Comment Vladimir Poutine s'invite dans la présidentielle française

Jamais l’influence de Vladimir Poutine n’aura été aussi forte dans une campagne électorale française. Pour « Vanity Fair », Marion Van Renterghem a longuement mené l’enquête sur cette guerre secrète au cœur du pouvoir. Un reportage exclusif à retrouver dans les pages du numéro 46 de « Vanity Fair », en kiosque.
Poutine et l'Europe

Il a fait les choses simplement. Vladimir a convié François à dîner sans chichis dans l’une de ses datchas, celle de Novo-­Ogaryovo, au cœur d’une forêt près de Moscou. En ce printemps 2013, le geste est rare et il n’est pas innocent. La puissance invitante est le maître du plus grand pays de la planète, redevenu le président de la Fédération de Russie après un intermède comme premier ministre lors d’une brève « alternance démocratique ». L’hôte n’est plus grand-chose, un ancien premier ­ministre redevenu simple député de Paris après l’élection présidentielle de 2012. Mais entre Vladimir Poutine et François Fillon, une sympathie réciproque justifie que l’on passe outre les hiérarchies protocolaires. Au KGB, l’ancêtre soviétique des services de renseignement russes où Poutine a exercé avec le grade militaire de lieutenant-colonel avant de passer directeur du FSB, leur version moderne, il y avait une règle d’or : reconnaître ses vrais amis et s’en souvenir.

Dans la salle à manger à la décoration kitsch, ils ne sont que quatre autour de la table. Poutine a la délicate attention de servir à ­Fillon­ un grand cru Mouton Rothschild cuvée 1931, en précisant qu’il a choisi le millésime de la naissance de la mère du Français, morte sept mois plus tôt. « On a trouvé le rapprochement un peu curieux, mais on l’a bu », avoue Jean de Boishue, l’agrégé de russe préféré de François Fillon qui l’accompagnait comme conseiller et traducteur. Ce soir-là, le président russe évoque son rêve, trop onéreux, de développer la Sibérie pour l’ouvrir sur le Pacifique. Il raconte avec un brin de nostalgie son séjour en Allemagne à la fin des années 1980 quand, en poste à Dresde, en RDA, pour le KGB, il était « employé consulaire » – joli mot signifiant « recruteur d’espions ». Il demande à Fillon de lui raconter la Sarthe, Paris, la vie parlementaire en France.

Les deux hommes ont une réelle sympathie l’un pour l’autre. Ils se fréquentent depuis qu’ils étaient premiers ministres respectifs de France et de Russie, Fillon de 2007 à 2012, Poutine de 2008 à 2012. Ils ont en commun la passion de sports extrêmes réservés aux endurants à sang-froid – course automobile pour l’un, arts martiaux et moto pour l’autre. Ils ont des convergences de vues et d’intérêts, contrairement à Nicolas Sarkozy qui, faute de sens politique, avait juré un peu vite avant son élection de 2007 : « Je ne serrerai jamais la main de Poutine. » Vladimir s’en souvient. François, qui s’est fait traiter en « collaborateur » pendant cinq ans par le même Sarkozy devenu président, cajole d’autant plus son homologue de Russie. On s’invite dans les résidences officielles, on joue au billard à Sotchi, on se fait des cadeaux pleins d’attentions. On s’appelle « cher François » et « cher Vladimir ».

Dès l’une de leurs premières rencontres à Matignon, sur le perron, François a osé cette suggestion audacieuse, traduite en direct par Jean de Boishue : « Et si nous nous parlions franchement ? lance-t-il à son homologue en l’entraînant à l’intérieur.

Avec plaisir, mais est-ce que nos diplomates nous le permettront » plaisante Vladimir d’un sourire complice teinté d’ironie. La proposition transgressivïe lui plaît.

Le 7 mai 2012, le lendemain de la défaite Nicolas Sarkozy face à François Hollande, Vladimir appelle François, dont le téléphone ne sonne déjà plus beaucoup, pour lui demander quels sont ses projets d’avenir. « Je vais prendre le parti [l’UMP] », répond le premier ministre déchu. Il n’y parviendra pas mais dans son esprit, c’est une étape. Objectif 2017. Il veut être président de la République.

