L’atmosphère du tribunal est électrique. L’acte d’accusation est lu, sur un ton monocorde, par le porte-parole du parquet. Quatre-vingt-huit pages : cela semble interminable. On y parle de torture, d’homicide aggravé par une cruauté particulière. Des mots qui sont autant de chefs d’inculpation et ne sont pas prononcés très souvent dans la jolie cour d’assises Belle Epoque de la petite ville de Kecskemet, dans le sud de la Hongrie. Ils concernent certains des onze membres d’un réseau de passeurs, devenu tristement célèbre dans l’Europe tout entière, et dont le procès s’ouvrait mercredi 21 juin.
Les faits qui sont reprochés à l’Afghan Samsoor L. et à ses petites mains bulgares sont sordides. Par leur retentissement, ils ont provoqué des événements d’une ampleur historique pour l’ensemble du continent.Le 27 août 2015, en laissant suffoquer sciemment des réfugiés syriens, irakiens et afghans dans un poids lourd réfrigéré, lui et son équipe de trafiquants ont suscité une émotion si vive qu’elle a poussé la chancelière allemande, Angela Merkel, à ouvrir en très grand les frontières jusqu’ici hermétiques de son pays.
Un accusé brandit un écriteau. Il y affirme être « ni oppresseur ni assassin » et qualifie
le procureur de « gros menteur »
Mercredi, c’est presque hilare que Samsoor L. se présente devant ses juges sur un ton de défi. A peine assis, il se paye un esclandre. Pour développer le transport régulier de migrants, il a appris à maîtriser le serbe, le hongrois, l’anglais et l’arabe à un très bon niveau. Il s’offusque donc de se voir imposer une interprète en langue pachtoune, dont il juge la prestation détestable. Il brandit un écriteau : il affirme être « ni oppresseur ni assassin » et qualifie le procureur de « gros menteur ».
Il risque, avec trois des autres trafiquants, la réclusion criminelle à perpétuité incompressible. Entre février et août 2015, son appât du gain l’a poussé à entasser toujours plus de migrants dans un espace progressivement réduit jusqu’à l’insupportable.
Selon le parquet, Samsoor L., qui a fait acheminer 1 106 personnes de la Serbie à l’Autriche ou à l’Allemagne en sept mois, donnait systématiquement l’ordre aux chauffeurs ayant pris en charge les réfugiés de ne jamais s’arrêter. Une vision industrielle du trafic d’êtres humains, qui lui rapporta plus de 300 000 euros, au mépris de toute considération pour la vie humaine. Le jour du drame, les 59 hommes, les 8 femmes et les 4 enfants – dont un bébé – pris en charge la veille à la frontière serbe, n’avaient que 14 mètres carrés et 30 mètres cubes d’air pour respirer. Lorsqu’ils comprirent qu’ils allaient mourir, ils firent tanguer si fort leur compartiment hermétiquement fermé que, pris de panique, leur conducteur demanda par téléphone à sa hiérarchie s’il pouvait leur ouvrir.
« C’est un ordre »
Samsoor L., qui avait déjà empoché entre 1 000 et 1 500 euros par tête, payé ses hommes entre 500 et 2 000 euros et qui s’apprêtait à envoyer l’argent à son frère en Afghanistan, a alors répondu de « les laisser plutôt mourir ». « C’est un ordre », a-t-il même ajouté, selon des écoutes téléphoniques dont le procès-verbal a été rendu public par la presse germanophone il y a quelques jours. « S’ils meurent, il faudra les décharger dans une forêt en Allemagne. »
Cet homme fluet, entré en Hongrie illégalement en 2013, jouissait jusqu’ici de la protection subsidiaire – accordée aux réfugiés exposés à des menaces dans leur pays d’origine. Avant de devenir bourreau, il fut un migrant lui aussi. Dès le lendemain, sachant son business devenu mortel, il organisa pourtant un nouveau transport dans des conditions similaires. Ces réfugiés-là eurent la vie sauve grâce à la force de leurs seuls muscles : ils arrivèrent, eux, à défoncer la porte de leur « camion de la honte ». Le jugement de ce procès-fleuve est attendu avant la fin de l’année.
Les « 71 de Parndorf », du nom du petit village autrichien où les cadavres en décomposition ont été retrouvés, ont tous été identifiés, sauf un. Certains d’entre eux reposent désormais dans la terre qu’ils espéraient fouler vivants.
Si leur sinistre destin a provoqué une intensification de la lutte contre les passeurs, il n’a pas convaincu les Européens d’appliquer une politique d’asile commune, face au plus grand défi humanitaire qu’a connu le continent depuis 1945. L’horreur a depuis déserté ses routes. Elle remplit toujours de corps la mer qui sépare des zones en guerre.
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu