Le nazi qui avait infiltré National Geographic

Douglas Chandler, contributeur de National Geographic pendant la Seconde guerre mondiale, a longtemps caché ses penchants idéologiques.

De Nina Strochlic
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Photo de Douglas Chandler apparaissant dans son reportage sur Berlin, paru dans le magazine National Geographic de février 1937, décrivant le bonheur des Berlinois sous le nouvel ordre nazi. Il a ensuite collaboré étroitement avec le ministère de la propagande dirigé par Goebbels.
PHOTOGRAPHIE DE Douglas Chandler, National Geographic Creative

Par une nuit d'avril 1941, vers 10 heures du soir, un programme radio allemand émet les premiers sons sur les antennes américaines. Les auditeurs américains réglant leur transistor sur une station à ondes courtes entendent pour la première fois la mélodie de « Yankee Doodle » et le pas des chevaux claquant sur le sol terreux. Puis la voix d'un homme, posée, grave annonce « Moi, observateur américain, arrive au galop vers vous.»

Tous les soirs qui suivent, à l'exception des dimanches, un homme se faisant appeler Paul Revere s'adresse à la nation américaine dans une diatribe pro-nazi au vitriol, agrémentée ça et là d'arguments propagandistes anti-Britanniques et anti-Roosevelt. 

Environ un mois après le lancement du programme, dans la nuit du 26 au 27 mai 1941, le présentateur annonce qu'il fête son 52e anniversaire. Il a alors, dit-il « le même âge qu'Adolf Hitler, l'homme le plus accompli du monde.» Il dévoile ensuite sa réelle identité : Douglas Chandler, contributeur du magazine National Geographic.

Douglas Chandler (à gauche) lors de son procès à Boston en 1947. Il était accusé de haute trahison.
PHOTOGRAPHIE DE Photograph, via Ap

Au siège de National Geographic de Washington, un mémo circule déjà parmi les principaux rédacteurs en chef. Une coupure du Washington Post y est attachée : « Le Nazi ‘Paul Revere’ est en fait originaire de Baltimore.» Les lettres de lecteurs commencent à arriver en nombre à la rédaction du magazine qui ont eu vent du programme radiophonique dans lequel Chandler a répété à plusieurs reprises ses différents avec son employeur.

« J'avoue ne pas comprendre... Pourquoi les Nazis ont-ils une telle rancune envers National Geographic ? » écrit un lecteur inquiet.

National Geographic et le FBI avaient déjà enquêté sur les liens qu'entrenait Chandler avec le régime nazi. Mais avec cette révélation en direct, le grand public américain découvre qu'un contributeur de National Geographic défend ouvertement la cause du IIIe Reich.

 

COMMENT IL A ÉTÉ DÉCOUVERT

Né à Chicago en 1889, Chandler sert dans la marine pendant la Première guerre mondiale avant de se reconvertir dans la vente de rasoirs et de crèmes pour le visage. Il connaît ensuite un certain succès comme courtier en bourse à la fin des années 1920 mais la conjoncture ne lui est pas favorable : il perd toutes ses économies et celles de son épouse pendant la crise de 1929.

Chandler se tourne alors vers le journalisme. Il accepte un poste au journal Baltimore News-American, dans lequel il écrit une colonne hebdomadaire, dans un style souvent très poétique. Il est perçu par ses amis et collaborateurs comme un homme charmant mais arrogant. Au fil de ses écrits et de ses amitiés, il apparaît progressivement accablé par la politique américaine et blâme les Juifs pour ses échecs.

En 1931, Chandler, sa femme et leurs deux filles prennent la mer pour la France où il se découvre deux nouvelles passions : la photographie et le nazisme. Il fait l'acquisition d'un appareil Leica et commence sa carrière de photographe en tant qu'indépendant. Il visite ensuite l'Allemagne pour la première fois. Il y rencontre le département de presse du parti nazi et le consul général de Munich. Celui-ci lui fait visiter Dachau, un des premiers camps de concentration nazis, où Chandler admire la propreté des baraquements. Il quitte le pays persuadé que les États-Unis déforment la réalité des conditions de vie en Allemagne.

En 1936 Chandler envoie des photographies de son voyage en Afrique du nord à une connaissance, John Oliver La Gorce, alors rédacteur adjoint de National Geographic. 

La Gorce refuse de publier les photos mais propose à Chandler d'écrire et d'illustrer un article sur Berlin. Le magazine souhaite donner à voir la vie des gens, leurs occupations et loisirs, le développement de l'urbanisme et des transports dans un contexte si particulier.

Des lettres comme celles-ci conservées par un homme se disant ami de Chandler ont été saisies par le FBI durant l'enquête sur Chandler.
PHOTOGRAPHIE DE Douglas Chandler, National Geographic Creative

Quelques mois plus tard, Chandler envoie un article de 9 000 mots intitulé « Berlin, ville de rivières et d'arbres » et une lettre assurant qu'il s'était efforcé de rester neutre, loin des sujets controversés. La Gorge l'en félicite et paie l'article 500 dollars.