Nous y voilà, en 2017. Après la victoire du Brexit, qu’il soutenait, et l’élection de Donald Trump, dont il souhaitait le succès, Vladimir Poutine suit la campagne présidentielle française de très près. Le 24 mars, il a reçu Marine Le Pen au Kremlin sans se contenter d’une banale poignée de mains, mais en la traitant avec les égards d’une quasi-homologue. Le président russe, qui s’est dit « très heureux » de la voir, a déclaré publiquement ce que les psychanalystes appelleraient une dénégation et les observateurs politiques, plus trivialement, un doigt d’honneur à l’Occident : « Nous ne voulons en aucune façon influencer les événements en cours. » Il s’était défendu de la même manière d’interférer dans l’élection américaine en recourant au piratage informatique. Peu avant de quitter le pouvoir, en décembre 2016, Barack Obama a même accusé Vladimir Poutine d’avoir voulu truquer la campagne et a annoncé des représailles comme « réponse nécessaire et adaptée aux actions visant à nuire aux intérêts américains ».

Propagande russe sur le plateau de TF1

Poutine connaît ses ennemis en France. Il y a aussi des amis. Tous n’ont pas l’honneur d’aller dîner dans sa datcha, mais ils apportent au Kremlin l’évidence de leur sympathie et d’opinions politiques qui ne lui sont pas contraires. Les mauvaises langues les appellent « des agents russes », comme on disait au temps de l’URSS. Dans leur grande majorité, ils sont de droite et d’extrême droite, gaullistes souvent, à la gauche de la gauche ou communistes, parfois. Entre eux, ils ne se fréquentent pas nécessairement et certains se détestent. Ce qui les rapproche de la Russie est souvent un mélange d’amitiés tissées, d’imaginaire romantique, de pragmatisme politique, d’intérêts commerciaux, d’intermédiations financières plus personnelles et d’un fond idéologique aux motivations diverses. Parfois plus simplement, une admiration pour ce leader blanc sportif et autoritaire aux abdominaux virils : Poutine.

Depuis la Guerre froide, la Russie est un marqueur politique, émotionnel, idéologique. Si vous êtes gaulliste et/ou souverainiste et/ou partisan de pure « realpolitik », alors vous êtes hostile à la domination anglo-saxonne et vous tenez la Russie pour une nation et une grande puissance, sans vous préoccuper du régime. Si vous êtes libéral et/ou eu­ro­péa­no-a­tlan­tiste, la nature du gouvernement l’emporte sur l’idée de la nation et l’autocratie poutinienne vous interdit de considérer le pays comme un partenaire à part entière. États-Unis, Russie : vous aimez l’un ou l’autre, vous êtes suspect. Vous défendez la politique de l’un ou de l’autre, vous êtes rangé dans une case, agent de la CIA ou du FSB ou, plus banalement, situé dans l’une des deux nouvelles grandes familles politiques : européen ou souverainiste. Du moins cette catégorisation était-elle facile avant l’élection de Trump, puisque le nouveau président américain brouille désormais tous les repères, allié objectif des Russes, soupçonné par le FBI de connexions avec le Kremlin – lequel, selon l’un des chefs du renseignement américain, « haïssait ­Hillary Clinton ».

Quand Vladimir Poutine reçoit Marine Le Pen au Kremlin, il la considère comme son homologue.

Les ennemis et les amis sont apparus clairement lors du débat télévisé des cinq « principaux » candidats à la présidentielle, sur TF1 le 20 mars. Ce soir-là, le clivage idéologique est net. D’un côté, le social-démocrate et le socialiste : Emmanuel Macron et Benoît Hamon, les deux atlantistes défenseurs de l’Union européenne. De l’autre, la gauche de la gauche et l’extrême droite : Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, que relient fondamentalement la détestation du libéralisme anglo-saxon, de l’Union européenne, du libre-échange, de l’« impérialisme américain », et son corollaire, un respect admiratif pour la Russie de Vladimir Poutine. Mélenchon y satisfait son anti-­américanisme. Le Pen, sa fascination pour un autocrate qui sait tenir son peuple d’une main de fer, dans le respect des valeurs chrétiennes traditionnelles de l’Occident blanc.

