A Mossoul, l'ultime
bataille contre l'EI

Un reportage de Boris Mabillard

A Mossoul, les djihadistes sont totalement encerclés. De son côté, l’armée irakienne prépare l’assaut final. Mais dans le dédale de la vieille ville où l’Etat islamique s’est retranché se trouvent aussi des dizaines de milliers de civils.

Reportage/prises de vues: Boris Mabillard
  •  Vidéos: G. Carel  •  Design: C. Greppin, F. Delafoi

Deux cônes de fumée noire s’élèvent du centre de Mossoul. «Les combats font rage, mais ce sont bientôt les derniers ici. Les djihadistes ne tiennent que la vieille ville, plus deux ou trois quartiers voisins. Ils sont finis. Avant le début du ramadan (ce vendredi soir ou demain soir, selon l’apparition du premier croissant de lune), on sera débarrassé de Daech (l’acronyme arabe de l’Etat islamique)», explique un commando des forces spéciales irakiennes. Selon l’état-major qui coordonne l’offensive, plus de 97% de l’agglomération sont passés sous contrôle gouvernemental.

Tout Mossoul-Est, sur la rive gauche du Tigre, et les quatre cinquièmes de l’ouest sur la partie droite du fleuve. Mais, à mesure que rétrécit le territoire des djihadistes, les complications se précisent: les derniers forcenés de l’Etat islamique (EI) se battront jusqu’au bout dans le dédale des ruelles du centre historique. De plus, ils ont retenu avec eux des dizaines de milliers de civils. Enfin, après la victoire, qui régnera sur Mossoul? La majorité sunnite craint la revanche des milices chiite proches de l’Iran ou de l’armée irakienne, majoritairement chiite elle aussi.

Les alentours de la deuxième ville d’Irak – 2 millions d’habitants avant l’arrivée de l’EI – sont verrouillés par d’innombrables checkpoints. Pour les traverser, chacun doit être muni d’une autorisation ad hoc. Des files de piétons les traversent dans un flux ininterrompu jusqu’au couvre-feu nocturne. A 360 degrés, ce ne sont que maisons éventrées et immeubles aplatis, mais malgré l’étendue des ravages les habitants réapparaissent et réinvestissent les bâtiments qui tiennent encore debout. A Mossoul-Est, totalement libéré le 22 janvier 2017, la vie a même repris. Et dans les quartiers plus récemment reconquis de Mossoul-Ouest, les déplacés reviennent aussi.

Une émeute pour obtenir quelques bouteilles d’eau

Pourtant, la balance reste négative, plus nombreux sont ceux qui partent que ceux qui s’en retournent chez eux, car à mesure que les combats se déplacent de nouveaux quartiers se vident de leurs habitants. Que ce soit intra-muros ou dans la périphérie, la précarité règne: l’électricité est au mieux intermittente, l’eau manque et les égouts sont crevés. Les ONG, nationales et internationales, essaient de faire face à l’urgence car le gouvernement de Bagdad est, lui, concentré sur l’effort de guerre et la sécurité, mais parfois actions humanitaire et militaire s’entremêlent à des fins de propagande.

Au carrefour de Badouche, dans le nord-ouest de Mossoul, des hommes en armes encadrent une distribution d’eau. Des centaines de désespérés, hommes, femmes et enfants, font la queue par plus de 40 degrés sous la menace des mitraillettes. Un drapeau est exhibé: ce sont des miliciens chiites financés par l’Iran, les Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire), qui participent en grand nombre à la reconquête de Mossoul. En plus des symboles chiites et des calicots politiques, un photographe milicien fixe les images d’une éphémère réconciliation entre chiites et sunnites.

Dans la ville moderne, les larges artères ont facilité l’avancée des forces d’élite de l’armée irakienne, appuyées par l’aviation de la coalition. Mais, à l’approche des quartiers plus densément peuplés, il est devenu difficile de recourir à l’aviation et au pilonnage intensif sans risquer de tuer de nombreux civils. Le mouvement s’est ralenti. Les militaires irakiens ont aussi achoppé sur le système de défense de l’EI: «Leurs armes favorites sont les engins explosifs dans les maisons, les voitures piégées et les snipers», raconte un soldat, «tout le mois d’avril, nos forces ont piétiné».

