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Les espions russes, entre rêves de grandeur et amateurisme

Diverses opérations attribuées à Moscou, de la Bulgarie aux Etats-Unis en passant par le Monténégro, illustrent les méthodes de plus en plus décomplexées du renseignement russe à l’étranger. Mais aussi l’étonnant amateurisme de certains de ses agents

Mikhaïl Fradkov, directeur du Service de renseignement extérieur russe de 2007 à 2016, en compagnie de Vladimir Poutine. — © DMITRY ASTAKHOV/POOL/AFP PHOTO
Mikhaïl Fradkov, directeur du Service de renseignement extérieur russe de 2007 à 2016, en compagnie de Vladimir Poutine. — © DMITRY ASTAKHOV/POOL/AFP PHOTO

Cela va faire bientôt huit ans que le général Léonid Rechetnikov a pris sa retraite du SVR (Sloujba Vneshneï Razvedki), les services russes de renseignement à l’étranger. Depuis janvier dernier il ne dirige même plus l’Institut d’études stratégiques (RISI), un think tank proche du Kremlin, remplacé par un autre maître espion, Mikhaïl Fradkov.

 Mais cela n’empêche pas ce retraité de rester une personnalité de premier plan dans un pays comme la Bulgarie: proche des socialistes (ex-communistes), certains le présentent comme le véritable «faiseur de rois» de la scène politique locale.

C’est ainsi lui qui aurait suggéré (ou approuvé, selon les versions) le nom d’un autre général, Roumen Radev, pour le poste de président de la Bulgarie – soutenu par le Parti socialiste, ce dernier a été élu en novembre 2016. Le rôle de Rechetnikov est mentionné parallèlement dans la présidentielle moldave, là aussi gagnée par un pro-russe, et dans les Balkans, notamment en Serbie et au Monténégro, où les autorités disent avoir déjoué une tentative de putsch orchestrée par des agents russes début 2017. Il y a quelques semaines, le RISI a été accusé par des responsables américains d’être l’organisme qui, depuis Moscou, aurait élaboré «la feuille de route» pour favoriser la défaite d’Hillary Clinton.

Le renseignement, cette «jungle de miroirs»

Léonid Rechetnikov est certainement l’un de ces nouveaux «agents d’influence» (ex-généraux, ambassadeurs emblématiques, businessmen) à travers lesquels la Russie tente de peser sur les affaires du monde. Des hommes à qui sont attribués, peut-être aussi, des pouvoirs qu’ils n’ont pas toujours: ils sont là surtout pour «occuper les journalistes», confie une source sécuritaire suggérant que, en coulisses, des hommes beaucoup plus discrets s’affairent pour faire avancer les pions russes.

Le cas d’Evguéni Bouriakov, expulsé début avril des Etats-Unis, a permis d’éclairer quelque peu cette «jungle de miroirs» qu’est le renseignement – l’expression est d’un ancien haut responsable de la CIA. Cet homme de 42 ans, numéro deux du bureau new-yorkais de la Vneshekonom Bank (VB, chargée du développement extérieur) de la Fédération de Russie, avait été condamné en mai 2016 à 30 mois de prison pour espionnage au profit du SVR. Lors de son procès en 2015, le FBI l’a présenté comme un de ces hommes de l’ombre, un «NOC» («non-official cover»), un agent russe opérant sans couverture officielle. «La principale mission de ces agents est de recueillir des informations sur leur pays de résidence ainsi que de recruter des sources susceptibles d’influencer la politique de ses institutions publiques comme privées en faveur de la Russie», explique l’agent du FBI Gregory Monaghan.

Chorégraphie complexe

Son témoignage devant les juges détaille avec précision la chorégraphie complexe à laquelle se sont livrés depuis 2012 Evguéni («Jénia») et ses deux officiers traitants du SVR, Igor Sporyshev et Victor Podobny. Lu à la lumière des accusations contre la Russie, cet épisode illustre bien la nouvelle stratégie, beaucoup plus décomplexée voire agressive, du SVR à l’étranger.

Ce trio, spécialisé dans l’intelligence économique, recherchait de manière compulsive depuis 2014 à obtenir des détails sur les sanctions que Washington décide d’imposer à la Russie à la suite de l’annexion de la Crimée. Le SVR profite aussi de plusieurs voyages professionnels de «Jénia» au Canada (désigné comme «Country 1» par le FBI) pour en savoir plus sur l’entreprise Bombardier, qui envisage un temps de délocaliser en Russie l’assemblage de son avion à hélices Q400, un «deal à plusieurs milliards de dollars».