Entre les deux, la droite gaulliste : François Fillon. Contrairement à ses adversaires du Front de gauche et du Front national, il n’est pas pour la destruction de l’Union européenne et ne s’acharne pas contre une Allemagne jugée comme une ennemie par les deux autres. Mais il s’est prononcé jadis contre le traité de Maastricht, préalable à la constitution de la zone euro, et ses sympathies le portent plus volontiers vers la politique de Moscou que vers celle de Washington. Interrogé sur l’annexion de la Crimée par la Russie – condamnée par l’ONU, l’Union européenne et les États-Unis –, Fillon a répondu en la comparant avec « l’annexion du Kosovo » par les Occidentaux. En réalité, le Kosovo n’a été annexé à rien : il a été séparé de la Serbie avec l’aide militaire de l’Otan. Mais cette comparaison est un élément récurrent de la propagande de Moscou.

Une alliance ressortie des tiroirs de l’histoire s’est même scellée en direct, sur le plateau de TF1, entre le gaulliste Fillon et l’homme de la gauche de la gauche, Mélenchon, en défense de l’autocrate Poutine qui s’est autorisé l’annexion de la Crimée au mépris du droit et des traités internationaux. Sans que personne ne bronche, tous deux ont carrément suggéré l’idée que les frontières nées en 1991 de l’éclatement de l’ancienne Union soviétique devraient être renégociées, ce que l’on imagine mal être la meilleure garantie de calme pour l’avenir de la planète et qui rappelle fâcheusement les préalables à la Seconde Guerre mondiale. Cette concordance des vues ne date pas d’hier. Le compte Twitter de François Fillon distille de nombreux éléments en défense de la cause russe, tout comme celui de Jean-Luc Mélenchon. @JLMelenchon, le 19 décembre 2016 (à propos de l’assassinat de l’ambassadeur de Russie en Turquie) : « Alerte ! La haine des Russes conduit au meurtre et à la guerre. » @FrancoisFillon, le 21 novembre 2016 (citant lui-même sa phrase prononcée la veille sur TF1, après sa victoire à la primaire de la droite) : « La Russie est le plus grand pays du monde et l’on ne cesse de la repousser vers l’Asie alors qu’elle ne constitue en rien une menace. »

Vladimir Poutine ne peut espérer meilleurs porte-parole. Sur ces cinq principaux candidats à l’élection présidentielle, trois sont en harmonie avec la politique de Moscou, considèrent que l’annexion de la Crimée et les opérations militaires en Ukraine ne sont pas des invasions, comprennent ses velléités de reconstituer une part de son empire perdu. Et deux d’entre eux, Le Pen et Mélenchon, approuvent la volonté théorisée par le président russe de détruire purement et simplement cette Union européenne qui lui impose des sanctions, lui fait des remarques désobligeantes sur les droits de l’homme et nuit à la mise en œuvre de sa conception du monde. « En rien une menace », selon Fillon. Observateur lointain, l’Américain James Rubin, ancien secrétaire d’État adjoint du président Bill Clinton, est médusé : « Si un candidat destiné à diriger un grand État comme la France ne voit pas la menace de la Russie et refuse le terme d’“invasion” pour la Crimée et l’Ukraine, alors il n’y a plus aucun principe en politique internationale. » L’ombre de Vladimir Poutine et son influence dans l’élection politique française sont un fait sans précédent, une incongruité de plus dans cette campagne proprement hallucinante.

La Russie recrute à Paris

Deux individus sont peu à peu entrés dans la danse. Ils ont pour nom Sputnik et RT, comme deux robots de La Guerre des étoiles. Deux sites web d’informations distincts, implantés en France depuis 2014 et 2015, qui se préparent à s’y installer plus sérieusement cette année. Idéologiquement et dialectiquement similaires, tous deux sont financés par l’État russe, ont la même direction à Moscou et appartiennent à la même agence gouvernementale Rossia Segodnia (« Russie d’aujourd’hui »). Ils se déclarent indépendants du Kremlin mais sont les porte-voix des positions internationales russes contre l’Union européenne ou en Syrie comme de l’idéologie qui les sous-tend – identité nationale, valeurs conservatrices, christianisme... Ils ne cachent pas leur homophobie, insistent fortement sur les violences urbaines chez nous et sur les faits divers anxiogènes, soutiennent Donald Trump et les nationalismes populistes de tous horizons. Les souverainistes de gauche et de droite, de Jean-Pierre Chevènement à Philippe de Villiers, y reçoivent des traitements de faveur. Dans la campagne électorale française, les deux candidats chouchous de la Russie à l’élection présidentielle, Marine Le Pen et François Fillon, y sont largement ­honorés également.

