Cyclisme

Comment la télé façonne le Tour

Tour de France 2017dossier
France Télévisions, qui pour la première fois cette année retransmettra les étapes en intégralité, cherche à séduire un public toujours plus nombreux. Jusqu’à influer sur l’organisation de la course.
par Pierre Carrey et Sylvain Mouillard
publié le 30 juin 2017 à 20h06

Le Tour de France et la télévision : un tandem très performant. Depuis les premières images en direct captées en 1948 à l'arrivée au Parc des princes, la télé a transformé la course cycliste, dont la 104e édition, qui s'élance ce samedi de Düsseldorf (Allemagne), réunira autour de 3 millions de téléspectateurs chaque jour dans l'Hexagone. «Le Tour a été créé par la presse écrite, popularisé par la radio et magnifié par la télévision», aime rappeler Christian Prudhomme, directeur de l'épreuve. Le show cathodique est en effet toujours plus soigné, toujours plus intense, toujours plus moderne… Et toujours plus volumineux : cette année, pour la première fois, toutes les étapes seront retransmises dans leur intégralité en direct, et non plus seulement celles de montagne.

Dans le même temps, France Télévisions, diffuseur exclusif des images dans 190 pays, renouvelle les voix du Tour. Une première : une femme sera consultante au côté de Laurent Jalabert, l'ex-cycliste Marion Rousse. Deux autres journalistes ont été recrutés, l'historien «néoréac» Franck Ferrand (lire page 22) et Alexandre Pasteur, débauché d'Eurosport pour tenir le rôle de commentateur principal. A ce propos, Libération en a appris de belles : c'est Amaury Sports Organisation (ASO) qui aurait suggéré à France Télés de remplacer Thierry Adam, le journaliste en poste depuis 2007. ASO dément «intervenir dans les choix éditoriaux de France Télévisions». Quant à la chaîne, elle n'a pas répondu à nos questions sur le sujet.

Mais qui sort vraiment gagnant de ce «partenariat» Tour / télé (le mot est employé de préférence à «contrat») ? France Télévisions met en avant le prestige que confèrent la diffusion de la course et le maintien de sa mission de service public… Sur le plan financier, le groupe est en perte : il dépense 24 millions d'euros annuels pour acquérir les droits, mais ne recueillait que 7 millions de recettes publicitaires en 2016, selon les Echos. Le bénéficiaire semble donc être ASO. Pas les fédérations cyclistes ni mêmes les coureurs, pourtant acteurs principaux du film de juillet. Organisateurs et diffuseurs collaborant toujours plus étroitement, ça donne…

Un Tour plus enflammé

Comment tenir l’antenne quatre à six heures par jour sans lasser le public ? La télé ne se contente pas d’embellir le spectacle sportif : elle pèse sur son déroulé, voire le fabrique. En 1975, TF1 (alors chaîne publique) crée une prime réservée au coureur passant le plus souvent à l’écran. La réduction des distances vise aussi à répondre aux canons télévisés. Le Tour est passé de 4 000 kilomètres dans les années 60 à environ 3 500 aujourd’hui. Une course plus courte est réputée plus intense. Depuis l’arrivée aux commandes, en 2006, de Christian Prudhomme, lui-même ex-commentateur du Tour sur France 2, le parcours est devenu plus imprévisible. Fini la première semaine avec des étapes plates de 250 kilomètres promises aux sprinteurs, la mise en bouche est souvent plus corsée.

La télé veut cependant aller plus loin : Daniel Bilalian, directeur des sports de France Télés, a réclamé à l'Union cycliste internationale l'interdiction des oreillettes en 2009, supposées «cadenasser» la course. La fédération a accepté… jusqu'à se heurter au refus des équipes. Mais l'injonction au spectacle peut parfois entrer en conflit avec une autre demande du public, celle d'avoir un sport «propre». «Aujourd'hui, les gars sont souvent à fond, témoigne Guillaume Levarlet, coureur dans la formation Wanty-Groupe Gobert. Pourtant, certains spectateurs continuent de râler, disant qu'ils s'ennuient. Alors qu'ils criaient "tous dopés !" il y a quelques années.» Paradoxalement, la retransmission intégrale des étapes sur cette édition pourrait permettre aux téléspectateurs de découvrir un pan entier de la course qu'ils ne connaissent pas, ou mal : la première heure où se forment les échappées, souvent la plus agitée, parfois aussi excitante que les derniers kilomètres.

