Emel Mathlouthi, la voix de la révolution tunisienne privée de concert

Emel Mathlouthi, émigrée à New York, ne s'est pas produite en Tunisie depuis cinq ans. La chanteuse pensait faire son retour dans son pays à l'occasion du festival de Carthage, en août. Apprenant que le concert est annulé, elle réagit vivement, dénonçant une censure politique.

Publié le 06 juin 2017 à 11h47

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h25

Publié en début de semaine sur sa page Facebook, le texte d'Emel Mathlouthi a suscité des centaines de réactions de soutien. « Je demande justice », y écrit la chanteuse tunisienne qui dénonce des « barrières invisibles » et un « boycott » alors qu'elle ne s'est plus produite dans son pays depuis bientôt cinq ans. En cause : l'annulation de son concert au festival de Carthage qui, programmé le 9 août prochain, devait enfin marquer son grand retour. La déception se double de colère.

L'histoire d'Emel Mathlouthi est liée à celle de la Tunisie, depuis 2011, quand elle a chanté Kelmti Horra (« Ma parole est libre ») sur l'avenue Bourguiba, à Tunis, en pleine révolution de Jasmin. Cette chanson d'Amin al-Ghozzi sur la liberté d'expression, devenue un hymne contestataire et un symbole pour les médias occidentaux, lui colle à la peau. En décembre 2015 à Oslo, lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix au Quartet du dialogue national tunisien, c'est encore elle qui monta sur scène pour chanter Kelmti Horra. Pour autant, cette reconnaissance institutionnelle, doublée d'un grand écho populaire dans le pays, ne l'a pas protégée contre les retours de bâton.

“La liberté d'expression est revenue au niveau de ce qu'elle était avant la révolution”

Aujourd'hui mère de famille, installée à New York, sortant enfin son deuxième album (Ensen, après Kelmti Horra en 2012), la « voix de la révolution » est la bienvenue en Tunisie. Mais pas pour chanter. Une chanson dédiée à l'opposant Chokri Belaïd (Ma Katlou Had), victime d'un assassinat politique en 2013, a aggravé son cas. « C'est tout juste si on ne m'a pas accusée de trahison nationale, témoigne-t-elle. A quoi se sont ajoutés plein de reproches, dont celui d'avoir quitté le pays. Aujourd'hui, rien de ce que je fais n'est rapporté par les médias tunisiens. Cette fameuse liberté d'expression, que je chantais, est revenue au niveau de ce qu'elle était avant la révolution. Quant à la corruption, elle gangrène tous les milieux, dont la culture. »

Emel Mathlouthi, en tournée mondiale avec son nouvel album, rêve de chanter en Tunisie. La chanson Kelmti Horra fêtant ses 10 ans cette année, la trentenaire a proposé une création commémorative, dans la lignée de l'interprétation qu'elle en fit devant les Nobel, avec orchestre symphonique et percussionnistes traditionnels. Son idée est arrivée sur le bureau du ministre de la Culture, Mohamed Zine El Abidine qui l'a adoubée, puis sur celui du directeur du festival international de Carthage, Mokhtar Rassaâ (1). En avril, le comité de programmation a validé le budget et le principe du concert, fixé au 9 août, dans l'amphithéâtre de Carthage. Mais le 22 mai, coup de théâtre : « Nous sommes au regret de vous informer que votre spectacle n'est plus dans la programmation de la 53e édition du festival international de Carthage, et ce à cause de contraintes budgétaires », écrit Mokhtar Rassaâ.

“Je ne suis pas un mirage”

D'autres concerts ont aussi été annulés dans le même temps. Mais pour Emel Mathlouthi, aucun doute : « C'est politique. » Alors que le travail de production était largement engagé, avec des partenaires médias et auprès des cinquante musiciens impliqués, elle ne s'explique pas autrement ce revirement : « Je défends une musique, une expression, une énergie, un concept, des émotions. Et je le fais en arabe tunisien, ni en français ni en anglais. Or, le plaisir de pouvoir chanter en tunisien, pour des Tunisiens, en Tunisie, m'est refusé. C'est aberrant. » Sous le long texte qu'Emel a publié sur Facebook, le directeur du festival, par ailleurs injoignable, a simplement réagi : « J'ai beaucoup de respect et d'admiration pour toi. Ce n'est que partie remise. Ne laissons pas la conjoncture nous séparer. » Le ministre de la Culture, lui-même ancien directeur du festival, botte aussi en touche.

Initialement abattue, Emel Mathlouthi est repartie au combat. Remuant ciel et terre, elle martèle son espoir de chanter enfin chez elle : « Je veux mobiliser. Je veux qu'ils sachent que je suis soutenue. Je ne suis pas un mirage. »

(1) Nous avons contacté Mohamed Zine El Abidine et Mokhtar Rassaâ, ni l'un ni l'autre n'ont répondu à nos sollicitations.

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