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Au Kenya, Nairobi gagnée par la folie des gratte-ciel

Construire en hauteur devient la règle dans la capitale kényane, au risque de déshumaniser certains quartiers.

Par  (Nairobi, correspondance)

Publié le 25 mai 2017 à 09h18, modifié le 25 mai 2017 à 15h39

Temps de Lecture 6 min.

Le parc national de Nairobi, avec à l’horizon les tours qui se multiplient dans la capitale kényane.

« Dommage, il y a des nuages aujourd’hui. » Arrivé au sommet de la tour UAP Old Mutual, dominant Nairobi, Robert Ndwiga est presque déçu. « On voit toute la ville, du centre jusqu’au parc national. Mais c’est la saison des pluies, et il y a des nuages, s’excuse presque le chargé de communication : en temps normal, on aurait pu voir scintiller les neiges du mont Kenya et du Kilimandjaro ! »

« Avec ses 163 mètres de haut et ses 33 étages, cette tour est la plus haute de tout Nairobi », poursuit M. Ndwiga. Ce gros bloc béton couleur ocre et savane, surmonté d’un petit chapiteau métallique, et bâti par le groupe UAP Old Mutual, spécialisé dans les services financiers, n’a pas eu à faire beaucoup d’efforts pour s’inscrire dans le paysage nairobien : visible à des kilomètres, sa façade a déjà été utilisée pour projeter les couleurs du drapeau national.

Mais l’« UAP » ne conservera pas longtemps son titre de plus haut gratte-ciel de la capitale. « Nous sommes des pionniers, d’autres suivront », reconnaît M. Ndwiga en contemplant le paysage. Nairobi est aujourd’hui un chantier à ciel ouvert, fourmillant de dizaines de projets de tours et immeubles de grande hauteur.

Nouvelle tour de 300 mètres

Les vieux gratte-ciel du centre-ville, bâtis dans les années 1970, n’ont qu’à bien se tenir. Depuis quelques mois, les habitants de Nairobi ont pu voir s’élever la tour Prism (133 mètres) et sa future façade déroutante toute de triangles de verre inclinés ; mais aussi la tour Britam (200 mètres) et son mât mastodontesque de 60 mètres, où doivent être suspendus sous peu trois éoliennes. On attend bientôt la sortie de terre du Montave (160 mètres), gigantesque atrium circulaire de 40 étages, et de l’Upper Hill Square, à la forme d’œuf (ou de suppositoire) géant, qui devrait culminer à quelque 290 mètres.

Autant de gratte-ciel censés faire de Nairobi, selon les promoteurs, le véritable « toit de l’Afrique ». Mais le projet le plus attendu demeure celui du Pinacle. Composé de deux tours, dont la plus haute culminera à 300 mètres, le Pinacle sera certes un poil moins haut que la tour Eiffel, mais dépassera de très loin le Carlton Centre de Johannesburg qui, avec ses 223 mètres, demeure le gratte-ciel le plus élevé du continent.

La « plus haute tour d’Afrique » est l’œuvre du groupe pétrolier Hass Petroleum, basé à Dubaï. Elle doit accueillir sur 70 étages un hôtel Hilton cinq étoiles (avec vue au réveil sur le Kilimandjaro !), bureaux et salles de réunion, un gigantesque centre commercial ainsi qu’un héliport. Signe de l’importance du projet, c’est le président kényan Uhuru Kenyatta lui-même qui doit poser la première pierre le 23 mai.

Hub du business africain

Rien n’est donc trop beau pour le Pinacle, ni trop haut pour Nairobi. La ville n’était pourtant il y a petit siècle qu’une simple étape le long du chemin de fer colonial reliant la côte à Kampala en Ouganda, bourgade devenue capitale du protectorat britannique. « Le Pinacle représente l’apogée de la réussite africaine, veut croire Abdinasir Ali Hassan, président d’Hass Petroleum. Ce projet va montrer que le Kenya peut rivaliser sur la scène globale, accueillant du design supérieur et des infrastructures de classe mondiale. Il va faire de la ville le hub du business africain. »

« Nos bureaux sont consacrés à des entreprises de première classe, pas pour la petite clientèle. » Robert Ndwiga, chargé de communication chez UAP Old Mutual

Les autorités kényanes souhaitent attirer les grandes multinationales désirant avoir un pied sur le continent et attendent de fortes retombées économiques de ces différents projets, notamment en termes d’infrastructures pour la ville de Nairobi. « Nos bureaux sont consacrés à des entreprises de première classe, pas pour la petite clientèle, insiste M. Ndwiga, de la tour UAP. Il faut faire des quartiers entourant les gratte-ciel des endroits attirants pour les investisseurs. Du coup, on aménage aussi les routes, on restaure les connexions électriques, on fait en sorte d’assurer la sécurité dans le quartier. »

Style occidental vs modernisme tropical

Mais est-ce pour le mieux ? Le Pinacle, comme la plupart de ses congénères en construction, sera un immeuble de verre aux formes certes arrondies, mais fortement standardisées et un peu arrogantes. « Nous perdons complètement de vue l’identité visuelle et architecturale de Nairobi, enrage déjà Alfred Omenya, architecte et directeur d’Ecobuild Africa, organisme œuvrant pour la promotion de l’urbanisme vert sur le continent. Des années 1940 à 1970, nous avions pourtant développé un trait architectural propre à Nairobi : le “modernisme tropical” », explique-t-il.

