F, et deux W. Un nom destiné à devenir célèbre ne doit pas être trop long. En devenant connu, on se doit d'abandonner ses prénoms, comme un aérostatier se débarrasse de son lest... Un jour, on me nommera "The Wilde" ou "The Oscar".»

Connu pour ses reparties et son esprit, il se faisait fort de broder sur n'importe quel sujet. On le pressa de parler de la reine. Il répondit: «La reine n'est pas un sujet.» Quant aux indésirables, il les cueillait d'un bon mot: «Oh, je suis heureux que vous soyez venu. J'ai mille choses à ne pas vous dire.»

L'interview qui figure ici a eu lieu juste après la première d'«Un mari idéal». Le critique William Archer venait d'écrire que le culte d'«Oscar» était en train de dévorer Wilde l'artiste. Quant à «Salomé», pièce écrite en français et jouée en France, elle était alors interdite en Angleterre pour «indécence».

L'année 1895 fut le dernier moment de gloire dans la vie d'Oscar Wilde. Car le marquis de Queensberry, inventeur des règles du «noble art», la boxe, éprouvait un certain déplaisir à constater que son fils, Lord Alfred Douglas dit «Bosie», était l'amant de Wilde. Le marquis déposa donc plainte pour sodomie. L'accusé contre-attaqua et perdit. Il fut donc jeté en prison. De cette triste expérience, il tira «la Ballade de la geôle de Reading» (1897).

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Oscar Wilde et son amant, Lord Alfred Douglas, dit "Bosie", en 1894. 

Il essaya de se dissimuler derrière un pseudonyme, Sébastien Melmoth, n'y parvint point, et mourut dans une chambrette en estimant que «c'est soit le papier peint qui disparaît, soit moi».

Pendant longtemps, on a pensé que cet entretien, publié dans la «St. James Gazette» en janvier 1895, avait été rédigé par l'intéressé lui-même, sous le titre: «Oscar Wilde sur Oscar Wilde: une interview.» Mais l'éditeur des lettres de Wilde, Rupert Hart-Davis, considère qu'elle dut être une collaboration entre l'écrivain et Robert Ross, son secrétaire. Ceci dit, le genre de l'auto-interview a fait florès depuis. Truman Capote, Norman Mailer et Georges Marchais, entre autres, aimaient bien le self-service. On n'est jamais si bien servi...

 François Forestier

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***

Une heure avec Oscar Wilde

J'ai trouvé M. Oscar Wilde prêt à partir pour une courte visite à Alger. Il ne lisait, bien sûr, rien d'aussi attendu qu'un horaire des départs, mais un journal français qui contenait un article sur la première d'«Un mari idéal», et qui décrivait son salut au public après la représentation. «Comme les Français savent bien apprécier ces moments brillants de la vie d'un artiste!», dit-il en me tendant l'article, comme s'il considérait que l'interview arrivait à sa fin.

St. James Gazette. Eprouvez-vous du plaisir à apparaître sur scène après la représentation de l'une de vos pièces ?

Oscar Wilde. Nullement. Aucun artiste ne trouve intérêt à rencontrer le public. Le public, lui, a très envie de rencontrer l'artiste. Personnellement, je préfère la tradition française selon laquelle le nom de l'auteur est simplement annoncé par le doyen des acteurs de la troupe.

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Aimeriez-vous voir cette coutume adoptée en Angleterre?

Certainement. Plus le public s'intéresse à l'artiste, moins il s'intéresse à l'art. La personnalité de l'artiste devrait rester inconnue du public. Ceci dit...

Oui ?

[Il fit une pause] Il serait plus intéressant que le nom de l'auteur soit annoncé par le benjamin des acteurs de la troupe.

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C'est donc seulement à la demande pressante du public que vous montez sur scène?

Oui. J'ai toujours été de bonne composition à ce sujet. Le public a toujours apprécié mes oeuvres, et il me semble qu'il serait dommage de gâcher la soirée.

Je note qu'il y a des gens qui ont critiqué vos allocutions...

Oui. La conception traditionnelle veut que le dramaturge apparaisse et remercie ses amis pour leur soutien et leur présence. J'ai changé tout cela, j'en suis heureux. L'artiste ne doit pas s'abaisser à être le laquais du public. D'un côté, je suis reconnaissant d'être apprécié par les acteurs et le public. Et, d'un autre côté, j'estime que l'humilité est la qualité des hypocrites, la modestie la qualité des incompétents. Le devoir et le privilège de l'artiste est l'affirmation de soi.

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M. Wilde, à quoi attribuez-vous le fait que si peu d'hommes de lettres -en dehors de vous-même- aient écrit des pièces destinées à être représentées?

