TRIBUNE

Baudrillard n’est pas mort, il a juste disparu

A rebours des grandes machines conceptuelles, le philosophe, mort il y a dix ans, a su saisir la servitude volontaire généralisée à l’œuvre dans un monde occidental d’autant plus meurtrier qu’il est devenu transparent, à l’image du 11 Septembre.
par Sylvère Lotringer, philosophe, professeur émérite à l’Université Columbia et fondateur de la revue Semiotext(e)
publié le 14 juin 2017 à 18h36

Dix ans déjà que Jean Baudrillard nous a quittés, et pourtant sa présence est devenue encore plus forte, au point qu'on peut se demander si le siècle lui-même n'est pas devenu baudrillardien. Germaniste, lecteur assidu de Nietzsche et de Georges Bataille, Baudrillard a fait ses classes en démontant les grandes machines conceptuelles - Marx et Freud, Saussure et Marcel Mauss - et les prenant à rebours. Il a ainsi démontré que la valeur d'usage chez Marx n'est qu'un fantasme de la valeur d'échange. Du coup, c'est la théorie de la plus-value chez Marx qui s'écroule. Il n'y avait rien de naturel dans le capital, tout y était valeur-signe. C'était le cas de la société de consommation, où les signes remplacent les produits avant de se simuler eux-mêmes. Le premier, dans Simulacres et simulations (éditions Galilée, 1981), Baudrillard était remonté jusqu'à la matrice des structures d'échange et avait fait l'hypothèse que le réel lui-même n'était qu'un artefact, une simulation sans original. Le réel n'était pas mort, il avait simplement disparu. Baudrillard ne soupçonnait pas encore que le virtuel lui donnerait raison. Il avait révélé que les copies désormais n'avaient plus d'original, l'original lui-même n'étant plus qu'une copie. Du jour au lendemain, il était devenu célèbre dans le monde artistique américain, sans être compris pour autant.

En compagnie de Marshall McLuhan et de son ami Paul Virilio, Baudrillard a été le grand théoricien d'un environnement électronique de plus en plus pris comme l'araignée dans sa propre toile. En 1990, dans ses Cool Memories II, il résumait ainsi sa propre trajectoire : «Pataphysicien à 20 ans, situationniste à 30, utopiste à 40, transversal à 50, viral et métaleptique à 60 - toute mon histoire.» Comme les situationnistes, Baudrillard n'avait que mépris pour la «culture» et ses avatars médiatiques, dont il était par force devenu l'analyste le plus lucide, et jubilant.

Dans un monde où les différences sont en voie de disparition, Baudrillard avait réussi à préserver sa propre indifférence, cultivant le vide philosophique dans l'espoir que de véritables événements finiraient par s'y prendre. Pour un philosophe qu'on disait pessimiste et détaché de tout, il en est peu qui, autant que lui, aient collé à l'événement avec autant de force. Et lorsque l'événement soudain a fait irruption - non pas l'acte manqué de l'an 2000, mais l'acte réussi du 11 septembre 2001 - il s'était révélé le seul capable de le reconnaître pour ce qu'il était. Son superbe Requiem pour les Twin Towers avait été égal à l'événement, le prolongeant dans sa puissance disruptrice au lieu de l'ensevelir sous de vains commentaires. Baudrillard a fait en sorte que ce geste sans précédent absorbe tout ce qui le précédait, ou ce qui pouvait le suivre, comme une bombe à neutrons explosant à l'échelle du monde sans laisser de traces «historiques» derrière lui. Seul un philosophe sans attaches comme lui avait été capable de saisir au vol des stratégies de ce calibre. Pataphysicien de la première heure, il n'a cessé jusqu'à sa mort de porter une bombe - le monde - dans sa gidouille.

Baudrillard a saisi la société occidentale après l'orgie, après que la libération dans tous les domaines (sexuel, politique, esthétique, etc.) se soit retournée contre elle. Devenu transparent, le monde n'en apparaît que plus meurtrier. Encore faut-il que la victime soit consentante. Or la domination a cédé la place à une servitude volontaire généralisée, qui se fait l'exploitation de soi-même : «Chacun de nous est devenu un système asservi, auto-asservi, ayant investi toute sa liberté dans la volonté folle de tirer le maximum de lui-même.» A l'instar d'Alfred Jarry, Baudrillard n'a cessé de tout pousser au paroxysme, conscient que plus un système se rapproche de la perfection, plus il se détruit lui-même.

C'était déjà ce que Baudrillard reprochait à Michel Foucault dans son pamphlet : Oublier Foucault (1977). Foucault avait renversé l'axe du pouvoir, passant de vertical à horizontal, mais encore fallait-il faire un effort et défier le pouvoir de l'être jusqu'au bout, présidant à sa propre dissolution. C'était déjà ce qui commençait à se produire à une plus grande échelle, l'enfermement du réseau succédant à l'enfermement carcéral, l'excès de sécurité accroissant le danger, la surproduction poussant à la spéculation et à la crise ; quant à l'inflation de la technique, elle anticipait la disparition de l'espèce par une sorte de catastrophe interne. Cette catastrophe était elle aussi à l'œuvre sur le plan politique dans le petit volume posthume où Baudrillard anticipait la dégénérescence radicale du pouvoir et son remplacement par des formes parodiques dignes du Père Ubu, la souveraineté étant déléguée aux plus stupides, meurtriers ou corrompus. «C'est en des temps de trouble que le peuple vote massivement pour un candidat qui ne lui demande pas de penser [l'Agonie de la puissance, 2005]». De Berlusconi à Poutine, et de Duterte à Trump, on retrouve aujourd'hui la même stratégie qui tend à discréditer la réalité. La forme de parodie, moquerie, ou mascarade, devient le principe même de gouvernement. L'Agonie de la puissance, écrit par Baudrillard une année avant sa mort, témoigne jusqu'au bout de sa lucidité et de son pouvoir d'anticipation, pour ne pas dire de sa vision : «L'obsolescence de l'histoire ouvre sur un espace où tout ce qui était d'ordre historique ou politique - y compris les révolutions - est devenu "fake". Toute l'actualité politique, y compris la plus violente, est faite de ces événements-farces, de ces événements-fantômes - fake events, ghost events - témoins d'une histoire révolue, qui n'est plus que l'ombre d'elle-même.»

On peut se demander si la théorie a à ce point anticipé le monde, ou si c’est le monde qui s’est laissé, et se laisse encore, prendre par sa pensée.

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