Sputnik ne trompe pas son monde, avec sa consonance russe et sa référence à l’exploit soviétique de 1957, la mise sur orbite réussie du premier satellite artificiel de la Terre. RT avance plus masqué : deux initiales que l’on pourrait confondre avec celles d’un « retweet », comme on dit sur Twitter, et dont on oublie qu’il s’agit d’un média anciennement appelé Russia Today (lancé en 2005 comme branche télé de l’agence de presse RIA-Novosti). Leur apparente normalité est une stratégie de camouflage partagée par les réseaux russes en France, comme le décryptent Cécile Vaissié et Nicolas Hénin dans leurs excellents ouvrages respectifs publiés en 2016, Les Réseaux du Kremlin en France (éditions Les Petits Matins) et La France russe (Fayard). « La technique est très soviétique, explique Julien Nocetti, spécialiste de la Russie à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Les Soviétiques parlaient de “créer un en­vi­ron­nement permissif”, ce qui signifiait diluer les contenus médiatiques pour diffuser signaux et messages. Aujourd’hui, les Russes évoquent des “mesures actives” : on contrôle tout chez soi pour éviter la subversion et on subvertit chez les autres pour défendre ses intérêts. »

La stratégie ? Le principe des « fake news » américaines, en plus sophistiqué : relayer des rumeurs et les mettre sur le même plan que l’actualité vérifiée. Être « un fournisseur d’informations alternatives afin de montrer la voie d’un monde bipolaire », comme l’explique Sputnik sur son site web français. Effacer toute distinction entre la vérité et le mensonge, selon le principe théorisé par Margarita Simonian, rédactrice en chef de RT à ­Moscou, dans un entretien donné au magazine allemand Der Spiegel: « Il n’y a pas d’objectivité, seulement des approximations de la vérité à travers autant de voix que possible. »

Le but ? Installer l’idée que la Russie est une référence alternative à l’Occident dans un monde qui n’est plus unipolaire et instiller une « contre-propagande » face à la pensée dominante. L’objectif à terme, à peine dissimulé, est de renverser l’hégémonie occidentale au sens des valeurs que représentaient l’Europe et l’Amérique d’avant Trump. Il est de « saper les sources et les discours dominants des médias occidentaux, d’attiser la défiance et le mécontentement des opinions occidentales envers leurs dirigeants, de décrédibiliser les organisations perçues par Moscou comme étant sous domination occidentale », dit encore Julien Nocetti. En Occident, poursuit-il, RT et Sputnik visent donc « la frange de l’opinion publique critique envers le “système”, méfiante envers les médias traditionnels et avides de sources d’information alternatives ».

Trois hautes personnalités françaises ont été nommées au « comité d’éthique » de RT en France depuis 2015. La composition de ce comité, exigé par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) dans la perspective de l’implantation en France, a été choisie par RT en fonction de l'amitié notable de ses membres pour la Russie de Vladimir Poutine : il s’agit de la secrétaire perpétuelle de l’Académie française Hélène Carrère d’Encausse, du député (LR) Thierry Mariani et de l’économiste Jacques Sapir, é­ga­lement chroniqueur pour Sputnik. Ce dernier, pourfendeur du libéralisme « horrifié » par la transition néolibérale dans la Russie des années 1990, proche de nombreux intellectuels et politiques en Russie où il est membre de l’Académie des sciences, conteste toute proximité avec le Front national. Mais il est souvent cité en exemple par Marine Le Pen pour ses positions radicalement antilibérales, anti-européennes et favorables à l’abandon de l’euro au profit du franc.

Les deux satellites amis sont particulièrement efficaces sur les réseaux sociaux. Sputnik diffuse déjà en trente-trois langues. RT compte plus de deux cents salariés dans le monde (surtout en Russie), est disponible en cinq langues et dispose d’une chaîne câblée, d’une chaîne Youtube, d’une chaîne de télévision et d’un site web français qui revendique plus de 2,5 millions de visiteurs uniques par mois après un an et demi d’existence. Son budget global se chiffre à 300 millions de dollars en 2017, selon l’éditeur.

Avis aux amateurs, RT France recrute. Le rédacteur en chef adjoint recherché, installé à Paris, doit avoir l’âme et le cran d’un guerrier en terre ennemie. Une annonce qui a circulé sur les réseaux sociaux dresse son portrait-robot et rappelle le contexte : « Il s’agit d’un média qui fait polémique, précise l’annonce, et qui continuera à faire polémique dans les prochains mois. (...) Il faut donc trouver un profil qui ne craindra pas la pression et qui sera capable d’endosser une politique éditoriale controversée.» Pour la version anglophone, c’est Larry King, l’ancien intervieweur de CNN aux célèbres bretelles, qui a été recruté pour une somme qu’il a dû juger séduisante. Pour la version française, RT a déjà fait appel aux services d’Yves de Kerdrel, qui dirige Valeurs actuelles, magazine en parfaite harmonie idéologique avec les vues du Kremlin : conservateur, chrétien, souverainiste, anti-européen, antilibéral, anti-américain, identitaire, brassant dans un mélange agité les peurs de l’insécurité en banlieue, de l’immigration musulmane, du terrorisme islamiste. Entre octobre 2015 et avril 2016, Kerdrel a écrit vingt fois dans RT sur ses thèmes favoris : les migrants, les sanctions contre la Russie, les questions de société...

Un candidat inattendu au Nobel de la paix

Quand on ne fait pas partie des amis de la maison, parler au téléphone avec un journaliste de Sputnik ou de RT relève de la mission impossible. Rien n’est indiqué sur leurs sites web qui permettrait de les joindre. Hélène Carrère d’Encausse et les députés fillonistes Thierry Mariani ou Nicolas Dhuicq y ont leurs contacts et y sont régulièrement interviewés mais les quelques journalistes avec qui j’ai pu parler sur leur téléphone portable ont semblé gênés, voire pris de panique. « Il faut en référer à notre service de presse à Moscou. » S’ensuivent d’innombrables e-mails où on me demande de poser mes questions par avance, me renvoyant chaque fois à un nom différent, aboutissant à une « directrice » qui préfère répondre par écrit plutôt que de vive voix, « faute de temps ». Où sont vos bureaux à Paris ? ai-je demandé à une journaliste. « Dans le XVIIe arrondissement », m’a-t-elle répondu. « Mais où ? Quelle rue ? » Silence gêné. « Je ne peux pas vous dire... Je vous recommande d’écrire à notre service de presse. » J’apprendrai qu’il s’agit d’un immeuble ayant abrité le siège de l’ancienne agence de presse RIA-Novosti et appartenant à l’État russe, situé place du Général-­Catroux. Pourquoi toutes ces cachotteries ?

La guerre froide d’aujourd’hui est une lutte d’influence et d’informations qui a son arsenal adapté : les médias. Pour Vladimir Poutine, ceux-ci font partie de ce que le Kremlin appelle les « entreprises stratégiques ». À ce titre, comme le remarque Julien Nocetti, « ils bénéficient de mesures de protection supplémentaires et sont à l’abri de toute baisse de budget, au même titre que les missiles balistiques ou les réseaux pipeline ». Poutine avait déjà amarré à Paris son vaisseau amiral : la gigantesque cathédrale orthodoxe aux trois bulbes et son centre culturel, hautement stratégiques eux aussi, construits sur le quai Branly. Les sites web Sputnik et RT se chargent du reste : ce sont autant des satellites d’information que des missiles à large spectre de diffusion; mieux qu’une institution ou un lieu de pouvoir, un outil d’influence.

Le président russe et l'ancien premier ministre français entretiennent une « sympathie réciproque ».

