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Libération
Témoignage

Attaques chimiques en Syrie : le récit édifiant du docteur Morad

par Hala Kodmani
publié le 2 juillet 2017 à 15h32

Le Dr Morad n'avait pas besoin des conclusions des experts de l'Organisation internationale pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), révélées vendredi 30 juin, pour confirmer que du gaz sarin avait bien été utilisé dans l'attaque du 4 avril sur Khan Cheikhoun. Le directeur de l'hôpital de cette ville du nord-ouest de la Syrie a traité des centaines de victimes du gaz innervant pendant les vingt-quatre heures qui ont suivi la frappe par l'aviation du régime. De passage à Paris il y a quelques jours, le médecin d'une cinquantaine d'années, à la carrure imposante, parle avec l'assurance de celui qui cumule cinq années de pratique en terrain de guerre. «On n'arrive d'ailleurs plus à vivre sans les obus et les raids aériens», dit-il, avant de reconnaître son incrédulité et sa stupeur ce matin-là quand il entend tonner dans son talkie-walkie : «C'est du chimique !»

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Situé dans l'une des dernières zones contrôlées par la rébellion syrienne, Khan Cheikhoun, à mi-chemin entre Hama et Idlib, est une position stratégique sur l'autoroute Damas-Alep. La ville de 50 000 habitants est donc régulièrement visée par les raids aériens. Tellement que son nouvel hôpital a été aménagé et équipé dans des grottes, nombreuses dans la région. Il est 6h40, ce 4 avril, quand un bombardier lance deux premiers missiles sur le quartier nord de la ville. Le médecin roule alors en voiture en direction de l'hôpital d'une bourgade voisine. Il entend les appareils voler puis les voit tirer dans le ciel avant de recevoir l'appel urgent. «Du chimique ? Ce n'est pas possible !» Il croit d'abord qu'il s'agit de missiles traditionnels ou à vide, et n'imagine pas qu'ils puissent porter des têtes chimiques. «D'habitude, ce sont les hélicoptères qui lancent des barils contenant des produits chimiques, du chlore généralement. Or là, il s'agissait de chasseurs Soukhoï, de fabrication russe. D'ailleurs, on a retrouvé par la suite les carcasses des missiles avec des inscriptions en lettres cyrilliques», raconte-t-il.

Atropine

Sur la place centrale de Khan Cheikhoun, le DMorad découvre un spectacle d'horreur. «Les gens, souffrant d'arrêt respiratoire, étaient allongés par terre dans les rues, au centre de la ville. Il devait y avoir au moins des dizaines de morts et des centaines de personnes étaient touchées.» Il parle de ces familles qui ont péri chez elles dans leur sommeil. «Nous les avons découvertes vingt-quatre heures plus tard…» Il raconte surtout la course contre la montre entre les frappes et la mi-journée, pour tenter de secourir près de 400 civils, hommes, femmes, enfants, malgré le peu de moyens disponibles. «On a dû faire avec les moyens du bord : aucun centre médical dans la région n'était équipé pour faire face à une attaque chimique. Nous n'avions même pas de masques.» Pas d'outil non plus pour doucher les blessés. «On a dû utiliser les voitures des pompiers. Moi-même, j'ai été légèrement blessé par cette attaque.» Les médicaments, surtout, font défaut. «Nous n'avions même pas suffisamment d'atropine, qui sert d'antidote contre les gaz chimiques. Il y en avait environ 1 500 ampoules alors que certains blessés en requièrent 300 ou 400.»

Le chiffre de 87 morts, dont de nombreux enfants, avait été retenu comme bilan de cette frappe. L'ONG Human Rights Watch, qui a publié le 1er mai un rapport sur l'usage des armes chimiques en Syrie, «compte 92 morts, dont 30 enfants, qui auraient péri d'un gaz innervant le 4 avril à Khan Cheikhoun». Une attaque menée par «un avion du gouvernement syrien», dénonce l'association de droits de l'homme, qui rappelle que «c'est le bilan le plus lourd depuis l'attaque chimique qui avait tué des centaines de civils dans la Ghouta, près de Damas en août 2013». Le franchissement alors de «la ligne rouge» tracée par Obama face au régime de Bachar al-Assad, le menaçant de représailles en cas d'usage d'armes chimiques, avait finalement abouti à un accord international initié par la Russie. Le démantèlement de l'arsenal chimique syrien prévoyait notamment la livraison des stocks de gaz sarin.

Horreur

Il n'a apparemment pas été respecté, selon le nouveau rapport confidentiel de l'OIAC. Ses conclusions, révélées par les agences de presse, ont été communiquées aux pays membres de l'organisation. Londres, Washington puis Paris ont réagi successivement vendredi à ces preuves «sans équivoque» d'usage de sarin, selon les termes du Quai d'Orsay. Les trois capitales avaient rappelé la semaine dernière «la ligne rouge» que constituerait une nouvelle attaque chimique par l'armée syrienne. Moscou a estimé en revanche que le rapport de l'OIAC était fondé sur «des données très douteuses». Les jours qui ont suivi l'attaque au sarin, l'aviation a multiplié les raids sur la zone visée pour empêcher la collecte des preuves. «Ils nous bombardaient pour éliminer les traces de chimique et empêcher tout prélèvement. Au premier jour, trente raids. Deuxième jour, trente raids. Troisième jour, trente raids. Ils ont démoli la quasi-totalité de l'infrastructure de l'hôpital», témoigne le Dr Morad.

Le résultat du rapport sur l'attaque de Khan Cheikhoun va maintenant servir de base à une commission conjointe entre l'ONU et l'OIAC, qui devrait dire si les forces du régime syrien sont responsables de ce bombardement chimique. Reste à savoir pourquoi dans ce contexte l'aviation de Bachar al-Assad aurait à nouveau utilisé ces armes prohibées ? L'explication est claire pour le Dr Morad. Parce qu'au-delà de l'horreur des frappes qui ont fait des centaines de morts, elles sont une arme de dispersion massive : «Dès qu'ils entendent parler d'attaque chimique, les gens se mettent à fuir en masse. Le déplacement des populations qui s'opposent à lui est la nouvelle politique du régime dans les zones qu'il cherche à contrôler.» Khan Cheikhoun comptait plus de 50 000 habitants avant le 4 avril. Il en reste aujourd'hui à peine 10 000.

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