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TRIBUNE

Ian McEwan : «Le Brexit a fait remonter les plus bas instincts»

Le grand écrivain britannique, en plein traumatisme post-Brexit, n’attend rien des législatives qui se sont tenues jeudi au Royaume-Uni. Mais il garde espoir en une jeunesse prête à reprendre le combat européen.
par Ian McEwan, écrivain
publié le 8 juin 2017 à 19h16

Dans la situation politique actuelle du Brexit, j’appartiens à la plus petite faction, la plus triste et la plus pessimiste. Je suis dans le déni. Presqu’une année s’est écoulée, et je continue de secouer la tête sans y croire - pas très utile comme geste politique. Je n’accepte pas cette décision émotionnellement chargée, presque mystique, de quitter l’Union européenne. Je ne peux pas, ne veux pas y croire. Je la rejette.

Ma faction vit dans une confusion quotidienne. Comment une chose pareille, ce rejet du sens commun et de la bonne gouvernance, a-t-elle pu advenir dans une démocratie parlementaire mature ? Comment est-il possible qu’à l’issue d’un vote unique, un peu plus d’un tiers de l’électorat ait pu déterminer le destin de toute la nation pour le demi-siècle à venir ? Que des mensonges éhontés aient été proférés au nom du Brexit ? Qu’un référendum consultatif ait acquis un statut contraignant ? Que des politiciens qui s’exprimaient il y a peu en faveur de l’UE occupent aujourd’hui les plus hautes fonctions et nous conduisent vers la sortie ? Qu’un clan en grande partie composé de vieillards aigris, irritables même dans la victoire, soit en train de façonner l’avenir du pays à rebours des inclinations de la jeunesse ? Qu’une poignée de milliardaires ait généreusement financé les campagnes du Brexit pour défendre ses propres intérêts économiques ? Que, pour reprendre les mots du coordinateur du Brexit au Parlement européen, Guy Verhofstadt, un crêpage de chignon au sein du parti tory ait pu dégénérer à ce point ? Que le pays, tel un adolescent déprimé, sorte un rasoir pour s’égratigner le poignet et soit désormais en train de songer à sa propre gorge ?

«Ennemi du peuple»

L'électorat du Brexit est une grande chapelle. Il suffit d'en regarder les membres. D'un côté, la majorité, un grand nombre de gens respectables dont les décisions sont liées aux angoisses face à l'immigration et aux changements rapides qu'elle a provoqués dans leur voisinage ; ou parce qu'ils ont subi les aléas les plus durs de la mondialisation ; ou encore parce qu'ils rêvent de leur pays tel qu'ils imaginent qu'il fut un jour. Puis viennent ceux que j'appellerai les brexiters anglicans. Anglicans parce qu'ils sont tellement proches des remainers athées qu'on a du mal à les en distinguer. Ceux-là veulent un «Brexit en douceur», avec marché unique, union douanière, libre circulation, Cour de justice européenne, importantes contributions annuelles, mais sans agence de politique européenne : totalement absurde. Pourquoi dans ce cas ne pas être un athée ? Vient ensuite l'orthodoxie actuelle, le caucus «ligne dure» des suicides économiques, de la fin de l'union douanière et du marché unique. Ceux-là rêvent de traités commerciaux instantanés et multiples avec le monde entier, dont les clauses d'arbitrage ne seraient miraculeusement pas gérées par des tribunaux supérieurs aux nôtres.

