Paris, du Nord à l’Est
Photos publiées avec l'aimable autorisation de Camille Léage.

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Culture

Paris, du Nord à l’Est

En suivant le trajet du bus 60, Camille Léage rend compte des transformations urbaines et sociales du nord-est de la capitale.

Les Parisiens sont pressés. Les Parisiens passent la moitié de leur temps dans les transports en commun. Les Parisiens passent l'autre moitié de leur temps à râler. Les Parisiens ceci, les Parisiens cela… On ne compte plus les préjugés, bien souvent éculés, sur les habitants de la capitale, et sur la capitale elle-même d'ailleurs. Hétéroclite, plurielle, cosmopolite, dense, sale, bourgeoise, gentrifiée : Paris est tout cela, Paris est plus que cela. Et toute sa complexité s'illustre on ne peut mieux que dans les arrondissements du nord-est de Paris, à savoir les XVIIIe, XIXe, XXe où cohabitent, avec plus ou moins de bonheur, des Parisiens très différents les uns des autres. Preuve, s'il en est, avec le projet photo d'une d'entre eux, Camille Léage.

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Cette dernière, photographe autodidacte, a décidé de prendre le temps d'observer son environnement et ses pairs en suivant tout simplement à pied une ligne de bus qui traverse ces quartiers-là, la ligne 60. Ça donne le Bus 60, ça veut en montrer les multiples facettes et ça fait l'objet d'une exposition commune avec le travail d'une autre Parisienne, Elsa Noyons, qui provoque quant à elle les rencontres en installant une petite table un peu partout, à la galerie L'Inattendue, à Paris. J'en ai donc profité pour contacter la première, qui m'a parlé du Paris de son enfance, de gentrification, de la place des femmes dans l'espace public et de l'utilité de l'inutilité.

Château Rouge

Creators : Salut Camille. Alors d'abord : pourquoi la ligne 60 ? Pourquoi pas le bus 56 ou le tram T3b ?
Camille Léage : Il y a deux raisons. À l'origine, je souhaitais montrer un autre regard sur Paris. En ça, la ligne 60 est formidable, car elle traverse, de la Porte de Montmartre à Gambetta, les XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements, connus pour être des quartiers d'une grande diversité. Cet itinéraire sillonne des quartiers haussmanniens, des immeubles en réhabilitation, des grands ensembles… Il présente donc un territoire d'exploration plus hétéroclite que le tram T3b, et plus concentré que la ligne 56. L'autre raison est plus personnelle : je suis née arrêt Pelleport, j'ai grandi arrêt Tristan Tzara, j'ai aimé arrêt Gambetta puis Armand Carrel, je me suis fait larguer arrêt Manin, mes meilleurs ami-es habitent arrêts Mairie du XVIIIe et Damrémont. J'ai même réussi à trouver du travail sur la ligne 60… La ligne 60, c'est la ligne qui m'accompagne dans mon quotidien, c'est chez moi.

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Canal de l'Ourcq

Comment as-tu formé ce projet ?
Ses prémisses datent de 2011 : la Halle Pajol, dans le XVIIIe, était sur le point d'être réhabilitée, la transformation du quartier s'accélérait et j'ai ressenti le besoin de documenter ces transformations. Mais ça s'est véritablement matérialisé à partir de 2016, après mon entrée dans la vie active. Comme je voyage beaucoup, j'ai élaboré ce projet comme une stratégie pour retrouver les sensations du voyage dans mon quotidien : apprécier l'errance, goûter aux joies de l'imprévu et des rencontres, remettre en question mes représentations. Depuis, je ne ressens plus le besoin de parcourir le monde pour découvrir et rencontrer. Et pour provoquer ces rencontres, j'ai inventé des règles — la ligne 60 est un formidable prétexte pour arpenter un territoire défini. Je ne photographie pas dans le bus 60, je marche le long de son trajet, en n'empruntant jamais les mêmes rues, aux mêmes heures. Lorsque je photographie, je respecte l'anonymat des personnes. Soit je les photographie de dos, soit je leur demande l'autorisation si je souhaite les immortaliser de face.