L'article en question - 47 pages d'images d'immeubles bardés de croix gammées et de descriptions révérencieuses du nouvel ordre régnant sur la capitale allemande, est l'un des plus embarrassants de l'histoire de National Geographic. Le titre proposé a été modifié pour « Changing Berlin », mais il ne décrit pas la pression totalitaire et la persécution religieuse qui s'étaient abattues sur la ville. Au lieu de cela, le reportage montrait des Berlinois radieux participant à la parade d'anniversaire d'Hitler.

« Former l'esprit des jeunes gens, » peut-on lire dans une légende, « et assurer la défense de l'Allemagne future par la race supérieure est l'une des missions du présent gouvernement. » La seule allusion aux prohibitions explique que l'abattage casher a été interdit.

 

PLONGÉE DANS LE NAZISME

En 1937, Chandler rencontre Ulrich von Bulow, en charge du recrutement d'Américains et de Britanniques pour servir les besoins du ministère de la propagande dirigé par Joseph Goebbels.

À cette époque, Chandler continue d'écrire pour National Geographic. Il signe des reportages sur la démocratie turque, sur la culture balte, sur l'architecture belge et sur un monarque yougoslave.

Quand Chandler retourne en Allemagne en 1938, il est ravi de constater que la philosophie nazie s'est propagée dans toutes les couches de la société. « Un nouvel ordre social admirable est en train de croître et j'en suis ravi » écrit-il à un ami.

Des croix gammées recouvrent les bâtiment berlinois.
PHOTOGRAPHIE DE Wilhelm Tobien, National Geographic Creative

En 1939, alors que la famille Chandler réside dans un ancien château sur l'île croate de Korčula, ils reçoivent la visite de William Danforth, fondateur de la marque d'aliments pour animaux domestiques Purina, proche ami de La Gorce. Quand Danforth revient aux États-Unis, il envoie une lettre à La Gorce pour lui exprimer sa gratitude de lui avoir fait rencontrer Chandler, il ajoute qu'il « a été perturbant de constater que M. Chandler était l'être le plus pro-nazi et antisémite [qu'il ait] jamais rencontré. »

En réaction, La Gorce envoie un membre du magazine en Europe pour rendre visite à Chandler et enquêter sur ses liens avec le parti nazi. Les soupçons sont rapidement confirmés.

La Gorce rompt tout lien avec Chandler et intime à la rédaction de faire de même. Il annule le reportage que Chandler doit faire en Albanie et fait un rapport complet des activités de Chandler au gouvernement américain.

Chandler, qui vit désormais entre la Yougoslavie et l'Italie, s'enlise dans des théories conspirationnistes. Quand La Gorce ne prend plus la peine de répondre à ses lettres et télégrammes, il blâme l'influence des Juifs dans les médias. Quand ses opinions politiques se font de plus en plus sonores, les voisins de Chandler l'accusent d'être nazi et il se dit victime d'une chasse aux sorcières menée par les Juifs.

 

L'APPEL DE LA PATRIE

À l'hiver 1940, le consul américain en Italie exige que tous les Américains expatriés regagnent les États-Unis. Chandler préfère se procurer un visa pour retourner en Allemagne. À son arrivée, il propose ses services - pro bono - au recruteur du ministère de la propagande.

Von Bulow donne à Chandler un créneau horaire, « USA Zone », sur l'antenne radio du Reich pour émettre aux États-Unis et convaincre l'opinion publique américaine de ne pas entrer en guerre.

La haute-société berlinoise dîne aux terrasses des cafés. Les photographies de Chandler ne retranscrivent jamais la violence du régime nazi.
PHOTOGRAPHIE DE Douglas Chandler, National Geographic Creative

Hitler et Goebbels demandent expressément à Chandler de suivre le programme de propagande en cinq points, une « arme de guerre psychologique » qui a été utilisée contre Chandler lors de son procès pour trahison. Le programme stipule « 1) Les Bolcheviques sont les ennemis publics numéro un. 2) Les Juifs du monde entier soutiennent les Bolcheviques. 3) Les Allemands sont le peuple le plus heureux et le mieux portant du monde. 4) L'Allemagne est invincible. 5) L'Angleterre est économiquement et politiquement décadente. »

Le contenu du programme était directement donné lors de réunions quotidiennes menées par Goebbels.

 

UN TRAÎTRE À VISAGE DÉCOUVERT

Un mois après le lancement du programme, Chandler révèle son identité, mentionnant une douzaine de fois National Geographic ce faisant. Presque immédiatement, les abonnés du magazine qui entendent parler de l'émission écrivent à la rédaction. La Gorce répond personnellement à la plupart d'entre elles.

Des jeunes filles allemandes se promènent dans Berlin sur cette photographie de Chandler.
PHOTOGRAPHIE DE Douglas Chandler, National Geographic Creative

Dans un éditorial au titre « Le traître de l'Amérique » (America’s No. 1 Traitor), un ancien ami de Chandler, Albert A. Brant, écrit : « En accordant aux nazis les termes de droiture et d'invincibilité, Douglas Chandler surpasse Goebbels. »

Pendant qu'il fait des remous aux États-Unis, Chandler se plaint de son installation à Berlin. Il est hypocondriaque, insomniaque et boit sans montrer un seul signe d'ébriété. À chaque session d'enregistrement, déclare-t-il, il meurt un peu physiquement. 

