Morgane Blanchet en opération sentinelle lors de son année d'engagement dans la réserve.

Morgane Blanchet en opération sentinelle lors de son année d'engagement dans la réserve.

Collection personnelle

"Je voulais que ces histoires soient réglées en interne, pour ne pas salir l'image de l'armée de terre. Car malgré tout, j'aime mon pays, j'aime ce métier et je ne veux pas porter atteinte à l'institution." Morgane Blanchet a longuement hésité à parler du harcèlement dont elle a été victime dans les rangs de l'armée.

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A seulement 19 ans, dont deux années passées en treillis, la jeune Alsacienne originaire de Guadeloupe souhaitait s'engager dans l'armée depuis toujours. "C'était mon objectif, mon rêve de petite fille," qu'elle réalise en s'engageant à 17 ans dans la réserve -une période qu'elle considère encore comme "sa plus belle année" - avant de rejoindre l'active à 18 ans. Elle intègre alors le CFIM [centre de formation initiale des militaires du rang] de Bitche, en Moselle, pour faire ses classes. Mais après trois semaines, selon son récit, la situation se dégrade brutalement.

"Il répétait: 'Blanchet, tu m'excites'"

"Les cadres étaient régulièrement saouls, fumaient des joints et nous proposaient même de nous joindre à eux." Cette attitude choque certains de ses camarades, qui restent muets "de peur que ça ne nuise à leur carrière", contrairement à Morgane qui en parle à quelques amis. "Tout est revenu aux oreilles des cadres qui m'ont dit que j'ouvrais trop ma gueule." Elle ne tarde pas à payer.

Un soir, alors qu'elle termine ses travaux d'intérêt général, un cadre la rejoint dans le local à produits ménagers. "Il m'a demandé de me mettre au repos et m'a mis deux coups-de-poing au visage. Je lui ai demandé les raisons de son geste, il m'a répondu: 'parce que j'aime pas ta gueule'." Les brimades se poursuivent et rendent ses trois mois de classe "invivables", selon les mots de Morgane. Elle se dit particulièrement choquée par les remarques à connotation sexuelle énoncées par son chef de section. "Il me disait: 'j'aime bien les blacks aux cheveux courts et au gros cul, ça m'excite'."

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Une nuit, à 3h, il la réveille et la tire hors de son sac de couchage. L'homme est manifestement saoul. Il lui ordonne de le suivre au lac à proximité. "Il m'a fait marcher dans le lac jusqu'à ce que j'ai l'eau au-dessus de la poitrine." A sa sortie, craignant l'hypothermie dans son treillis mouillé, elle s'éloigne pour se changer derrière les arbres. "C'est à ce moment que j'ai entendu des pas derrière moi. Il me regardait de haut en bas et répétait: 'Blanchet, tu m'excites'." Lorsqu'elle rentre, en larmes, un autre cadre est allongé à sa place, au milieu de ses camarades, en train de fumer un joint.

Un contrat rompu pour "insuffisance de résultats"

Longtemps, Morgane n'en parle qu'avec ses proches camarades. Puis elle craque et crache le morceau. Sa hiérarchie sévit: des gradés écopent de suspensions -dont une de quinze jours pour l'auteur des propos déplacés. Une mince compensation pour la jeune femme dont l'objectif est de faire cesser ce type d'agissements dans les rangs de l'armée. "Les harceleurs s'en sortent, ils sont protégés car la structure de l'armée permet d'étouffer ces scandales. Mais lorsque ça vient à se savoir, on incite la victime à parler tout en la poussant vers la porte".

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Morgane en sait quelque chose. Après avoir fini ses classes, elle intègre le 54e régiment de Transmissions d'Oberhoffen, en Alsace. En grave dépression, elle est arrêtée cinq mois et ne revient qu'en apprenant la sanction de ses supérieurs. Peu de temps après son retour, elle se blesse gravement au genou, mais refuse d'être arrêtée, malgré la douleur. L'armée décide alors de dénoncer son contrat pour "insuffisance de résultats" puisqu'elle n'est pas apte à percuter le morse. "Une justification aberrante en 2017," selon son avocat Me Renaud Bettcher.

C'est la douche froide. Dans deux semaines, elle doit quitter le camp, qui est à la fois sa maison et son gagne-pain. "Ils attendaient d'avoir un prétexte pour me virer comme une malpropre." Elle tente alors un coup de poker: accepter l'arrêt maladie qui va au-delà de la date de son départ, pour ne pas être éjectée. Le médecin militaire accepte, puis réduit l'arrêt et enlève l'autorisation de sortie. "Je devais demander l'autorisation pour aller à la pharmacie. Je me sentais séquestrée dans mon propre régiment." En douce, elle consulte un médecin civil. Il lui délivre un autre arrêt que sa hiérarchie le refuse. Sans issue, elle quitte enfin l'armée.

Briser l'omerta autour du harcèlement dans l'armée

Contactée par L'Express, l'armée confirme que "son contrat a été dénoncé à compter du 1er mai 2017 pour insuffisance de ses résultats dans sa formation initiale" à l'issue d'un renouvellement de sa période probatoire. "Ses difficultés avérées à s'intégrer à la vie militaire et la grande faiblesse de ses résultats ne lui permettaient pas de poursuivre son engagement au sein de l'institution," poursuit le cabinet du chef d'état-major qui évoque des "difficultés relationnelles avec son entourage" lors de ses classes.

Morgane assure pourtant que certains de ses supérieurs lui ont avoué que cette éviction "n'a rien à voir avec ses capacités". Il s'agirait bien d'une punition pour avoir "ouvert sa bouche et dénoncé des cadres" contre qui elle a également déposé plainte pour harcèlement moral et sexuel. Sur ce point, le commandement dit "ignorer la nature exacte des faits reprochés" et assure que l'autorité militaire "prendra les mesures qui s'imposent si l'enquête démontrait que Mme Blanchet [en] a été victime".

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Ce mercredi, Morgane a appris le classement sans suite de sa plainte, mais elle ne compte pas en rester là. "Nous allons nous battre," prévient la jeune femme qui dit avoir "renoncé à [son] droit de [se] réengager dans l'armée en médiatisant l'affaire". "Nous allons attendre trois mois pour déposer une plainte avec constitution de partie civile pour que l'affaire soit instruite par un juge indépendant," confirme Me Bettcher. "Les faits sont gravissimes pour une telle institution. Pourtant, aucune investigation n'a été menée et l'affaire a été classée en seulement quinze jours," ajoute l'avocat.

Parce qu'elle souhaite briser l'omerta autour du sujet, Morgane ne regrette pas d'avoir parlé, mais abandonne son rêve dans la tristesse. "J'avais beaucoup d'attente envers l'armée, je pensais y trouver une famille, des valeurs. Je n'y ai trouvé que des problèmes."