Montmartre

Justement, comment choisis-tu et abordes-tu les personnes que tu photographies ?
Pour ça, il n'y a pas de règles. Parfois c'est un détail, une différence, qui va m'amener à sortir mon appareil photo. En réalité, je photographie peu. J'aime prendre mon temps, marcher, découvrir de nouveaux espaces et aller à la rencontre d'inconnu-es. La plupart du temps, j'ai une approche très directe, car les passant-es vaquent à leurs occupations et ne sont pas toujours disponibles. J'ai essuyé peu de refus et j'essaye de varier les sujets. Car ce qui m'intéresse c'est la diversité de la population parisienne, et ces lieux qu'on ne regarde plus ou que beaucoup semblent mépriser, comme les barres HLM, mais qui font parties intégrantes de Paris.

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Porte de la Chapelle

J'imagine que les populations que tu croises tout au long de ce parcours sont assez variées. Quel constat fais-tu a posteriori ?
J'ai grandi dans le XVIIIe, à Porte de la Chapelle, dans un HLM où toutes les portes étaient ouvertes. Il existait une vie de quartier et un vrai réseau de solidarité entre les voisins. En démarrant ce projet, je pensais justement retranscrire ça, à plus grande échelle. Je me suis bien plantée. Il m'a fallu ce projet pour le réaliser. À Paris, les communautés se côtoient, mais se mélangent rarement. Souvent, c'est un mélange de surface et la gentrification qui s'accélère n'arrange rien. Un autre constat, qui m'attriste, c'est que je rencontre peu de femmes. Elles traversent l'espace public, mais ne l'occupent pas comme les hommes. Ou alors pour caricaturer, c'est au moment de la sortie d'école, dans les parcs et les jardins. J'aimerais voir plus de femmes s'approprier l'espace public, en groupe ou seules.

Belleville

Autrement dit, ce projet a changé ton regard sur ces quartiers que tu fréquentes depuis toujours ? Observes-tu cette fameuse « gentrification » dans ces territoires originellement très populaires ?
Mon regard est celui d'une femme, d'une photographe, d'une personne qui a grandi dans ces quartiers. Je ne suis ni urbaniste, ni sociologue. J'observe que ces quartiers se transforment, se gentrifient, s'homogénéisent. Cette série photographique est une invitation à la réflexion. Il est indéniable que la rénovation urbaine permet de meilleures conditions d'habitat. Pour autant, elle se fait au détriment des classes populaires. Certes, elles continuent de traverser ses quartiers, mais elles y habitent de moins en moins. Il manque clairement une union des différentes communautés qui constituent ces classes populaires. Elles sont sous-représentées dans le débat, alors que ce sont les premières victimes de ces transformations. L'entre-soi des nouveaux arrivants, surreprésentés par des cadres du privé et des ingénieurs, plus que par les professions culturelles — les fameux « bobos » —, me choque. Ils ont peu de liens avec les classes populaires, et c'est très visible : il suffit d'observer l'absence de mélange d'un café à l'autre dans ces quartiers. Chacun investit le lieu qui lui ressemble et peu s'offrent la curiosité d'entrer dans celui d'à côté.

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Le Centquatre

C'est aussi ce que tu sous-entends quand tu qualifies cette exposition d'« invitation à reprendre possession de la rue » : l'espace public n'est plus « occupé » par ses habitants ?
Cette exposition est une invitation à reprendre possession de la rue en menant des actions « inutiles ». L'homme de la ville, c'est l'homme pressé, prisonnier de la nécessité, qui ne comprend pas la valeur d'une chose inutile. Marcher le long d'un itinéraire de bus, c'est « inutile » — « je perds mon temps ». Pourtant, ça me permet de redécouvrir Paris, de laisser mes peurs et mes préjugés de côté, pour partir à la rencontre d'inconnus, hors de mon cercle social. A travers une action simple et « inutile », dépourvue de toute logique de rentabilité, on peut mieux habiter sa ville, son quotidien. Et en ça, l'inutile est fort utile !