Un Tour plus éreintant

Les étapes ont rétréci, mais la difficulté a augmenté. Tout à leur objectif d'assurer un spectacle quotidien, les organisateurs ont aussi tendance à supprimer les étapes «de transition». Le point de non-retour est atteint en 2015, quand ASO théorise le concept d'«une classique par jour». En moins de quatre jours, les coureurs ont affronté les bordures à travers les polders néerlandais, les côtes de la Flèche wallonne et les pavés de la région de Paris-Roubaix. Arnaud Démare, actuel champion de France, avait protesté. Il précise à Libération que cette exigence de spectacle a non seulement épuisé les coureurs mais aussi favorisé les chutes : «Quand on voit que le teaser de certaines épreuves est composé à 60 % de gamelles, on se dit que c'est ce que les organisateurs attendent, déplore le sprinteur de la Française des jeux. Ce qui compte, c'est l'audience et le spectacle, pas le coureur. Plus il y a de chutes, mieux c'est.»

Un Tour plus carte postale

Le Tour, c'est de la bagarre sportive. Mais aussi une profusion de châteaux, abbayes romanes et forêts domaniales. Une approche touristique un peu «sieste» de l'après-midi, qui répond à une forte demande : 50 % des téléspectateurs (dont la moitié a plus de 60 ans) confient suivre les retransmissions avant tout pour «admirer les paysages et le patrimoine français», selon un sondage Odoxa de 2016. Le diffuseur force ainsi la dose de cartes postales. Depuis quelques années, il n'hésite pas à glisser une vue de manoir dans la préparation d'un sprint. Images assurément rétro, accompagnées de musique baroque en fond sonore.

Un Tour en prime time

France Télés en rêve : des arrivées d'étapes à 19h30, juste avant le JT. Soit deux heures plus tard que ce qui se fait actuellement. Patrice Clerc, président d'ASO entre 2000 et 2008, raconte à Libération : «Les directeurs des programmes nous formulaient régulièrement cette demande. On répondait gentiment qu'avec les protocoles de remise de prix, les transferts vers les hôtels, le massage, le dîner, un horaire si tardif est tout bonnement impossible, dans l'intérêt des coureurs.» ASO a consenti à des exceptions : le prologue nocturne à Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor) en 1995 ou l'arrivée sur les Champs-Elysées en début de soirée depuis 2013.

Un Tour attrape-jeunes

Comment rajeunir l'audience du Tour ? Depuis 2014, des caméras GoPro sont placées sur les vélos de certains concurrents. En tout, seize appareils permettent de fournir des images embarquées pour un spectacle «en immersion». Pas encore en direct, mais c'est la suite logique. «Le défi des prochaines années sera de rendre le cyclisme plus compatible à l'ère du numérique, espère Jonathan Vaughters, manager de l'équipe américaine Cannondale-Drapac. Par exemple en plaçant une caméra sur chaque coureur et en permettant au téléspectateur, sur sa tablette ou son téléphone, de passer en temps réel d'un gars à l'autre.» Ambiance jeu vidéo plus que télé de papa… Question éthique : doit-on assister aux chutes en direct ? Vaughters balaie ces réserves : «Les chutes font partie de la vie des professionnels. Cela permettra peut-être aux gens de comprendre à quel point ils sont courageux.» D'autres aménagements sont encore en suspens. Comment par exemple placer des micros dans un peloton où on discute et s'engueule ? Mais l'innovation majeure tant attendue est celle des «live data», c'est-à-dire l'incrustation à l'image de diverses données en temps réel (vitesse, pulsations cardiaques, puissance développée). L'expérimentation tentée lors du dernier Tour d'Italie a été peu concluante, car peu lisible. Mais elle ne devrait pas tarder à revenir sur la table, pour continuer à faire du vélo un «spectacle global».

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