On trouve ensuite ceux qui voudraient que nous nous «éjections» de l'UE sans conclure d'accord. La suite de la promenade nous rapproche de ceux qui préfèrent la sinistre posture de Robespierre, «ennemi du peuple» contre les voix dissidentes et, bien sûr, contre le système judiciaire. Nous voici désormais avec ceux qui dévisagent les étrangers dans la rue ; qui, planqués en sécurité derrière leurs ordinateurs, ont menacé de viol et de meurtre les militants remainers comme Gina Miller [femme d'affaires britannique qui a fait face à une campagne de haine pour avoir initié une action en justice visant à consulter les députés avant de sortir de l'UE, ndlr]. Enfin, viennent les plus vils, ceux qui, dans la rue, attaquent physiquement les gens parce qu'ils parlent polonais, ceux qui, poussés par une passion anti-migrants, assassinent un demandeur d'asile dans le paisible quartier de Croydon [banlieue sud de Londres], ou encore tuent une députée travailliste parce qu'elle défendait la cause du remain. Nous nous trouvons aujourd'hui dans un nouveau pays, dans lequel entendre un ancien dirigeant du parti conservateur parler de guerre avec l'Espagne ne semble pas particulièrement étrange.

En vérité, le Brexit n’a rien fait naître dans la nation d’héroïque, de festif ou de généreux. Au contraire, il a fait remonter, depuis des profondeurs sombres et humides, les plus bas instincts humains, de la mesquinerie et la médiocrité au meurtre.

Malgré tout, l'énergie politique et l'esprit d'initiative se sont manifestés du côté des brexiters. Qu'en est-il alors des remainers, estropiés par leur fatale attirance pour des arguments rationnels plutôt que des appels émotionnels ? Nous sommes une large et paisible foule, 16,1 millions d'individus, réfléchis, sans dirigeant, malheureux et dotés d'une maigre représentation politique. Nous ne menaçons personne de viol. Autant que je sache, aucun remainer n'a tué de brexiter. Notre chapelle, peut-être à son propre détriment, n'est pas très variée. Elle est d'humeur maussade, larmoyante, elle se plaint, parfois avec conviction, et même avec splendeur. En général, jusqu'à présent, elle semble avoir stoïquement accepté le processus. Si le vote avait été inverse, avec le même écart, les leavers ne se seraient pas retirés pour se borner à des lamentations sentimentales. Ils n'auraient pas concédé que «le peuple a parlé», que nous devons accepter la direction donnée. Non, ils auraient poursuivi le combat, de la même manière que leurs journaux complices et excités l'ont fait pendant plus de quarante ans depuis le dernier référendum. N'avons-nous pas entendu Nigel Farage [ex-leader du parti Ukip] affirmer qu'il faudrait un deuxième référendum si son camp perdait et que l'écart était serré ?

Liberté négative

Un deuxième référendum sur les termes d'un mauvais accord, ou de pas d'accord du tout, est ce sur quoi nous devons nous concentrer. Repenchons-nous donc sur l'article 50 [du traité sur l'UE]. Il est écrit très clairement. Il est très bref. Il ne dit pas - en fait, il n'aborde même pas la question - qu'une fois invoqué par une nation, cette nation doit partir. Nous devrions emprunter à Isaiah Berlin le concept de liberté négative et présumer que dans une société ouverte, ce qui n'est pas interdit est permis. Je suis d'accord avec les brexiters lorsqu'ils disent qu'aucun accord est préférable à un mauvais accord. Mais cela ne signifie pas partir et tenter notre chance avec des tarifs douaniers punitifs. Cela signifie rester. Et nous n'avons même pas besoin de nous incruster dans le club de l'UE, puisque nous sommes et serons déjà dedans. […]

Dans moins de deux ans, un accord nous sera présenté ou il n’y en aura pas du tout. Une telle issue demande un assentiment général.

Les complexités d'un Brexit négocié sont déjà apparentes. Des deux côtés, on est déjà énervé. Pour des raisons structurelles, intrinsèques, le fameux accord gagnant-gagnant, tant vanté, est probablement inatteignable. D'ici à 2019, le pays pourrait être dans un état d'esprit réceptif : 2,5 millions de plus de 18 ans, tout juste majeurs, la plupart des remainers ; 1,5 million de gens de ma génération, la plupart brexiters, fraîchement enterrés. Mettons de côté les éléments négatifs - la hausse de l'inflation, les mensonges sur les milliards en surplus pour le NHS [le système de santé britannique], sur les «hordes» de Turcs, etc. L'UE, particulièrement maintenant avec la présidence de Macron, penchera vers plus de réformes et un resserrement de l'intégration de l'eurozone : un moment parfait pour raviver le plan d'une Europe à deux vitesses.