Je rebondis sur ce que tu disais tout à l'heure sur la place des femmes dans l'espace public. Tu as également avoué été surprise de ne pas avoir été importunée par les hommes lors de la réalisation de ce projet — ce qui t'a permis de « retrouver une forme de liberté ». Je pense bien évidemment aux différentes histoires récentes, très médiatisées, d'un supposé accaparement de l'espace public par les hommes, notamment dans certains quartiers des XVIIIe-XIXe arrondissements. Est-ce une chose que tu as constaté par toi-même ? Qu'as-tu pensé de ces affaires, et du traitement médiatique qui en a été fait ?
Dans cette affaire, il y a eu un énorme amalgame, et une récupération politique partielle, regrettable et dommageable. C'est trop facile de pointer du doigt les quartiers populaires et les migrants, alors qu'on retrouve ces violences dans les autres quartiers, jusque dans les foyers les plus aisés. Arrêtons de poser les femmes en victime. Il est vrai que, dans le cadre du Bus 60, j'ai été surprise de découvrir que je ne suis jamais importunée par les hommes. C'est pourtant le cas, lorsque je traverse ces mêmes quartiers dans mon quotidien. Sans en faire une généralité, je l'explique par un changement d'attitude, et je trouve que c'est une piste intéressante à explorer. Quand je suis dans mon projet, les jeux de regards se rééquilibrent, car en tant que photographe, je regarde et je suis à l'aise sur le territoire que j'occupe. Les hommes qui occupent l'espace public doivent le ressentir, puisqu'ils n'agissent pas de la même manière.

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Buttes Chaumont

OK. Et comment t'es venu l'idée d'associer ton projet à celui d'Elsa Noyons ?
Elsa est pour l'instant l'unique femme seule que j'ai rencontré au cours de ce projet et que j'ai photographiée. Elle avait installé sa table à manger dans la rue, c'était intriguant de la voir occuper l'espace public avec autant de culot. J'ai été sidérée d'apprendre qu'elle aussi mène une action « inutile ». Sa table est une installation. Elle n'y invite personne mais chacun-e est libre de s'y asseoir. Ce qui l'intéresse, c'est d'observer la réaction des autres face à ce geste d'une grande simplicité, et d'aller à l'encontre des discours de la peur en incitant au partage d'un moment dans notre quotidien. Bien que différents, nous avons vu de nombreuses similitudes dans nos travaux, nous sommes devenues amies, et c'est tout naturellement que nous exposons aujourd'hui ensemble.

Elsa Noyons, Bouillon Public, La Chapelle, Paris.

Le titre de l'exposition à la galerie L'Inattendue fait référence à l'artiste Francis Alÿs, qui travaille sur l'action, en apparence anodine, « inutile », sur le territoire — à l'image de son parcours sur l'ancienne frontière entre Israël et la Palestine, statuée en 1948 et aujourd'hui ignorée par la colonisation. En quoi ton geste artistique peut-il s'inscrire dans cette démarche ?
« Parfois, faire quelque chose ne mène à rien » est une oeuvre vidéo de Francis Alys dans lequel on le voit pousser dans les rues de Mexico un immense bloc de glace pendant des heures, jusqu'à ce qu'il ait complètement fondu. C'est un des artistes préférés d'Elsa, qui m'a fait découvrir l'art relationnel, les artistes marcheurs et la culture situationniste. Marcher le long d'un trajet de bus, tout comme installer sa table de cuisine dehors, sont aussi des actions dérisoires par rapport aux résultats obtenus. Dans le cas précis du Bus 60, ce n'est pas par cette action que je vais résoudre les problèmes liés à la gentrification, au vivre-ensemble ou l'occupation de l'espace public par les femmes — ce serait pourtant formidable ! Par contre, l'absurdité de ce geste permet de montrer un autre regard sur Paris, de faire réfléchir sur ces sujets, et de rappeler la valeur de l'action sur le résultat.

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Pont Riquet

Je vois. Et il y a une suite pour le Bus 60 ?
C'est un projet que j'aimerais mener sur le long terme, car c'est un terrain d'exploration inépuisable et, avec le temps, les photographies rapportées vont devenir un témoignage de notre époque. Mon rêve serait d'en faire un livre, même édité à un exemplaire ! Je suis aussi intéressée de changer d'itinéraire pour inclure de nouveaux quartiers, par exemple le long de la ligne 2 du métro, qui traverse le XVIe, XVIIe, XVIIIe, XIXe, XXe, de Porte Dauphine à Nation.

OK. Merci Camille.

Place des Fêtes

Vous pouvez voir le travail de Camille Léage, aux côtés de celui d'Elsa Noyons, à la galerie L'Inattendue , à Paris, jusqu'au 8 juillet 2017. Pour retrouver leurs autres projets, c'est , , et que ça se passe.

Marie est sur Twitter.