D'abord à la présence d'une censure irresponsable. Le fait que ma «Salomé» ne puisse être représentée suffit en soi à démontrer l'inanité de cette institution. Si les peintres devaient montrer leurs toiles à des bureaucrates, ceux qui pensent en termes de formes et de couleurs adopteraient un autre mode d'expression. Si chaque roman devait être soumis à l'appréciation d'un magistrat, ceux dont la fiction est la passion chercheraient un nouveau mode de réalisation. Aucun art ne peut survivre à la censure. Aucun art n'y survivra.

Et ensuite ?

Ensuite, à la rumeur persistante, largement répandue par les journalistes depuis trente ans, que le devoir de l'artiste est de plaire au public. Le but de l'art n'est pas plus de donner du plaisir que de la souffrance. Le but de l'art est d'être de l'art.

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Vous n'admettez pas d'exception ?

Si. Le cirque. Là, raisonnablement, les souhaits du public devraient être pris en considération.

Pensez-vous que la critique dramatique en France est supérieure à la nôtre?

Il serait injuste de confondre les critiques français et les critiques anglais. Le critique français est en général un homme de culture et de lettres. En France, des poètes comme Théophile Gautier ont été critiques. En Angleterre, ils sont issus d'une classe moins distinguée. Ils n'ont ni les mêmes capacités ni les mêmes possibilités. Ils ont des qualités morales, mais pas de qualifications artistiques. Pour critiquer le théâtre, qui est un art d'une si grande complexité, la plus haute culture est nécessaire. Personne ne peut se livrer à la critique s'il n'est capable de recevoir des impressions d'autres formes d'art.

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Vous admettrez que ces critiques dramatiques sont sincères?

Oui. Mais leur sincérité n'est rien de plus qu'une forme de stupidité stéréotypée. Le critique dramatique devait être aussi versatile qu'un acteur. Il devrait pouvoir changer d'humeur à volonté et saisir la couleur de l'instant.

Vous savez, du moins, que les critiques sont incorruptibles?

Dans un marché où il n'y a pas d'enchérisseur.

Vous leur déniez même un passé crédible ?

Ils n'ont ni passé ni futur.

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Que faudrait-il faire, selon vous ?

Pour les plus vieux, il faudrait les retraiter et les pensionner, et les autoriser à écrire sur la politique, la théologie ou le bimétallisme, sujets moins difficiles que l'art.

En fait, on devrait les voir, mais pas les entendre ?

Ils ne devraient être ni vus ni entendus.

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Vous avez dit l'autre jour qu'il y a seulement deux critiques dramatiques à Londres. Puis-je vous demander qui...

Ils ont dû être grandement gratifiés par ma déclaration. Mais je dois dire que, depuis la semaine dernière, l'un d'eux a été biffé sur ma liste.

Qui avez-vous laissé ?

Je pense que je ferais mieux de ne pas mentionner son nom. Notre homme en deviendrait vaniteux. Or la vanité est le privilège des créateurs.

Et qui avez-vous biffé ?

M. William Archer, du «World».

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Que reprochez-vous donc à son article ?

Je ne reproche rien, mais je déplore tout. Il est de mauvais goût d'écrire à mon sujet en me désignant par mon prénom. Obéir à un rappel du public qui crie votre prénom est un grand compliment. Etre ainsi nommé dans un article relève des mauvaises manières. Mais les mauvaises manières font le journaliste.

Pensez-vous que les acteurs français soient supérieurs aux nôtres?

Les acteurs anglais jouent très bien. Mais là où ils sont les meilleurs, c'est entre les répliques. Il leur manque la superbe élocution des Français -si claire, si cadencée et si musicale. Nous allons au théâtre français pour écouter, au théâtre anglais pour regarder. Il y a, bien sûr, des exceptions. Il y a plus d'un acteur anglais capable de produire un merveilleux effet dramatique à l'aide d'une monosyllabe et de deux cigarettes... [M. Wilde resta silencieux un moment, puis ajouta: ] Après tout, c'est ce qu'on appelle jouer.

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Etes-vous satisfait des interprètes d'«Un mari idéal»?

Ils m'ont tous charmé. Peut-être sont-ils trop fascinants. La scène est le refuge des gens trop fascinants.

Avez-vous entendu dire que tous les personnages de votre pièce parlent comme vous ?

Des rumeurs de cet ordre me sont parvenues de temps en temps [dit M. Wilde en allumant une cigarette], et certaines critiques dans ce sens m'ont été adressées. Il est de fait que c'est seulement ces dernières années que les critiques dramatiques ont eu l'occasion de voir des pièces écrites par un auteur qui a la maîtrise de son style. Dans le cas d'un dramaturge qui est aussi un artiste, il est impossible de ne pas sentir que l'oeuvre d'art, pour être oeuvre d'art, doit être dominée par l'artiste. Chaque pièce de Shakespeare est dominée par Shakespeare. Ibsen et Dumas dominent leurs oeuvres. Mes oeuvres sont dominées par moi-même.