Un style qu’on retrouve dans nombre d’édifices publics : béton élégant, lignes audacieuses, ils ont parfois un air de Brasília ou de Le Corbusier. Ainsi en va-t-il du Parlement, de l’université de Nairobi ou du Centre international de conférence Kenyatta (KICC). Avec ses couleurs de terre cuite et sa forme d’arbre à palabre ou de hutte traditionnelle, ce dernier, inauguré en 1974, est devenu le symbole de la démocratie kényane.

« Mais depuis les années 1980, le style occidental des tours en verre s’est imposé, toute planification urbaine a été abandonnée au profit de la spéculation et de la corruption, regrette M. Omenya. Et ces nouveaux gratte-ciel, c’est la continuité de ce phénomène. Prenez-les et enlevez le contexte : vous ne saurez pas si vous êtes devant un bâtiment construit pour New York, Dubaï ou Hongkong. Ces tours n’ont rien de kényan. »

Solution possible à la surpopulation

Les tours pourraient pourtant représenter une solution aux maux qui rongent la capitale kényane, dont la population devrait passer de quatre à six millions d’habitants d’ici à 2030. Nairobi est totalement congestionnée, la pollution recouvrant de plus en plus souvent ses rues, ses bouchons s’étirant matin et soir sur des kilomètres, plus de la moitié de ses habitants vivant parqués dans les bidonvilles.

La ville est déjà l’une des plus chères d’Afrique : selon la Banque mondiale, il est presque impossible de s’y acheter un logement pour moins de quatre millions de shillings kényans (35 500 euros). Une somme inaccessible pour la majorité des Nairobiens, dont le revenu mensuel par foyer est d’à peine 240 euros en moyenne.

« A Nairobi, le prix du logement double tous les sept ou huit ans, rappelle Rogier van den Berg, spécialiste de planification urbaine au sein du Programme des Nations unies pour les établissements humains (ONU-Habitat), basé à Nairobi. Dans ce contexte, il est très important de trouver des moyens de densifier la ville afin d’y construire plus de logements avec moins de place. Les tours peuvent être un outil important et positif. »

Mais les tours nouvelles ne sont pas faites pour les Nairobiens. « Ce type de gratte-ciel de luxe demande d’énormes investissements. Il faut qu’ils soient rentables, et il y a peu de chance qu’elles contiennent des logements à loyer bas pour les plus modestes », regrette M. van den Berg. Le Pinacle, qui a coûté 177 millions d’euros à la Hass Petroleum, accueillera certes 44 étages d’appartements, mais « exceptionnellement luxueux », accompagnés d’un spa et d’une piscine ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Comme la plupart des nouveaux gratte-ciel, il sera d’ailleurs bâti sur les hauteurs d’Upper Hill, un quartier de l’ouest de Nairobi, proche du centre-ville, loin des bidonvilles de la capitale et prévu pour devenir le « Wall Street de Nairobi. »

Autrefois peuplé de Kényans de classe moyenne, Upper Hill est aujourd’hui déserté par ses habitants, fuyant un quartier devenu en quelques années l’un des plus chers de la capitale. « A cause de la spéculation, le prix du terrain a explosé en quelques années ! On a transformé un quartier résidentiel en un hub commercial pour expatriés », s’indigne M. Omenya.

« Le plus important dans la construction des tours, c’est de prévoir comment elles atterrissent sur le sol. » Rogier van den Berg, spécialiste de planification urbaine à l’ONU-Habitat

Le prix d’une acre de terrain coûte aujourd’hui autour de cinq millions d’euros à Upper Hill : neuf fois plus qu’il y a dix ans, selon le rapport de l’agence immobilière kényane HassConsult. « Le plus important dans la construction des tours, c’est de prévoir comment elles atterrissent sur le sol, rappelle M. van den Berg. Les tours, rappelle-t-il, ne sont pas des objets isolés : « Elles concentrent beaucoup d’êtres humains au même endroit, génèrent du trafic routier, de la pollution, des déchets. Pour qu’une tour soit bénéfique à la ville, il faut avoir un plan de développement urbain cohérent et préparé à l’avance. » Au risque d’aggraver les maux de Nairobi.

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