Mais un changement stratégique, à partir du 5 mai, a débloqué la situation: la Division d’or – la plus prestigieuse et la mieux entraînée – et la Force d’intervention rapide, qui dépend du ministre de l’Intérieur, ont attaqué par le nord-ouest tandis que les Hachd al-Chaabi s’emparaient des axes routiers pour couper l’EI de Tal Afar, un autre de ses bastions. Depuis, le sort en est jeté: l’EI, totalement encerclé, ne peut plus se ravitailler et consacre ses dernières forces à une lutte à mort.

Plusieurs détonations toutes proches, un soldat de l’armée régulière se veut rassurant: «Ce sont des tirs amis.» Suit une explosion sourde et puissante, même le sol la répercute, «c’est l’aviation, une grosse bombe sur l’EI», poursuit-il. Après les faubourgs de Badouche, on entre dans la zone d’exclusion militaire. Les roquettes s’écrasent encore sur cette banlieue reprise à l’EI depuis quelques jours à peine.

Les troupes du génie n’ont pas encore déblayé les barricades érigées au milieu des rues. Tout n’est que tôles tordues par le feu, cratères et carcasses de camions. Aucun habitant, seuls des hommes en treillis et des positions de tirs. Soudain, des civils hagards surgissent de nulle part. Une douzaine de femmes voilées de noir, des bambins accrochés à leur mère, et quelques hommes avec des marmots dans les bras. Ils sont hagards, la peur les force à sourire.

Mohammed porte sa fille; il arbore une barbe à la manière des djihadistes, mais sa moustache rasée commence à repousser. Amaigri, terrifié, il a besoin d’aide, dit-il: «Nous voulons juste atteindre les camps de déplacés. Aidez-nous à passer les checkpoints. J’ai peur. Je ne veux pas être séparé de ma famille.» Il ne veut pas d’argent, mais juste quitter l’enfer d’où il vient: «Les djihadistes ne nous donnaient rien à boire, ni à manger.» Le reste du groupe l’a distancé; il ne veut pas rester en arrière et file les rejoindre.

Les «sacrifices» des soldats irakiens

Quelques rues plus loin, les hommes du bataillon Scorpion («Akrab» en arabe) préparent leur barda. Ils ont mené la bataille pour reprendre le quartier durant la semaine dernière et tiennent désormais leur position dans l’une des maisons qu’occupait l’EI: «Regarde, ils avaient fait des trous dans les murs pour se faufiler d’une maison à l’autre, il y en a aussi dans les caves. Tout un réseau de tunnels et de passages pour circuler sans descendre dans la rue.»

En deux jours, le front à proprement parler s’est déplacé plus près du sanctuaire de l’EI, et les hommes de Scorpion peuvent se reposer. «Vivement la permission, nous nous sommes battus pendant 17 jours. La relève vient demain et nous rentrons chez nous pour 14 jours.» Ils viennent du sud de l’Irak, de Hilla (proche des ruines de Babylone) et de Nassiriya, pour la plupart, et sont chiites, contrairement aux habitants de Mossoul, en majorité sunnites.

Tahir Aramat fait partie d’Akrab. Ses compagnons disent de lui qu’il est courageux. Le compliment le fait sourire. «Je suis soldat depuis près de dix ans, mais ma solde (1200 francs mensuels) ne me permet pas d’acheter un logement.» Autour de lui, ses camarades acquiescent: «Nous avons consenti d’importants sacrifices, mais le gouvernement s’en moque. Beaucoup d’entre nous ont été blessés. Mais, pour être soignés correctement, nous devons payer de notre poche.»

A un croisement, un homme gît dans la poussière, les bras en croix. Un militaire proteste: «Non, non; il n’est pas mort, son père oui, mais pas lui. Il a juste un petit malaise.» Etrange dénégation: aucune respiration ne soulève plus la poitrine du malheureux.