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Avez-vous jamais été influencé par vos prédécesseurs?

Il me suffit de déclarer définitivement, et je l'espère une fois pour toutes, que pas un seul dramaturge de ce siècle n'a eu la plus petite influence sur moi. Seuls deux m'ont intéressé.

Qui sont-ils ?

Victor Hugo et Maeterlinck.

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D'autres écrivains ont certainement influencé vos autres oeuvres?

Mis à part la prose et la poésie des auteurs grecs et latins, les seuls auteurs qui m'ont influencé sont Keats, Flaubert et Walter Pater, et, quand je les ai croisés, j'avais déjà parcouru la moitié du chemin pour les rencontrer. Le style doit être déjà dans votre âme avant que vous ne le reconnaissiez chez les autres.

Et vous considérez qu'«Un mari idéal» est la meilleure de vos pièces?

[Un sourire charmant passa sur le visage de M. Wilde] Avez-vous oublié mon expression classique: «Seuls les médiocres s'améliorent?» Mes trois pièces sont, ainsi que l'a formulé un merveilleux jeune poète:
Comme une rose blanche Sur une verte tige, près d'une autre. Elles forment un cycle parfait, et, dans leur délicate sphère, complètent la vie et l'art.

Pensez-vous que les critiques apprécieront votre prochaine pièce («L'importance d'être Constant») ?

J'espère que non.

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Je n'ose demander si elle plaira au public ?

Quand une pièce qui relève de l'art est produite sur scène, ce qui est soumis à examen, ce n'est pas la pièce, mais la scène. Quand une pièce qui ne relève pas de l'art est produite sur scène, ce qui est soumis à examen, ce n'est pas la pièce, mais le public.

Quel genre de pièce pouvons-nous attendre ?

Une pièce exquisément triviale, une délicate bulle de fantaisie, avec sa philosophie.

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Sa philosophie ?

Nous devrions traiter toutes les choses triviales de notre vie sérieusement, et toutes les choses sérieuses avec sincérité et trivialité.

Vous n'avez aucune inclination pour le réalisme ?

Pas la moindre. Le réalisme n'est qu'un arrière-plan. Il ne peut former un motif artistique pour une pièce qui relève de l'art.

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Ceci dit, j'ai entendu qu'on vous faisait compliment pour votre peinture de la bonne société londonienne...

Si Robert Chiltern, le personnage d'«Un mari idéal», était un banal employé, l'humanité de sa tragédie n'en serait pas moins poignante. Je l'ai situé dans les hautes sphères de la société parce que c'est l'un des aspects de la vie sociale que je connais le mieux. Pour écrire avec aisance, on doit écrire avec connaissance.

Vous ne voyez donc rien qui soit digne de traitement dans les tragédies de la vie quotidienne ?

Si un journaliste est écrasé par un véhicule à quatre roues sur le Strand - incident dont, à mon grand regret, je n'ai jamais été témoin je n'en tire aucune inspiration d'un point de vue dramatique. Peut-être ai-je tort. Mais l'artiste doit avoir ses limites.

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Eh bien, j'ai pris le plus grand plaisir à vous écouter...

J'en étais sûr. Mais, dites-moi, quel moyen employez-vous pour noter vos interviews. La...?

Sténo.

C'est votre nom ? Ce n'est pas un nom très gracieux.

[Et je suis parti.]

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Propos recueillis par ROBERT ROSS

Oscar Wilde à Paris

Alors que Wilde, à Paris, logeait à l'Hôtel Voltaire, sur la Seine, il y reçut la visite de Coquelin aîné, l'un des plus grands acteurs français de l'époque. Le dialogue fut, plus tard, retranscrit par Oscar Wilde lui-même.

Coquelin. - Qu'est-ce que la civilisation, M. Wilde?
- L'amour du Beau.
- Qu'est-ce que le Beau?
- Ce que les bourgeois appellent le laid.
- Et ce que les bourgeois appellent le Beau?
- Cela n'existe pas.

Mon drame? Du style seulement.
Hugo et Shakespeare ont épuisé tous les sujets.
Il est impossible d'être original, même dans le péché. La poésie, c'est la grammaire idéalisée. L'art, c'est le désordre.

Oscar Wilde, bio express

Oscar Wilde est né en 1854 à Dublin. Fils d'un chirurgien et d'une poétesse, il s'installe à Londres en 1869, où il fait jaser toute la bonne société. En 1884, il épouse Constance Lloyd, dont il aura deux fils. Il prend pour amant Robert Ross, son secrétaire, écrit «le Portrait de Dorian Gray» en 1890, et entame une liaison passionnée avec Lord Alfred Douglas, dit «Bosie». Il est condamné à deux ans de travaux forcés pour homosexualité, et meurt dans la solitude en 1900 à Paris.

Source : "le Nouvel Observateur" du 28 juillet 2011.

François Forestier
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