Chandler se plaint également sans cesse de ses supérieurs. Le fait que le Département de la propagande ne l'aide pas dans sa recherche d'appartement ou de locaux le laisse amer.

 

GUERRE ET FAISEURS DE PAIX

Le 7 décembre 1941, l'attaque japonaise de Pearl Harbor décide l'Amérique à entrer en guerre contre l'Allemagne et ses alliés.

La voiture de Chandler, qui arbore un drapeau américain, est confisquée par les Allemands. Ses activités ont beau revêtir un caractère de trahison de plus en plus accablant, il décide de continuer à présenter l'émission après une interruption de trois mois.

Les émissions de l'année suivante prouvent que Chandler est au courant - et soutient - la Solution finale voulue par Hitler pour éradiquer le judaïsme, souhaitant même qu'elle soit mise en place en Amérique.

« S'il le faut, vengeons-nous de Pearl Harbor, » commence-t-il. « Mais ne nous vengeons pas des Japonais. Vengeons-nous des réels auteurs de cette guerre : les Juifs. Le jour viendra où les Yankees aussi souhaiteront un pogrom pour purger la société. Les mesures employées par le Reich paraîtront risibles en comparaison. »

Les Révoltés du Bounty passait au cinéma durant le séjour de Chandler à Berlin. Un an après la publication de cette photo, la violence de la Nuit de Cristal s'est abattue sur les magasins et les propriétés juives, vandalisés et incendiés.
PHOTOGRAPHIE DE Douglas Chandler, National Geographic Creative

À mesure que les États-Unis reprennent les territoires acquis par les Allemands, Chandler explique qu'il travaille maintenant à l'intérêt supérieur de l'Amérique, son implication dans la propagande du Reich étant maintenant obsolète.« Ma seule motivation durant cette période était de... faire perdurer le rêve de l'American way of life,» déclare-t-il plus tard au FBI.

En 1942 les États-Unis commencent à persécuter les traîtres à la nation. L'été suivant, Chandler et trois autres hommes, dont le poète Ezra Pound, sont mis en examen. Une décision que Chandler impute au pouvoir judiciaire des Juifs.

Son émission prend un ton de plus en plus modéré. Il passe des morceaux de musique classique et lit en direct les poèmes de Walt Whitman et Alfred Lord Tennyson, avançant que « les poètes et les musiciens étaient les derniers faiseurs de paix. »

 

L'APRÈS-GUERRE

La chasse aux traîtres de guerre commence dès l'abdication de l'Allemagne. Les autorités retrouvent Chandler et sa famille dans un village bavarois. Selon Berlin Calling, Chandler passe les 15 premières minutes de son arrestation à fixer le capitaine chargé de le ramener aux États-Unis. Puis il demande si les Américains ont aimé son émission.

Chandler a été ramené aux États-Unis et placé dans un centre de détention de l'armée, où il écrit une auto-biographie de 48 pages. Il est l'un des 11 Américains poursuivis pour trahison après la Seconde guerre mondiale. Son procès a  lieu en 1947 et captive l'Amérique. Le gouvernement n'avait pas accordé beaucoup d'importance à l'émission de propagande. Il s'avère qu'elle avait été écoutée par une moyenne de 150 000 à 300 000 Américains chaque soir.

Un homme rédige une lettre dans un bureau de poste berlinois.
PHOTOGRAPHIE DE Douglas Chandler, National Geographic Creative

LES FANTÔMES DU PASSÉ

National Geographic ne s'est pas défait de cet épisode. En 1970, Chandler écrit à Melville Bell Grosvenor, président de la National Geographic Society, lui réclamant le remboursement de notes de frais entre 200 et 300 dollars qui avaient été annulées une fois ses inclinaisons politiques découvertes.

« Cette lettre est restée sur mon bureau pendant plusieurs jours. Je ne savais franchement pas comment y répondre. » écrit Grosvenor dans un mémo. « Chandler doit être un vieux monsieur maintenant et il doit être à l'affût de la moindre somme.»

La vie de Chandler après l'envoi de sa lettre est peu connue. Seules quelques anecdotes circulent. Dans un blog tenu au début des années 2000, deux commentateurs racontent avoir rencontré le propagandiste tombé dans l'oubli. L'un d'eux raconte que Chandler a été vu en Allemagne dans les années 1970. Chandler devait avoir 80 ans et vivait alors dans les Îles Canaries avec sa nouvelle épouse allemande.

« C'était un nazi non-repenti, jusqu'à la fin, » écrit le commentateur. « Il se faisait toujours passer pour le "représentant de National Geographic" en Europe.»

 

Le reportage de Chandler "Changing Berlin" a été publié dans notre numéro de février 1937.

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