Un djihadiste déguisé en femme

Des détonations résonnent: le quartier en contrebas est désormais le point le plus chaud. Il faut courir pour traverser les rues dans la ligne de mire des snipers de l’EI. Un sifflement, la balle passe tout près. «Ne rentre pas là, hurle un commando des forces d’élite, la boutique est piégée!» Une bonbonne de gaz reliée à des fils, prête à sauter. La maison d’à côté a été déminée, des vêtements de femme jonchent le sol, à l’intérieur les drapeaux de l’EI, une couverture ensanglantée, des mouches et la puanteur de la mort. «Un djihadiste déguisé en femme a tenté de percer nos lignes, il portait une ceinture d’explosifs, on l’a arrêté juste à temps.» C’était la veille. Les balles crépitent au-dessus des maisons, impossible de dire d’où elles viennent.

Dans les étages supérieurs de l’immeuble, les hommes de Mohammed ont ménagé une position d’observation et de tir. Deux ouvertures verticales plongent sur les positions ennemies. En face, à deux cents mètres, trois drapeaux de l’EI surmontent une petite butte de terre. «Ils ne peuvent plus attaquer, que résister», commente Kassem Rahim, le sergent-chef de l’unité, qui doute cependant que la promesse faite par l’état-major de reprendre totalement la ville avant le ramadan se réalise: «C’est une question de semaines plutôt, mais les djihadistes se battront farouchement dans chaque maison et utiliseront les civils comme boucliers humains.» Avez-vous fait des prisonniers? Kassem Rahim sourit: «C’est une guerre particulière, sans prisonniers. Les djihadistes préfèrent mourir plutôt que d’être capturés.»

En contrebas, des chars de la Division d’or tirent sur la butte. La mosquée d’al-Nuri, où Abou Bakr al-Baghdadi a proclamé le califat, est à deux kilomètres. Sa prise sera le symbole de la reconquête de Mossoul.


L’ambition brisée d’un nouvel Etat au cœur du Moyen-Orient

L’EI s’est doté d’un territoire au cœur du Moyen-Orient à la faveur de circonstances exceptionnelles: la guerre civile qui a éclaté en Syrie à l’heure des mal nommés «Printemps arabes» et les frustrations des sunnites d’Irak devant la prise de pouvoir de leurs rivaux chiites suite à l’occupation américaine du pays. L’organisation est sortie de l’ombre en prenant la ville syrienne de Raqqa en juin 2013, avant de s’imposer un an plus tard comme un acteur régional majeur, en investissant la métropole irakienne de Mossoul, puis en fondant en direction du sud vers Bagdad.

Des conquêtes qui en ont fait le premier mouvement djihadiste de l’histoire à administrer de vastes territoires, centres urbains compris. Fort de ces succès, l’Etat islamique s’est autoproclamé «califat», un titre censé le convertir en phare du monde musulman. Mais ses ennemis restaient bien plus nombreux que ses partisans. Les armées de Bagdad et de Damas, soutenues par de vaillantes milices kurdes et une puissante armada internationale, ont depuis repris le dessus et regagné la majeure partie du terrain perdu. (Etienne Dubuis)

Juin 2014
L’Etat islamique remporte ce mois-là ses victoires les plus retentissantes. Sa conquête de Mossoul, la deuxième ville d’Irak, lui donne une dimension supérieure, dont il va profiter pour se présenter en nouveau califat. Ses possessions territoriales dans deux pays de la région lui permettent simultanément de se poser en force capable de redessiner les frontières héritées de la colonisation. (E.D.)

Septembre 2015
Les autorités de Bagdad dépassées par les événements, sont sauvées par la résistance acharnée des Kurdes, puis par une vaste coalition arabo-occidentale, conduite par les Etats-Unis, qui procède essentiellement par frappes aériennes. L’Etat islamique continue à gagner du terrain en Syrie. Mais l’intervention de la Russie en septembre 2015 va redonner l’avantage au gouvernement de Damas. (E.D.)

Mai 2017
Les djihadistes de l’Etat islamique résistent pied à pied aux formidables coalitions qui les combattent. Mais ils essuient désormais défaite sur défaite. Courant 2016, ils perdent Dabiq et Manbij, en Syrie, Ramadi et Falloujah, en Irak. Et, début 2017, c’est au tour de leurs deux capitales d’être menacées. Fin mai, les forces de Bagdad ont repris l’essentiel de Mossoul et les Kurdes sont arrivés à 4 kilomètres de Raqqa. (E.D.)