À propos des candidats en lice pour l’élection présidentielle française, RT et Sputnik se sont chargés de relayer enthousiasmes et récriminations de la part du Kremlin. Le chouchou François Fillon a bénéficié de manifestations de joie inhabituelles à Moscou quand il est sorti en tête du premier tour de la primaire de la droite et du centre, à l’automne 2016. Alexeï Pouchkov­, président de la commission des affaires étrangères de la Douma, y a carrément vu un « événement sensationnel ». Dans une série de messages sur Twitter, il a égrené tous les éléments de la vision poutinienne : « Les républicains atlantistes comme Juppé sont presque vaincus. Le plus important n’est pas la défaite de Sarkozy, mais la victoire sensationnelle de Fillon. »**« Si Fillon devient président, ajoute-t-il, cela brisera le tandem Paris-Berlin sur la Russie. Merkel restera pratiquement seule avec Varsovie et les pays baltes. » Son adversaire de droite, Alain Juppé, s’est étonné : « C’est la première fois dans une élection politique française que le chef d’État russe choisit son candidat », a-t-il ironisé pendant le second débat, avant sa défaite.

À l’inverse, Emmanuel Macron est l’ennemi à abattre. Européen revendiqué, social-démocrate, libéral, mondialiste, défenseur du libre-échange et des sociétés ouvertes, favorable à une alliance solide avec l’Allemagne... tout pour contrarier les objectifs de Vladimir Poutine. Les attaques informatiques contre le site web du mouvement En marche ! sont impossibles à sourcer : Mounir Mahjoubi, de l’équipe numérique d’Emmanuel Macron, a remonté la piste des hackers jusqu’à l’Ukraine mais ne peut assurer que cette provenance apparente n’est pas un leurre. En revanche, il est difficile de voir une simple coïncidence dans le fait que les deux satellites assimilés aux « entreprises stratégiques », RT et Sputnik, se soient répandus en rumeurs diffamatoires sur Emmanuel Macron, et particulièrement au moment même où celui-ci commençait à doubler ­François Fillon dans les sondages.

Le circuit est au point : Julian Assange, fondateur de Wikileaks et allié objectif du président Trump, affirme au journal russe Izvestia que des e-mails d’Hillary Clinton contenaient des affirmations sur Emmanuel Macron révélant sur lui des zones d’ombre ou « informations intéressantes ». Les sites web RT et Sputnik reprennent la rumeur. Le secrétaire général d’En marche !, Richard Ferrand, dénonce dans Le Monde ces relais orchestrés venus de Russie : « Un jour, [Macron] est financé par “le riche lobby gay”, un autre, il est “un agent américain au service du lobby bancaire”. Ces deux sites (...) donnent également la parole à des éditorialistes laissant libre cours à tous les fantasmes qui circulent sur le candidat, depuis son financement jusqu’à sa vie privée, exhalant les relents d’un extrémisme venimeux. »

Sputnik a choisi la bonne personne à interviewer : Nicolas Dhuicq, député (LR) de l’Aube, membre du groupe d’amitié franco-russe de l’Assemblée nationale, psychiatre de profession. Questionné sur l’ancien ministre de l’économie, il répond par des allusions à une homosexualité supposée par laquelle il explique sa popularité médiatique : « Macron est quelqu’un qu’on appelle le “chouchou” ou le “chéri” des médias français, qui sont détenus par un petit nombre de personnes, comme tout le monde le sait. (...) Il y a un très riche lobby gay qui le soutient. Cela veut tout dire. » Nicolas Dhuicq évoque aussi les liens du candidat avec les banques américaines.

Quand je me retrouve dans le bureau de Nicolas Dhuicq, à l’Assemblée nationale, peu après la publication de son interview, son téléphone n’arrête pas de sonner. Je l’entends dire « allô », laisser passer quelques secondes et raccrocher après s’être pris une volée d’insultes. Il s’en fiche, persiste et signe. « Dire la vérité sur Macron » et « intervenir dans des médias ostracisés, qu’on accuse de propagande » font partie de ce qu’il appelle sa « mission ». À la droite des Républicains, il appartient au courant La Droite populaire dont le chef est Thierry Mariani, concentré sur les valeurs d’identité française, de sécurité et de lutte contre l’immigration. Nicolas Dhuicq a manifesté contre le mariage pour tous. Le rapport avec la Russie ? Le combat contre l’islamisme. « Je me bats pour que ma femme et ma fille ne soient pas obligées de se voiler un jour », répond le député qui se dit « choqué par les positions d’Emmanuel Macron et son humanisme de pacotille ». Il faisait partie du voyage à Damas pour rendre visite à Bachar Al-Assad en janvier, avec deux députés dont Thierry Mariani – lui-même très engagé auprès des chrétiens d’Orient, à l’instar de François Fillon, auteur de Vaincre le totalitarisme islamique (Albin Michel, 2016). Tout se tient. L’anti-islamisme en tant que priorité politique est la clé du lien entre la droite conservatrice et la Russie orthodoxe : une certaine conception d’une identité occidentale chrétienne et blanche où la Syrie en lutte contre Daech sert aux deux parties.

