Musique : pourquoi les instruments se sont mis à faire fantasmer

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Musique : pourquoi les instruments se sont mis à faire fantasmer

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Kreutzer Sonata, 1901
Kreutzer Sonata, 1901
- René François Xavier Prinet / Domaine public, Wikipédia

La fin du XIXe siècle est une période de fol engouement pour la musique. Grâce aux progrès techniques, l'instrument de musique se démocratise et entre dans les foyers bourgeois... Par ses galbes et ses chatoiements, il fascine les peintres, qui se font les témoins privilégiés de cette époque.

Ce sont des courbes, des volumes mordorés, des reflets cuivrés, des mains souples posées sur des claviers esquissés... Nombre de tableaux de la fin du XIXe siècle témoignent d'une époque où, en Europe et en Amérique, l'instrument de musique se démocratise, gagne les intérieurs bourgeois, grâce à l'évolution des techniques de facture instrumentale et la multiplication des lieux de concert et d'apprentissage de la musique. Et si les peintres s'en sont fait l'écho, c'est qu'ils comptent de nombreux instrumentistes dans leurs cercles amicaux et familiaux.

Représenter des mains sur un piano, le frottement d’un archet, une bouche qui souffle dans un instrument à vent, c’est quelque chose d’excessivement difficile et délicat. Il faut figer un instant, alors même qu'il y a du mouvement.

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Plus faciles à construire, les instruments de musique envahissent les intérieurs bourgeois

Dans les années 1860, la facture des instruments reste un travail très artisanal, mais qui petit à petit se standardise : "Je prends souvent comme exemple l’ouverture, à la fin du XIXe siècle, de la grande usine de fabrication de pianos Steinway, à Hambourg, qui va être un moment clef pour la diffusion des pianos dans les foyers européens", explique Frédéric Frank, directeur général du Musée des impressionnismes, et co-commissaire - avec Belinda Thomson - de l'exposition "Tintamarre, instruments de musique dans l’art, 1860-1910" visible au musée des impressionnismes de Giverny jusqu'au 2 juillet 2017.

On est sur une autre échelle de fabrication, un autre savoir-faire, des matériaux nouveaux aussi… c’est l’impact de la révolution industrielle sur les instruments de musique, qui permet de les rendre plus accessibles.

Du coup, du point de vue sociologique, la musique devient un enjeu d’éducation, de socialisation : "On se retrouve à des rendez-vous musicaux, à l’extérieur ou dans le foyer. Ce qui contribue aussi à la diffusion des instruments de musique, qui étaient jusque là l’apanage des familles aristocratiques."

A propos de l'entrée des instruments de musique dans les intérieurs, nous proposons à votre écoute cette archive de l'émission "Collections privées d'instruments de musique" datant de février 1968. Le collectionneur André Navarra y parlait de ses quatre précieux violoncelles :

Les violoncelles_Collections privées d'instruments de musique, février 1968

1h 08

En parallèle, les lieux de prestation musicale se développent, même si la plupart des grands théâtres européens ont commencé à émerger au XVIIIe siècle, précise Frédéric Frank : “Il y a une nouvelle vague à la fin du XIXe siècle, notamment parce que des gens comme Verdi, puis Wagner, ont poussé l’art de l’opéra à son paroxysme, en tout cas au niveau de la popularité, de la réception par le public.”

Valmy et Léa, vers 1885-1895
Valmy et Léa, vers 1885-1895
- Jean Béraud / The Cleveland Museum of Art

Le Royal Albert Hall de Londres et le Musikverein de Vienne sont tous deux inaugurés en 1870, tandis que l'Opéra du Palais Garnier, à Paris, ouvre en 1875. "A Paris, les lieux de concert ne sont pas seulement dédiés à l’opéra, le théâtre de la Ville et du Châtelet sont inaugurés au début des années 1860", souligne le commissaire.

Ça ne se limite pas aux seules capitales. Il y a une série de lieux musicaux, parfois aussi dans une veine plus populaire, dédiés au bal, au café concert, au cabaret, au music hall… On va aussi avoir de grands opéras dans des grandes villes de province qui vont ouvrir, des conservatoires, qui vont éclore un peu partout. Ça devient un véritable phénomène social, un enjeu de société. La civilisation des loisirs naît à ce moment-là. La réduction des heures de travail y est pour quelque chose, et donc le goût pour la musique a de la place pour se développer.