Nom de code: «Mâle 1»

C’est aussi cette équipe qui a repéré et tenté de recruter Carter Page, le conseiller en politique étrangère de Donald Trump pendant sa campagne électorale (le FBI le désigne sous le nom de code «Mâle 1» devant le tribunal). Son nom était déjà apparu dans le fameux «dossier» sur les liens entre Donald Trump et la Russie qui a mystérieusement fuité en janvier 2017. Attribué à un ex-agent britannique, le document relate toute une série d’anecdotes aussi croustillantes qu’impossibles à vérifier. Néanmoins, cet ancien employé de la banque Merrill Lynch à Moscou, qui se présente aujourd’hui comme «consultant» en industrie pétrolière, fait visiblement partie de la «galaxie russe» de Donald Trump et, début mai, le Sénat américain lui a demandé de s’expliquer sur ses liens présumés avec le Kremlin.

Dans une lettre, l’homme a vigoureusement démenti, dénonçant dans les médias une «véritable chasse aux sorcières». Mais selon le FBI, il s’est retrouvé, peut-être à son insu, sur le radar du SVR dès le mois de mai 2013. Dans une conversation interceptée par le FBI, Podobny et Sporyshev discutent de son «potentiel»: «Il m’écrit en russe, pour pratiquer la langue. Il prend l’avion pour Moscou plus souvent que moi […]. Il a pris contact avec Gazprom, espérant en tirer quelque chose. C’est sûr qu’il veut se faire un tas de fric, raconte Podobny. Pour l’instant, son enthousiasme travaille pour moi», se réjouit-il.

A pieds joints dans le piège

Lorsque l’affaire éclate, les deux agents du SVR, couverts par leur immunité diplomatique, se sont évaporés. Sporyshev était officiellement attaché commercial à New York. Podobny, travaillait, lui, à la représentation russe à l’ONU. Seul «Jénia» se présente devant le tribunal, et il plaide coupable. Il est, un peu, le dindon de la farce. Surveillé de près par le FBI, il est tombé à pieds joints dans le piège que les fédéraux lui ont tendu fin 2014 en l’appâtant avec des documents qu’il s’empresse de porter au domicile de Sporyshev, contrevenant à toutes les règles du genre.

Amateurisme et incompétence

Car l’histoire de ce trio est, aussi, le récit d’un fiasco – en grande partie provoqué par l’amateurisme et, parfois, l’incompétence de ses protagonistes. Auteur de plusieurs ouvrages sur le renseignement, l’expert russe Andreï Soldatov est effaré du faible niveau de préparation des personnels du SVR – surtout soucieux de plaire à leur hiérarchie, selon lui. A lire de plus près le rapport du FBI – qui n’est pas exempté de la suspicion de vouloir embellir les faits à son avantage –, les agents russes se sont souvent comportés comme des pieds nickelés. Ainsi lorsque Sporyshev presse «Jénia» de lui fournir des éléments sur les conséquences des sanctions sur l’économie de la Russie, ce dernier se contente de lui remettre des documents glanés sur Internet.

Plus grave encore: les deux hommes ont beau avoir élaboré des stratagèmes complexes pour déjouer la surveillance du FBI, Sporyshev n’hésite pas, dans l’urgence, à décrocher son téléphone, qu’il doit savoir sur écoute, pour parler à son agent. Et quelle est cette urgence? La «direction» qui demande des éléments de langage à fournir à des… journalistes russes. Lorsqu’un homme (en fait une taupe du FBI) approche Jénia avec des projets particulièrement alléchants de casinos en Russie, ce dernier en réfère à son officier traitant. «Ça m’a tout l’air d’une entourloupe», hésite Sporyshev, qui envoie tout de même son agent au casse-pipe. L’affaire avec les Canadiens sera aussi un échec – à cause de l’opposition des syndicats – et une source de tension pour Sporyshev et Podobny, qui maudiront leurs collègues de Moscou et d’Ottawa, incapables selon eux d’infléchir les événements.

Deux vies difficiles à concilier

A en croire leurs conversations – dûment enregistrées par le FBI – les officiers du SVR n’ont pas toujours l’air très motivés par leur mission. Préoccupés par des questions matérielles, ils se posent aussi des questions sur leur raison d’être. Sporyshev a du mal à concilier son travail de «couverture», auquel il ne comprend pas grand-chose, avec ses activités «opérationnelles». Attaché commercial le matin, espion l’après-midi? Un jour d’avril 2013, ils discutent avec envie du destin de leurs collègues «illégaux» du SVR, ces agents dormants de la mythique direction «S» de l’ancien KGB. Les seuls encore capables de faire «du vrai boulot», disent-ils.

Même ces individus ont échoué aux Etats-Unis, rappelle cependant Sporyshev en référence à l’arrestation, en 2010, de dix d’entre eux. «Ce que je fais ici n’a rien à avoir avec ce que j’avais imaginé, se plaint Podobny. Certes, je ne pensais pas que j’allais piloter des hélicoptères comme dans un film de James Bond, mais au moins bénéficier d’une autre identité…» Qui a dit que les espions russes n’avaient pas d’états d’âme?