A Abou Dhabi, les gratte-ciel ont dû être construits avec du double double-vitrage. Le long de la corniche de la capitale des Emirats arabes unis, des avions de voltige ont vrombi tout le week-end à plus de 360 km/h et aucun touriste ne s'est plaint. Juste au-dessus du niveau de la mer, à seulement une vingtaine de mètres, douze pilotes aguerris se sont tiré la bourre pour franchir le plus vite possible des obstacles flottants.
Ils participaient tous au Red Bull Air Race, curieux championnat mêlant la vitesse extrême de la Formule 1 et les virages d'un slalom en ski. Reconnu par la Fédération aéronautique internationale, cet hybride avait déjà suscité la curiosité de 2003 à 2010. Mais la célèbre marque de boissons énergisantes, spécialisée dans l'organisation de compétitions de sports extrêmes, avait préféré annuler les trois éditions suivantes pour des raisons de sécurité.
« Cette compétition est unique, car les autres courses aériennes ne se déroulent pas à l'intérieur d'un si petit circuit et avec de tels obstacles », explique l'Anglais Paul Bonhomme, double tenant du titre et vainqueur à Abou Dhabi de la première des huit étapes de la saison 2014.

Paul Bonhomme aura mis 56 secondes pour boucler son slalom victorieux. Des centaines d'Emiratis ont pris place dans les tribunes dressées pour l'occasion, face au plan d'eau et à un écran géant. A 39 euros le billet, le spectacle est à la portée d'une population dont le salaire moyen dépasse les 5 000 euros mensuels.
Découpé en plusieurs sections – familles, célibataires et grand public - l'accès à la plage offre aussi un champ de vision appréciable pour suivre le ballet des avions. Quatre pylônes simples obligent les machines à se déporter - presque à la verticale - vers la droite ou la gauche. Puis quatre portes, chacune matérialisée par deux pylônes, leur imposent un net retour à l'horizontale.
« UN NOUVEAU SPORT MOTORISÉ EN 3D »
Quand il ne pique pas des virages ultra-serrés, Paul Bonhomme officie - à temps partiel - comme pilote de ligne traditionnel : « Je conduis des Boeing 747 pour British Airways, principalement pour des long-courriers. » A l'inverse, Hannes Arch, qui a loupé de peu la victoire (56 sec 776), se concentre toute l'année, grâce au soutien de sponsors, sur l'univers restreint des courses aériennes.
L'Autrichien décrit ces contre-la-montre « comme un nouveau sport motorisé en 3D » : « Dans mon pays, j'ai déjà acquis de la notoriété, mais je pense que ce genre de sport peut se développer dans le monde entier, à l'image de la Formule 1. » Pour ces bolides de 579 kilos qui brûlent deux litres de carburant par minute, Abou Dhabi s'impose comme une destination idéale en cas de panne d'essence.
Le deuxième pôle économique des Emirats derrière Dubaï réunit presque à lui seul 5,9% des ressources mondiales de pétrole. Outre son tournoi de tennis, de golf et son Grand Prix de F1, elle accueille donc pour la septième édition d'affilée l'étape inaugurale du Red Bull Air Race, alors que le circuit 2014 séjournera aussi en Croatie, Malaisie, Pologne, Royaume-Uni, Etats-Unis et sans doute en Chine.