Enfin, cet engouement pour la musique profite au marché de l'édition musicale, qui était jusque là très confidentiel. “Dans l’exposition, on a le portrait de l’épouse d’un librettiste, qui s’appelle Georges Hartmann, qui a fait une petite fortune dans l’édition de partitions. Il va éditer notamment des transcriptions pour piano de grands airs connus, de grands airs d’opéra, etc. On est encore dans le monde bourgeois, très parisien aussi… mais le piano étant devenu plus accessible, ça permet de populariser les partitions, de les rendre moins chères", poursuit Frédéric Frank.

L’impression fait de grands progrès : la gravure, l’illustration, l’impression en quatre couleurs, permettent de proposer toute une gamme de partitions différentes.

Les peintres : leurs amis sont musiciens à l'opéra, leurs épouses pianistes, leur filles, violonistes...

A quelques exceptions près - Monet, par exemple, ne s'intéressait pas à la musique -, la plupart des peintres de l'époque sont mélomanes voire musiciens. Tout comme leur entourage. Degas était proche de musiciens de l’opéra, par exemple de Désiré Dihau, le bassoniste dont on voit le portrait dans L’Orchestre de l’Opéra, que le peintre a exécuté en 1869, ou encore du violoncelliste Pilet, également instrumentiste pour l’Opéra.

Il y a également ceux qui vont être proche de compositeurs, comme Fantin-Latour : "Dans sa peinture 'Autour du piano', on a le compositeur Emmanuel Chabrier qui est en train de jouer, mais on a aussi une représentation de Vincent d'Indy à ses côtés." Manet est lui aussi un ami de Chabrier, mais aussi du compositeur et pianiste Ernest Cabaner : "On voit la galerie de portraits de ses amis poètes et musiciens dans le tableau 'La musique aux Tuileries' qui est conservé à la National Gallery de Londres."

L'Orchestre de l'Opéra, vers 1870
L'Orchestre de l'Opéra, vers 1870
- Edgar Degas / Domaine public, wikipédia

Le groupe des XX, à Bruxelles, va mettre en avant la peinture qui à cette époque est encore en marge, impressionniste, postimpressionniste, néo-impressionniste… Chaque mois de janvier, dans les années 1880, y a lieu un salon où on met à l’auteur un certain nombre d’artistes. Par exemple, en 1890, van Gogh et Toulouse-Lautrec sont exposés… Lors de ces expositions, ils ont à cœur de laisser une place pour la musique. Et il va y avoir les concerts du lundi soir qui vont se perpétuer dans le groupe qui suivra à Bruxelles, La Libre Esthétique…. Petit à petit, des concerts accompagnent les moments d’exposition. Ce n’était pas quelque chose d’évident auparavant.

Lorsque les peintres représentent des musiciens et leurs instruments, c'est dont vers eux qu'ils se tournent. Mais aussi vers les membres de leur propre famille. Nombre d'entre eux sont musiciens, tandis que d'autres servent de modèles sans l'être forcément : "La demie-soeur de Whistler, ou la femme de Manet, ou la sœur de Bonnard, lorsqu’elles jouent au piano, prennent un peu la pose", raconte Frédéric Frank. Car à l'époque, les pianistes sont surtout des femmes, écartées de l'apprentissage du violoncelle pour raison de décence : le jeu sur cet instrument induisait trop de sensualité, et était donc réservé aux hommes. La fille de Guillaumin étudiait elle-aussi le piano, tandis que celle d'Eugène Manet, représentée à diverses reprises par Berthe Morisot, jouait du violon.

Frédéric Frank relève encore ce détail amusant : d'autres toiles célèbres représentant des musiciens doivent leur existence à des modèles, non-instrumentistes : "Là où c’est le plus évident et le plus attesté, c’est sur les 'Jeunes filles au piano' de Renoir : il existe six versions différentes, et on retrouve toujours cette même pose, cette même forme de tendresse et de concentration sur le piano. Ce sont des modèles. On peut voir le degré de connaissance de l’instrument entre un modèle et un instrumentiste."