Un homme discret se tient au cœur de toutes ces convergences : Fabien Baussart. À 44 ans, cet avocat de formation s’est retrouvé en Russie au milieu des années 1990, pendant la période de transition et des privatisations. « J’en ai aidé certains », dit-il des oligarques russes de l’époque, avec un art diplomatique de la litote. C’est un petit homme à lunettes, courtois et serviable, qui boit un thé très sage dans un palace cinq étoiles de l’avenue Kléber où il est de passage entre deux voyages. Pendant cette époque turbulente où il conseillait des hommes d’affaires se partageant la dépouille de l’ancien État soviétique, il a fait la connaissance de Vladimir Poutine, alors premier adjoint au maire de Saint-Pétersbourg et officier du FSB. « Oui, je l’ai rencontré, glisse Fabien Baussart avant de se replonger dans sa tasse de thé. Mais je n’aime pas m’étendre là-dessus... »

Il dirige maintenant le Center of Political and Foreign Affairs (CPFA), mystérieux think-tank qu’il a fondé en 2006, où personnalités et experts sont invités à discuter. « On dit de moi que je suis un agent d’influence. C’est me prêter beaucoup. Je suis proche de la Russie, on le sait, mais des experts de tous les pays sont invités dans mon think-tank », note-t-il, en citant notamment deux Américains, le journaliste Bob Woodward du Washington Post et l’ancien secrétaire à la défense de George W. Bush, Donald Rumsfeld. Les conférences sont payées très généreusement, selon certains invités, et sur les seuls deniers du fondateur, affirme l’intéressé. Il habite aujourd’hui entre la Grèce et l’Italie, voyage souvent à Moscou et est marié à une Franco-Syrienne, Randa Kassis, chrétienne, laïque et anti-islamiste opposante à Assad mais partisane d’une négociation et très proche du Kremlin. Les autorités de Moscou les apprécient tous les deux. Ils ont soutenu l’intervention russe en Syrie « bien que lourde de conséquences, parce qu’il fallait bloquer les islamistes radicaux, dans l’espoir qu’ils poussent pour une transition politique », explique Fabien Baussart. « Avec ma compagne, on travaille avec les Russes. On a des relations privilégiées. »

Le couple en a aussi avec le fils du président américain, Donald Trump, Jr. Baussart et sa femme ont déjeuné avec lui en petit comité le 11 octobre 2016, avant de le mettre à l’honneur lors d’un dîner organisé par le think-tank au Ritz, le soir même. À un mois des élections américaines, qu’allait faire le fils du futur président avec un cercle de réflexions proche de Moscou, en pleine vague de soupçons de connexions entre le pouvoir russe et l’entourage de Trump ? L’enquête du FBI le dira peut-être. À lui seul, Fabien Baussart est un axe géopolitique. Poutine, Trump, la Syrie prorusse : tous les atouts pour devenir un intermédiaire idéal dans la nébuleuse de cette idéologie en vogue où tout est relié comme dans un jeu de domino – souverainisme, anti-islamisme, peur de l’immigration, défense de l’Occident chrétien, victoire de Trump, Brexit, affaiblissement de l’Union européenne, rééquilibrage des forces en faveur de la Russie, puissance de Poutine, percée de Marine Le Pen en France, etc. L’anti-islamisme est l’une des grandes causes défendues par Fabien Baussart, qui soutient François Fillon. Son think-tank a remis un prix au dictateur tchétchène Ramzan Kadyrov en 2015 « pour son combat contre le terrorisme » et Baussart s’est fendu d’une lettre au comité Nobel pour proposer le candidat qui lui semble le plus adéquat pour le prix Nobel de la paix « parce qu’il pousse un groupe d’individus à un processus de paix ». Qui est-ce ? Qui est aujourd’hui le plus pacifiste des dirigeants, le plus démocrate, le plus respectueux de l’indépendance judiciaire et des libertés individuelles, le plus soucieux des vies des civils lorsque ses bombes rasent les villes en Tchétchénie ou en Syrie ? Le président russe Vladimir Poutine, bien sûr. RT a relayé cette candidature, soutenue sur le même site par une conseillère du président Donald Trump.

Thierry Mariani partage son avis. Il est le député le plus anciennement engagé au côté de Moscou, à la fois membre du groupe d’amitié France-Russie à l’Assemblée nationale, coprésident de Dialogue franco-russe (une sorte de think-tank lobbyiste), du Cercle Pouchkine, créé par des jeunes de La Droite populaire, dont il est le parrain. Il est marié à une Russe et a emmené un groupe de députés en Crimée en 2015, en geste de solidarité avec le Kremlin. Poutine ? « Le seul chef d’État digne de ce nom en Europe », me déclare-t-il, précisant : « Il a le sens de l’intérêt public, il ne cède pas à des groupes de pression minoritaires.» La longue liste d’assassinats de journalistes et d’opposants en Russie sous le règne de Poutine, il n’y voit que justice ou coïncidence. « Vous n’allez pas dire que Hollande est responsable dès qu’il y a un meurtre en France », ajoute-t-il. Certes. La rédactrice en chef de RT, théoriciennes des « vérités approximatives », abonderait dans son sens.

Marine Le Pen adoubée par le Kremlin

Dans la famille Le Pen, l’admiration pour Vladimir Poutine est unanime. La mort de l’Union européenne est l’horizon rêvé du Front national depuis toujours et le Frexit, le préalable et la condition incontournable de son programme. Deux bonnes raisons de voir en Poutine un allié. Marion Maréchal-Le Pen, membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, se rend souvent à Moscou. « Poutine est un homme d’État fort qui tient à la souveraineté et à l’indépendance de son pays, me dit-elle. On peut aussi en faire honneur à Donald Trump. Tous deux ont en commun de montrer respect et intérêt pour leur pays, contrairement à une certaine classe politique. »

Trump, Poutine... Marine Le Pen a tenté sa chance d’adoubement auprès des deux. Avec le président américain, cela s’est arrêté à un passage à la cafétéria au rez-de-chaussée de la Trump Tower, à New York, où il n’est pas venu la rejoindre. Avec le russe, elle a obtenu l’invitation au Kremlin dont elle rêvait. C’était le 24 mars. Elle lui a dit tout le bien qu’elle pensait de lui et ce qu’il voulait entendre sur l’Union européenne, sa « diplomatie de menaces, de sanction, de chantage » que, « malheureusement, elle applique de plus en plus contre la Fédération de Russie et ses propres membres ». Vladimir Poutine a montré qu’il avait choisi sa candidate. « Je sais que vous représentez un spectre politique en Europe qui se développe assez rapidement », lui a-t-il dit en détournant la première phrase du Manifeste du parti communiste de Karl Marx« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. » Poutine et elle ont rivalisé de « je suis tout à fait d’accord avec vous », témoignant qu’ils partageaient les mêmes valeurs. Deux jours plus tard, leur vision commune du monde et de la liberté était illustrée par la manifestation d’une dizaine de milliers de personnes contre la corruption du pouvoir dans les rues de Moscou, qui s’est soldée par l’arrestation d’un millier d’opposants.

Marine Le Pen et son parti cultivent depuis longtemps des relations à Moscou. Le site web d’information Mediapart a montré comment ces liens ont eu leur utilité dans les financements du parti et ont abouti à un prêt de neuf millions d’euros par une banque russe. Mais l’argent ne suffit pas au pouvoir. « Je suis étonné du nombre de Russes dans les milieux économiques et politiques qui ont des liens non seulement professionnels mais amicaux avec des personnalités du Front national », remarque Pavel Chinsky, président de la chambre franco-russe. Marine Le Pen est notamment proche de l’ancien président de la Douma, Sergueï Narychkine, qui lui sait gré de condamner avec fermeté les sanctions à l’égard de la Russie alors que lui-même figure sur la liste des personnes visées par l’Union européenne. Narychkine est devenu en octobre 2016 directeur du service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie. Dans la guerre d’influences que le Front national mène de concert avec le Kremlin, il y a des amis utiles.

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