L'analogie avec la Formule 1 se poursuit jusqu'aux stands de départ, désignés sous le terme de « paddocks ». Les avions y attendent de s'envoler aux abords d'un marché de poissons, avec des grues et des immeubles en chantier comme arrière-plan. Près de son ventilateur, dans une chaleur pesante, Nicolas Ivanoff estime pourtant que ses accélérations dans les airs ressemblent plus à celles d'un skieur.
« Le parcours comporte des portes à passer et des changements de trajectoires assez violents, comme en slalom. Nous avons un parcours plutôt accidenté », précise le seul Français en lice dans l'épreuve principale et huitième ce week-end. Une lettre suffit pour évoquer la difficulté majeure : le « G ». « G » comme force gravitationnelle. « Dans mon avion, plus j'accélère au moment de prendre un virage, plus j'encaisse une ‘force G' importante. »
Dans un avion classique, tout passager subit une force d'« 1,3 ou 1,4 G ». En course, les pilotes montent jusqu'à 10 G : une compression qui représente dix fois leur poids. « Comme le sang peut descendre jusqu'aux pieds et quitter le cerveau, nous risquons parfois d'avoir un voile gris qui trouble notre vision en plein vol, puis un voile noir, puis une incapacité d'entendre les sons. Pour éviter la perte de connaissance, il faut rester gainé au maximum pour que ses abdominaux empêchent le sang de trop descendre », détaille Nicolas Ivanoff.
GARE AUX PYLÔNES
A l'issue de trois phases de vol (quarts, demi-finales et finale), le Français aura assisté impuissant à la victoire de Paul Bonhomme, à créditer du maximum de points possible (12), devant l'Autrichien Hannes Arch et le Canadien Pete Mc Leod. En revanche, les pilotes ont préféré garder le champagne au frais : dans l'émirat, l'usage d'alcool est prohibé à l'extérieur.
Nicolas Ivanoff aura beau dire qu'« un trajet en voiture présente souvent plus de danger qu'une course aérienne », la question de la sécurité n'en obsède pas moins les organisateurs. « L'une des raisons qui explique l'arrêt du championnat pendant trois ans tenait au fait que nous considérions qu'il manquait de sécurité », confirme l'Américain Jim DiMatteo, le directeur de la course.
Pour éviter qu'un avion ne se détruise en heurtant les flots - comme ce fut déjà le cas, sans conséquence tragique, en 2010 - la hauteur des pylônes a été désormais fixée à 25 m de haut. Soit 5 m de plus qu'auparavant. Et tout avion qui les franchirait en volant trop bas se verrait disqualifié, s'il passe sous la partie peinte en rouge.
Le drame survenu aux Etats-Unis lors de la prestigieuse course de Reno, également une référence en matière de courses aériennes, a sans doute marqué les esprits. En 2011, le crash d'un pilote septuagénaire avait causé son décès, et celui de neuf spectateurs. De quoi raviver le débat sur la viabilité de telles compétitions et sur l'âge limite des concurrents.
« MON AVION A COÛTÉ PRÈS DE 300 000 EUROS »
A Abou Dhabi, également triés sur le volet par Red Bull, six « challengers » en ont aussi profité pour inaugurer leur propre championnat. Une sorte de deuxième division créée pour former, à terme, des pilotes capables de concourir dans l'épreuve reine. « Red Bull nous fournit les avions, alors que les avions des ‘masters', un peu plus personnalisés, appartiennent généralement aux pilotes », explique l'un d'eux, le Français François Le Vot.
Et de poursuivre : « La différence réside aussi dans le parcours, puisque nous avons une porte de moins à aborder, lors de la ligne droite finale. » A Abou Dhabi, ce militaire de l'armée de l'air s'est distingué comme le meilleur pilote de cette antichambre. Il avait déjà triomphé en septembre 2013 avec l'équipe de France, aux Etats-Unis, lors des championnats du monde de voltige aérienne.

« Les championnats de voltige se pratiquent dans un volume d'air plus élevé qu'une course aérienne avec pylônes, dans un espace compris entre 100 et 1 000 m. Cette discipline accorde plus d'importance aux figures libres, aux improvisations », estime Mikäel Brageot, un autre « challenger ». A 26 ans, le pilote français fait figure de benjamin de cette flotte dont la moyenne d'âge est de 45 ans.
Jeune, la marque Red Bull voudrait également le rester auprès de sa clientèle. D'où sa stratégie de multiplication des compétitions de sports extrêmes. Toujours encline à faire parler d'elle, la marque est en revanche très discrète sur l'argent injecté pour financer l'épreuve et refuse de communiquer son budget.
Les pilotes partagent le même mutisme à propos de leurs rémunérations. « Je n'ai pas encore de sponsor - Le Monde ne serait pas intéressé, par hasard ? -, je gagne ma vie grâce aux courses et à mon salaire d'instructeur d'aviation, explique Nicolas Ivanoff. Mon avion a coûté près de 300 000 euros et pour l'instant, je dois rembourser tous les mois le prêt à la banque ».
Sur le pont, au-dessus de la plage artificielle qui longe la corniche, des affiches assurent à Red Bull une publicité en arabe - la langue officielle - mais aussi en anglais. Ils côtoient une façade à la gloire de « Father » Zayed. Ce cheikh fonda les Emirats arabes unis en 1971. Un pays surgi des sables où poussent comme des champignons les centres commerciaux, les chaînes de restauration rapide et les courses d'avions.
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu