Sapiosexuel et la notion de sapiosexualité : peut-on tout nommer ?

Le langage peut-il tout nommer ? ©Getty - DebbiSmirnoff
Le langage peut-il tout nommer ? ©Getty - DebbiSmirnoff
Le langage peut-il tout nommer ? ©Getty - DebbiSmirnoff
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Les sapiosexuels sont des gens qui sont avant tout intéressés sexuellement par le savoir et l’intelligence, au-delà de tout autre critère. Le concept de sapiosexualité est sans doute un trait d'époque où l'on cherche à tout catégoriser : l'informatique nous incite-t-elle à tout nommer ?

Il y a quelques mois, alors que je déjeunais avec une amie, elle glissait au sujet d’une relation commune, dont nous commentions la vie amoureuse :

– Lui, c’est un sapiosexuel typique.
– Un quoi ? Lui dis-je, interloqué par ce terme étrange.
– Ben, un sapiosexuel, me dit-elle sur le ton de l’évidence.
– Tu ne connais pas les sapiosexuels ?
Non, je ne connaissais pas.

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Tu ne connais pas les sapiosexuels ?

Mes 10 ans de latin m’ont permis immédiatement d’en déduire par l’étymologie qu’il devait s’agir de gens qui avaient des relations sexuelles avec des homosapiens. Mais c’est un trait caractéristique qui rassemble, autant que je le sache, une bonne partie de l’humanité. Et là, mon amie me donne la définition et m’explique que les sapiosexuels (ou sapiosexuelles) sont des personnes qui sont avant tout intéressés sexuellement par le savoir et l’intelligence, au-delà de tout autre critère.

– Bon, ce sont des gens normaux quoi. Lui ai-je répondu d’un air désinvolte.
Alors, qu’évidemment, je pensais tout le contraire, tant une manière de sourire, de danser, peuvent l’emporter sur le savoir quand il s’agit de faire de la gym sous la douche...

D’où vient ce terme de sapiosexuel ?

Un article de Vice magazine nous apprend que sa création est revendiquée par un certain Wolfieboy qui l'aurait forgé en 1998. Mais c’est une origine non certifiée. En revanche, on peut dater sa popularisation à son entrée dans le classement des orientations sexuelles du site de rencontre Ok Cupid, ce genre de site qui a besoin de sérier au plus près les profils des clients pour leur garantir de trouver ce qu’ils veulent.

En novembre 2014, Ok Cupid a effectué une mise à jour de ses critères et ajouté quelques catégories, comme “non-binaire” (je ne sais pas très bien ce que ça veut dire), “a-sexuel” (j’aime beaucoup l’idée d’un site de rencontre pour “a-sexuel”), comme “ne sais pas” (qui a envie de rencontrer quelqu’un qui “ne sait pas” quelle est orientation sexuelle ?) et “sapio-sexuels”. Cela a marqué le début du succès de ce terme.

Il existe aujourd’hui une page Facebook dédié au “sapio-love” et même une application de rencontre entièrement réservée aux sapiosexuels dont le nom est Sapio. Bref, “sapiosexuel” est entré dans la langue, si j’ose dire.

Être sapiosexuel, une forme de discrimination ?

L’article de Vice pose un certain nombre de questions pas inintéressantes. S’agit-il là d’une nouvelle forme de discrimination, qui déguise sous le terme d’intelligence une distinction sociale ? Et selon quels critères évaluer l’intelligence de quelqu’un ? On sait bien que les mesures soi-disant objectives telles le QI peuvent être défaillantes tant elles cantonnent l’intelligence à des aptitudes particulières.

Ou encore, ce terme n’est-il pas juste une manière nouvelle de désigner un mode de sélection sexuelle qui a toujours existé dans la nature ? Chez les animaux déjà des aptitudes intelligentes sont valorisées dans le choix des partenaires (chez certains oiseaux, on séduit en montrant qu’on sait fabriquer un nid).

Le langage pourrait donc tout nommer

Tout ça est intéressant, mais il me semble que l’essentiel est ailleurs. Ce n’est pas pour rien que ce terme est apparu à l’ère numérique, sur un site de rencontre. En effet, c’est un trait caractéristique de l’informatique de nous obliger à tout classer. C’est comme ça que fonctionnent les ordinateurs, avec des bases de données. Ainsi, la rencontre amoureuse, quand elle est prise en charge par l’informatique, devient un problème de base de données, donc de nomination. Et plus on veut être précis, plus il faut nommer précisément.

On se retrouve donc à devoir mettre des mots sur des caractéristiques, des gestes, des pratiques, des préférences, qui ont toujours existé, mais qui n’avaient pas forcément de nom. Ce n’est pas pour rien que le meilleur site de culture pornographique en France s’appelle Le Tag parfait. Parce que la recherche du “tag parfait” – ou du mot-clé parfait – c’est exactement la quête de l’internaute en recherche de la description exacte de son désir, qui lui permettra de trouver dans le monceau des vidéos disponible celle dont il a envie.

C’est la manifestation d’un trait de l’informatique que l’on ne relève pas assez : la croyance dans la possibilité du langage à tout nommer. Et c’est là où cet univers de la mathématique qu’est l’informatique rejoint un trait fondamental de l’humanité : nommer le réel, et le fait apparaître.

Fabriquer le monde en le nommant

Je pense souvent à cette entreprise très folle et très drôle intitulé Baleinié, dictionnaire des tracas. Il s’agissait d’y créer des néologismes décrivant des petits ennuis ignorés de notre quotidien. Par exemple, comment désigner ce qui m’est arrivé ce matin, à savoir se prendre la manche dans une poignée de porte avec un gobelet de café à la main ? Les auteurs proposaient “abrataphier”.

Ce travail très humain que le Baleinié faisait pour rire, qu’Adam fit rapidement au 6ème jour de la Genèse quand il nomma les animaux, que les poètes font depuis toujours, les informaticiens le prolongent aujourd’hui : ils fabriquent notre monde en le nommant.

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