Enquête

Education nationale : «9-3», v’là les renforts des grandes écoles

La promo pionnière du Teach for France, financé et piloté en partie par le secteur privé, achève sa première année : des diplômés de Sciences-Po ou de HEC enseignent dans des établissements REP de banlieue parisienne. Quitte à créer des inégalités parmi les contractuels.
par Lina Rhrissi
publié le 22 juin 2017 à 19h26

La sonnerie de 13 h 30 a retenti depuis une dizaine de minutes ce mardi de mai dans la salle 309 d'un collège de Montreuil, en Seine-Saint-Denis. La moitié des élèves sont encore debout, en train de déambuler entre les chaises ou de s'agiter bruyamment. Jules Castro, professeur de mathématiques, fait partie de la première «cohorte» de volontaires du projet Teach for France. Après plusieurs tentatives infructueuses, l'enseignant débutant réussit enfin à calmer sa sixième C et entame son chapitre sur les fractions dans un silence fragile. Il y a un an pourtant, ce fils d'architectes diplômé de Sciences-Po en «finance et stratégie» s'orientait vers une tout autre carrière : son master en poche, il avait rejoint un cabinet de conseil comme consultant en stratégie. Mais lorsqu'il assiste à un discours donné dans l'école de la rue Saint-Guillaume par la fondatrice de l'association, Nadia Marik-Descoings, la proposition le séduit aussitôt. «J'ai toujours été très politisé et je me suis dit que ce serait le moyen de m'engager concrètement», se souvient le Parisien de 25 ans.

Le projet Teach for France est né dans le bureau de la ministre de l'Education nationale Najat Vallaud-Belkacem, en 2015, sous l'impulsion de Nadia Marik, ancienne directrice adjointe chargée de la stratégie et du développement de Sciences-Po et veuve de son ancien directeur Richard Descoings. Il est la version française du réseau Teach for All, un concept imaginé par Wendy Kopp, étudiante à l'université de Princeton, qui créa Teach for America en 1990. Son ambition ? Permettre à des diplômés des plus grandes universités d'enseigner deux ans dans les zones les plus défavorisées des Etats-Unis, afin de corriger les inégalités scolaires. Aujourd'hui, une quarantaine de pays ont ouvert des antennes nationales adaptées à leur système éducatif, du Royaume-Uni au Brésil en passant par le Liban. «Nous sommes totalement indépendants de la branche américaine, mais notre combat est le même : réduire l'inégalité des chances», précise la déléguée générale de l'association, Agueda Perez.

«Beau défi»

Les 29 enseignants de la première promotion française viennent de certaines des plus grandes écoles, de Sciences-Po Paris à HEC en passant par l’Essec. Ils achèvent actuellement leur première année d’enseignement en mathématiques, histoire-géographie, lettres, anglais ou SVT. Tous ont été répartis dans des collèges de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, rattachés à l’académie de Créteil et pour la plupart en réseaux d’éducation prioritaire (REP), le programme qui a remplacé celui des zones d’éducation prioritaire (ZEP) en 2015. Dans le «9-3», l’académie fait de plus en plus appel aux contractuels, des CDD qui remplacent les titulaires. En mars, le département en comptabilisait 2 311 dans le second degré, soit 17 % du corps enseignant, selon une estimation du Syndicat national des enseignements de second degré (Snes). Il faut désormais également compter sur les dizaines de contractuels formés par Teach for France, pour lesquels cette ligne sur leur CV est un plus.

Sur le site de l'organisation, les anglicismes et le jargon typique du monde des start-up ont de quoi surprendre. Le 11 février, Juliette (1), diplômée de HEC, a participé à la première vague d'épreuves de sélection de la seconde cohorte, dans les luxueux locaux parisiens du cabinet de conseil AT Kearney. «C'est un beau défi, l'occasion de rendre un peu de ce que la société m'a donné», confie la jeune fille qui, depuis avril, sait qu'elle fera partie de la trentaine de candidats retenus pour enseigner à la rentrée prochaine. Pour être acceptés, les quelque 60 postulants ont dû préparer une minileçon sur un sujet et dans la discipline de leur choix, répondre collectivement à une question pédagogique donnée et passer un entretien individuel. Le tout devant un jury composé de personnalités issues de l'Education nationale mais aussi du privé, telles qu'un membre des ressources humaines de L'Oréal.

Mélange des genres

Si les enseignants sont rémunérés par l'Education nationale au même salaire que les autres contractuels, Teach for France reçoit des subventions du ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports ainsi que d'entreprises partenaires comme AT Kearney, Eurazeo et Western Union. Un mélange des genres critiqué par les syndicats enseignants. Pour Paul Devin, inspecteur de l'Education nationale et secrétaire général du SNPI-FSU, Teach for France ouvre une brèche dangereuse en légitimant la privatisation des services publics. «La formation des professeurs de l'Education nationale doit rester publique pour être mise à l'abri des enjeux idéologiques», argumente le syndicaliste. Et de souligner la présence au sein du conseil d'administration de l'association de Laurent Bigorgne, directeur du libéral Institut Montaigne, proche de Jean-Michel Blanquer, le ministre de l'Education nationale, mais surtout ami intime d'Emmanuel Macron. Agueda Perez confirme cette lignée : «Notre positionnement est justement de proposer des solutions en partenariat avec le rectorat et le gouvernement.»

En juillet 2016, les apprentis enseignants de Teach for France se sont réunis pendant un mois sur le campus de l'Institut européen d'administration des affaires à Fontainebleau (Seine-et-Marne) pour la première université d'été de l'association. Le programme était chargé : conférences, tables rondes, mises en situation, ateliers disciplinaires, exercices pédagogiques… Des professionnels de l'éducation y ont côtoyé des figures des sciences humaines, comme le spécialiste en psychologie cognitive et professeur au Collège de France Stanislas Dehaene, le sociologue auteur d'ouvrages sur la violence à l'école Eric Debarbieux ou encore la psychiatre Marie Rose Moro. «C'est une force du programme que de mélanger ces deux types d'intervention», remarque Agueda Perez, tout en soulignant que les séances les plus appréciées sont généralement celles données par les acteurs de terrain. Des chefs d'établissement, des conseillers principaux d'éducation et surtout la dizaine de tuteurs, rémunérés par l'association (autour de 100 euros par mois). Profs titulaires avec une forte expérience en REP, ils continuent de suivre leurs poulains bien après ce mois d'immersion.

Tout au long de l'année, les contractuels et leurs mentors se réunissent une fois par semaine dans les étroits bureaux de la rue du Petit-Musc, dans le IVe arrondissement de la capitale. Et restent en contact en dehors. Clémence Choisnard, 23 ans, détentrice d'un double diplôme Polytechnique-HEC et professeure de français à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), échange sans cesse avec sa tutrice. Elle s'est rendue dans sa classe et l'a reçue deux fois dans la sienne.«Son soutien a vraiment été constructif parce qu'elle a vécu des situations similaires et comprend vraiment de quoi je parle», confie Clémence Choisnard. Pascal (1), professeur de maths de 52 ans et formateur de l'Education nationale aguerri, est tuteur pour Teach for France. Un exercice qu'il trouve franchement stimulant : «Ces jeunes ont de solides compétences, ils prennent les postes les plus durs de l'académie et sont motivés, donc oui, ça fait plaisir.»

Dans son collège du Val-de-Marne, Clémence Choisnard, native de Béziers (Hérault), a vite remarqué le manque de communication avec les autres enseignants. «On a tendance à faire l'autruche et à éviter de parler des problèmes qu'on rencontre, comme s'il y avait une pression à ne jamais perdre la face, analyse cette littéraire. On se plaint, on partage des anecdotes, mais on discute rarement de pédagogie entre collègues d'une même discipline.» C'est pourtant en dialoguant avec ses homologues de l'association qu'elle a pu s'améliorer, trouver des idées et surmonter les obstacles. Les 29 apprentis profs investissent aussi les outils numériques en partageant notamment cours et expérimentations sur Google Drive. Des relations qui font cruellement défaut aux autres contractuels. Embauchés à la va-vite, ils bénéficient d'une formation insuffisante voire inexistante et souffrent d'un grand isolement, amplifié par leur statut mobile les obligeant à changer régulièrement de poste en fonction des remplacements. «L'inspecteur m'a dit que j'allais recevoir une formation, mais je n'en ai toujours pas vu la couleur», raconte Sidney (1), 25 ans et titulaire d'un master en littérature moderne à la Sorbonne, contractuel depuis mars. Sans parler de l'absence totale de tuteurs. «Aucun des contractuels que je connais n'en a jamais eu !» ajoute-t-il.

Pour les titulaires de l'établissement de Jules Castro, le prof de maths issu de la première cohorte, qui ont vu passer nombre de ces enseignants précaires, les candidats de Teach for France ont d'abord un statut à part. «Jules est excellent, y a rien à dire, lance Cyril (1), le professeur d'EPS du collège. Mais je trouve le projet un poil élitiste et, surtout, c'est injuste pour les autres contractuels malléables à merci qu'on place souvent sur plusieurs établissements à la fois.» De fait, dans le cadre de sa convention avec le rectorat de Créteil et le ministère de l'Education, l'association a obtenu de connaître l'affectation de ses contractuels avant leur université d'été et de les maintenir tout du long dans un même établissement. Certains d'entre eux ont aussi été placés par paires. Un cadre nécessaire pour que la formation fasse sens et que les candidats ne prennent pas leurs jambes à leur cou.

Silence contraint

Alors, pour éviter de passer pour des privilégiés sur leur lieu de travail, certains enseignants Teach for France préfèrent taire leur origine. Un silence contraint qui n'a pas empêché treize d'entre eux de vouloir changer de cap professionnel pour de bon, et de se présenter au concours de la fonction publique. S'ils l'obtiennent, ils deviendront titulaires stagiaires dès l'année prochaine tout en restant dans le programme de la rue du Petit-Musc. Ingénieure en énergie de formation, Delphine (1) fait partie de ces convertis et entend faire carrière dans l'éducation. Quant à Jules Castro, il hésite encore. Il se verrait bien s'investir davantage pour La République en marche à côté de ses cours. «Ce dont je suis sûr, en revanche, c'est qu'à la rentrée prochaine, je m'y prendrai complètement différemment avec mes nouveaux élèves.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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