Les Jeunes filles au piano, 1892
Les Jeunes filles au piano, 1892
- Auguste Renoir / Domaine public, Wikipédia

Fascination pour les pianos "paquebots", le motif de la crosse du violoncelle etc.

Comme le montre la peinture de Manet, l'époque est aussi à la redécouverte des XVIIe siècle hollandais, flamand, espagnol, ou du XVIIIe siècle français, avec une mise en avant de scènes de genre, et pas mal de scènes musicales : "On peut penser à Vermeer, à Hals... et puis au XVIIIe, on a les fêtes galantes de Watteau, qui sont des thèmes très musicaux", poursuit le commissaire. Mais la représentation du monde contemporain préoccupe aussi cette génération d'artistes.

Danseuse, 1891
Danseuse, 1891
- Edgar Degas / BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Elke Walford

ll s'agit de montrer des instruments modernes, pas des clavecins, pas des instruments dans leur dimension allégorique ou religieuse, comme la harpe de David, les orgues de Sainte-Cécile… De capter l’ère du temps, l’esprit de la modernité... il y a une volonté de témoigner, d’être inscrit dans un temps. Une volonté qui se voit jusqu’à la touche même. Ce qui va choquer le plus, avec Manet notamment, c’est cette volonté de ne pas faire une peinture bien finie, bien léchée, comme le veut la tradition, où on ne voit pas l’empreinte du peintre.

À ce souci de témoigner s'ajoute une véritable fascination pour l’instrument de musique, ses proportions, son corps en résonance.

La représentation du très gros piano à queue de sa demie soeur Deborah Haden, par Whistler, est un peu un tableau fondateur car le motif de la femme au piano va être ensuite énormément repris. Le peintre déploie des trésors d’ingéniosité pour faire figurer cet immense instrument qui est presque un paquebot dans la composition.

Comment en témoignait la première archive sonore que nous avons proposée à votre écoute, l'instrument de musique continuait à fasciner autant, un siècle plus tard. Preuve en est également de cette deuxième archive, extraite de la même émission ("Collections privées d'instruments de musique") mais datant d'avril 1967, ou le Comte de La Rochefoucault présentait sa collection de cors et de trompes de chasse :

Cors et de trompes de chasse_Collections privées d'instruments de musique, avril 1967

59 min

Les qualités visuelles de l'instrument de musique se déclinent à loisir et sont autant de sources de recherche picturale : courbes, reflets du bois ou du cuivre sur le vernis... : “Ce qui est fascinant, c’est qu’on tend parfois à évoquer le jeu musical, à mettre en avant l’instrumentiste, et au contraire, d’autres fois, l'instrument. C’est le cas par exemple avec le danois Hammershoi, un peintre aux frontières du réalisme et de l’impressionisme, qui représente le fils de son mécène qui est violoncelliste, et qui joue sur, non pas un instrument moderne, mais dont on met en avant les qualités sonores à cette époque, un violoncelle de Crémone d’environ 1730…"

La Leçon de musique, 1870
La Leçon de musique, 1870
- Edouard Manet / © Boston, Museum of Fine Arts

Hammershoi fait presque autant le portrait du violoncelle que celui du violoncelliste, c’est ça qui est très beau. Les reflets, la lumière… même le centre de la toile est occupé par le violoncelle. Et de la même façon, dans une toile qui est là dépouillée de tout ornement, de toute dimension narrative, de tout récit en arrière plan qui est celle de 'La leçon de musique' de Manet, la guitare et la partition sont totalement centrales, elles attirent le regard. Et la musique devient centrale. L’instrument de musique est objet de fascination. C’est la musique qui compte et rien d’autre, il n’y a pas de musique prétexte, ou de musique comme 'allégorie de'. C’est une invitation à aimer les instruments de musique, et le son qu’ils produisent.

Quant à l'exposition de Giverny : Le son qu'ils produisent, ce sont les audioguides de l'exposition qui les distillent dans notre oreille : les deux commissaires de l'exposition ont choisi des morceaux pour accompagner certaines toiles. Et de la Sonate à Kreutzer, de Beethoven, à l'Andante, de Fauré, la peinture s'enrichit soudain d'une troisième épaisseur. Alors musique !

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