“Simone Veil a imposé l'évidence dans un monde politique profondément archaïque”

Simone Veil est morte ce vendredi 30 juin 2017. Ministre de la Santé, elle a défendu la dépénalisation de l'avortement au moment où les mouvements féministes avaient fait de la vie privée des femmes un enjeu politique inévitable. C'est avant tout face à l'archaïsme des députés français que se sera battue l'ancienne ministre, explique l'historienne Michèle Riot-Sarcey.

Par Romain Jeanticou

Publié le 30 juin 2017 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h46

Simone Veil, ancienne ministre, présidente du Parlement européen, membre du Conseil constitutionnel et de l'Académie française, est morte ce vendredi 30 juin 2017 à l'âge de 89 ans. La loi qui porte son nom, promulguée le 17 janvier 1975 alors qu'elle est ministre de la Santé sous Valéry Giscard d'Estaing, la fait entrer dans l'Histoire en dépénalisant le recours pour les femmes à l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Son combat pour l'avortement devant une Assemblée nationale composée de neuf femmes députées et quatre-cent-quatre-ving-et-un hommes fut déterminant pour les droits et la liberté des femmes. Pour l'historienne du féminisme Michèle Riot-Sarcey, Simone Veil aura incarné le bras législatif d'un mouvement puissant qui dépassait totalement les politiques de l'époque.

L'histoire du féminisme est fragmentée et souvent en décalage avec l'histoire politique. Au moment de la loi IVG, où en est la lutte sociale qui la défend ?

On observe depuis 1970 un mouvement féministe d'une très grande ampleur dans le monde entier. Pour se libérer politiquement, il était nécessaire de conquérir la liberté en tant qu'individu assujetti à la loi « familiale ». C'est à ce moment-là que surgit le slogan « Le privé est politique », qui sera suivi de « Mon corps m'appartient ». On comprend à ce moment-là que la liberté des femmes dépend de leur liberté en tant qu'individu à part entière, dont le corps appartient à la personne. C'est à elles de décider de leurs partenaires sexuels et de décider d'avoir ou non des enfants. 

“Elle a démontré à quel point les politiques étaient coupés du monde social” 

Dans quel contexte Simone Veil défend-elle cette loi ?

Elle arrive à un moment clé de l'histoire du féminisme, mais la défend dans un monde politique profondément archaïque. Le moment crucial de son discours filmé devant l'Assemblée nationale quasiment entièrement composée d'hommes démontre non seulement le patriarcalisme, mais aussi l'incapacité du monde politique à comprendre l'autre, ici la femme. Sa force a été d'imposer pas seulement la loi mais l'évidence. Elle a démontré à quel point les représentants politiques étaient coupés du monde social.

Quatre ans avant le vote, il y a le manifeste des 343 (pétition de Françaises s'étant fait avorter), puis le procès de Bobigny (l'accusée avait avorté à la suite d'un viol)…

Oui, plus que la loi sur l'IVG, le procès de Bobigny a marqué durablement les consciences en montrant l'iniquité de la loi. Ce procès était tellement décalé par rapport à la réalité qu'il a mis en évidence et en public la situation privée des femmes et l'a rendue visible. Le volet législatif a ensuite donné raison au mouvement féministe devenu très visible dans la société.

La loi de dépénalisation de l'IVG est fondamentalement considérée comme donnant le droit aux femmes de maîtriser leur corps, mais fut argumentée par le gouvernement de Giscard d'Estaing comme une question de santé publique pour minimiser les critiques. Comment le mouvement féministe a-t-il perçu ce combat législatif ?

Il n'y avait pas de confusion pour le mouvement féministe. L'argument des autorités de droite sur la « question de santé publique » était dépassé. Si on a pu la faire passer ainsi, ce n'est pas comme cela qu'elle était vue. C'est une victoire, certes tardive, mais une victoire pour les féministes : elle abolit ce qui fut considéré commeune  « loi scélérate » très ancienne qui privait les femmes de la liberté de disposer de leur corps. Ce fut très long à obtenir et la société ne mesurait peut-être pas ce que cela représentait, mais cette loi a ouvert la voie à une liberté beaucoup plus large pour les femmes.

“Elle a été le bras législatif d'un mouvement politique et social”

Vous comparez le rôle de Simone Veil dans la dépénalisation de l'IVG à celui du général De Gaulle pour le droit de vote des femmes.

Il faut accorder une qualité supplémentaire à Simone Veil : elle a pris en charge et défendu cette loi, ce que n'a pas eu à faire De Gaulle avec le suffrage universel, parce que l'ordonnance paraissait évidente. Mais les deux sont arrivés au bon moment : les luttes féministes étaient assez visibles pour imposer ces deux lois au public. Lui est arrivé au bon moment pour signer sa loi, elle pour la défendre. Elle a dû se battre, contrairement à lui.

A-t-elle été le bras politique du mouvement social ?

Il est difficile de distinguer le mouvement social du mouvement politique car le mouvement féministe est éminemment politique, c'est même la base des revendications de l'époque : le privé est politique. Elle a été le bras légal et législatif d'un mouvement politique et social.

Simone Veil disait de sa loi que « si elle n'interdit plus, elle ne crée aucun droit à l'avortement ». Les milieux conservateurs arguent que l'esprit de la loi qu'elle a portée a été trahi et qu'on l'utilise aujourd'hui pour aller plus loin que ce qui était souhaité à l'époque. Est-ce le cas ?

C'est juste. On a limité dans un espace étroit cette loi afin de ne pas en faire un droit complet. Si les conservateurs se référent au discours de Simone Veil au pied de la lettre, c'est un usage traditionnel du conservatisme. Celui-ci ne tient pas compte du processus qu'elle a engendré pour faire entendre la voix des femmes sur les questions de leur liberté. La dépénalisation a de facto abouti au droit puisque l'avortement n'est plus interdit.

Qu'incarne Simone Veil dans l'histoire du féminisme ?

Elle en est une figure ponctuelle, à un moment donné. Ce n'est pas quelqu'un qui compte dans le mouvement féministe mais c'est une figure emblématique dans le sens où elle a tenu tête à ses pairs. Il était facile de paraître libérale face à leur archaïsme, mais il a fallu leur tenir tête en retirant la part politique de cette loi et en lui donnant sa dimension féministe.

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