Beaucoup d’entre nous pensent que l’UE reste l’alliance politique la plus extraordinaire, ambitieuse et généreuse de l’histoire récente. Elle a présidé à une période de paix et de prospérité sans précédent, pendant soixante-dix ans. Il s’agit d’un bloc commercial rêvé, auquel nous avons toujours un accès privilégié. Après des siècles de massacres, c’est un projet héroïque, l’incarnation la plus probante sur la planète d’une entente politique ouverte, tolérante, libre d’esprit, entre des nations qui furent jadis en guerre. En même temps, elle a préservé les différences nationales - promenez-vous en voiture de la Slovénie à Lisbonne ou Lübeck. Sur les plans humain et culturel, l’UE est bien plus riche, plus diverse et plus complexe, dans le bon sens du terme, que les Etats-Unis. Quand elle a besoin d’être réformée, d’évoluer, nous devrions être là pour aider à faire tourner cette lourde roue.

Populistes irrationnels

Les événements des vingt dernières années nous ont démontré que la démocratie libérale n’est pas, après tout, une évolution inévitable, mais n’occupe en fait qu’une étroite bande sur le spectre politique global. Et, comme le montrent les différentes expériences en France, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Pologne et en Hongrie, la démocratie libérale est fragile, elle a besoin de se renouveler constamment pour assurer une distribution plus égale de ses bénéfices. Le projet européen est sous une énorme pression : une Russie hostile, des Etats-Unis moins bienveillants, une crise migratoire, des mouvements populistes irrationnels qui offrent des opportunités aux démagogues ambitieux. Le Brexit viendra s’ajouter de manière funeste à ces difficultés.

Si l’Europe succombe aux anciens et vicieux nationalismes, l’histoire suggère que le Royaume-Uni souffrira et sera entraîné dans des conflits sanglants, comme tant de fois par le passé. Ce qui est une bonne raison pour ne pas céder. Il est encourageant de voir tant de groupes dans notre société civile se mobiliser pour se battre - aider les jeunes à s’enregistrer pour voter, donner des conseils sur le vote tactique - et tellement désolant que le Labour ne soit pas en première ligne dans ce combat. Nous sommes une démocratie parlementaire. Notre Parlement, un temps si déterminé à rester, nous a laissés tomber. Le Labour reste inutilement ambivalent. Trop de tories remainers préfèrent le pouvoir et leur position dans le parti aux principes. Les libéraux-démocrates ont été dévoués mais leur base est étroite.

Reste qu’une société civile pro-européenne est désormais clairement prête à se battre pour ses convictions. […]

Mais, d’ici à 2019, face à l’éventualité d’une sortie sans accord ou avec un terrible accord, nous pourrions disposer d’un électorat sceptique et d’un Parlement inquiet, prêt à céder aux pressions pour un deuxième référendum. Ignorez les brexiters qui nous répètent chaque jour que «le peuple a parlé». Ce sont les mêmes qui semblent mortellement effrayés à l’idée de laisser le peuple s’exprimer une nouvelle fois. Un accord négocié doit être présenté à la nation pour considération. S’il n’y a pas d’accord, alors restons dedans, ne nous éjectons pas. Laissons le peuple parler - une nouvelle fois !

Lauréat, entre autres, du Booker Prize, Ian McEwan vit à Londres. Fin observateur de ses compatriotes, il est l'auteur d'une quinzaine de romans (l'Innocent, Expiation…) Dans le dernier, Dans une coque de noix, (Gallimard, mai 2017), il rejoue en partie la tragédie d'Hamlet, vue par un fœtus surdoué et alcoolisé. Le texte publié ici, traduction d'un discours prononcé à Westminster, a été publié dans le Guardian le 2 juin.

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