Analyse

Philippines, un an de dangers publics

Le président Rodrigo Duterte met à l’épreuve son pays par la brutalité de la lutte antidrogue. En parallèle, des groupes terroristes liés à l’Etat islamique menacent la stabilité de l’archipel. Les mois à venir s’annoncent agités pour le populaire leader, dont la personnalité et la santé inquiètent.
par Arnaud Vaulerin, Correspondant au Japon
publié le 2 juillet 2017 à 19h36

Une année folle comme une longue traînée de poudre et de sang. L'investiture de Rodrigo Duterte, 16e président des Philippines, n'avait pas encore eu lieu le 30 juin 2016, que déjà les premières têtes tombaient. La guerre contre la drogue commençait. «Rody», campé en ancien maire-shérif à poigne dans sa ville-bastion de Davao d'où il a émergé dans les années 90, débarquait en trombe au palais de Malacanang, l'Elysée des Philippines. Il s'annonçait en chef de l'Etat boutefeu et anti-establishment, dynamiteur de la classe politique. «D'habitude, la première année est une période calme, d'acclimatation. Il n'en a rien été, note le politologue Aries Arugay, de l'Université des Philippines Diliman. Elle a été atypique avec un président lancé sur plusieurs lignes de front. Il y a encore deux ans, personne ne se serait attendu à un tel changement, et avec ce chef de l'Etat.»

Après une campagne éclair, «Duterte Harry» a renvoyé aux oubliettes du passé Benigno Aquino III, son très policé prédécesseur, héritier d'une famille patricienne. Et propulsé les Philippines dans une aventure politico-criminelle en promettant de remplir les morgues et «d'engraisser les poissons de la baie de Manille» avec les corps des trafiquants de drogue. «C'est le temps des tueurs», racontait à Manille, il y a quelques mois, un militant des droits de l'homme soucieux de rester anonyme par peur des représailles. Un an et des milliers de cadavres plus tard, les Philippines sont plus que jamais sous tension, dirigées par un président imprévisible aux prises avec des guerres et des défis pressants.

La menace de la drogue

C'est la mère de toutes les batailles pour Duterte «le Punisseur», selon le qualificatif que lui a décerné Time en 2002. Quelques heures après son investiture, il promettait déjà la mort aux trafiquants et toxicomanes, fidèle à ce qu'il avait entrepris à Davao et promis durant la campagne. Un an plus tard, il a tenu sa funeste promesse. Son opération «Double Barrel» («double canon») visant à éradiquer le fléau de la drogue, notamment le shabu, une méthamphétamine très consommée chez les pauvres, a fait au moins 7 100 morts, dont près des deux tiers éliminés lors d'exécutions extrajudiciaires menées par des tueurs parfois encadrés par des ripoux. «La campagne de Duterte a surtout permis d'éliminer des petits vendeurs à la sauvette, mais pas de faire tomber des gros poissons, note François-Xavier Bonnet, géographe et chercheur associé à l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (Irasec). Certains d'entre eux ont été désignés publiquement par Duterte pour leur participation supposée dans les trafics avant qu'on apprenne qu'ils se rendaient ensuite au palais présidentiel. Il y a une forme de double jeu chez Duterte.»

Le shérif-président a incité lui-même au meurtre, promettant l'impunité aux forces de l'ordre et aux citoyens lancés dans cette chasse aux toxicomanes et aux pauvres. 80 000 personnes ont été arrêtées, près de 1,3 million d'autres se sont rendues par peur d'être abattues en pleine rue, chez elles, sous un pont ou sur un terrain vague, comme cela est arrivé à des milliers d'hommes dont les proches ont abandonné toute velléité de justice. Certaines ont obtenu une place dans les centres de réhabilitation où l'approche demeure souvent sécuritaire et répressive alors qu'elle devait être sanitaire et sociale, comme l'ont rappelé dans une lettre à Duterte l'ex-président brésilien Fernando Cardoso, l'ex-haut commissaire pour les droits de l'homme de l'ONU Louise Arbour et le patron de Virgin, Richard Branson. «Il faut une réponse globale à un grave problème aux Philippines. La guerre antidrogue doit évoluer pour appréhender des barons de la drogue et Duterte a besoin de la Chine et des Etats-Unis pour lutter contre les trafics», reprend Aries Arugay. Pendant un an, le chef de l'Etat a concentré ses efforts sur ce front antidrogue en délaissant les autres chantiers.

La menace jihadiste

Elle a fait irruption avec fracas en mai et a montré que le pays était l'un des maillons faibles de la lutte antiterroriste dans la région. Les Philippines ont longtemps eu maille à partir avec l'indépendantisme et les rébellions islamistes. Cette fois, l'affaire est plus sérieuse avec l'attaque de Marawi, cité de 200 000 habitants sur l'île de Mindanao, par au moins quatre groupes qui ont fait allégeance à l'Etat islamique (EI) et souhaitent établir un califat aux Philippines. La crise a démarré le 23 mai dans ce Sud enclavé et délaissé. L'armée recherchait Isnilon Hapilon, un prêcheur de 51 ans devenu l'émir leader de l'EI en Asie du Sud-Est, quand elle a dû faire face à des dizaines de combattants déterminés, dont des Indonésiens, Malaisiens, Tchétchènes, Indiens, Saoudiens, etc. Vite, les autorités claironnent que le règlement de la crise n'est qu'une question de jours. Le conflit est pourtant rentré dans sa sixième semaine, déplaçant plus de 389 000 personnes et faisant au moins 422 morts, dont plus de 300 islamistes. «Le niveau de résistance et de préparation de ces groupes terroristes, dont celui des frères Maute, a surpris tout le monde, constate François-Xavier Bonnet, de l'Irasec. La police savait depuis de longs mois que des étrangers s'entraînaient dans des camps pour apprendre à se battre et à poser des bombes. Mais l'armée, qui est l'une des moins bien dotées de la région, contestait ces informations.» Pourtant, depuis plusieurs mois, des experts, comme ceux de l'Institut d'analyse stratégique des conflits à Jakarta (Indonésie), alertent sur la constitution d'une «internationale» de l'Etat islamique en Asie.

Entre méconnaissance et méprise, les forces de sécurité ont été plongées dans une guerre urbaine à laquelle elles n'étaient pas préparées, ne sachant pas faire face aux snipers, aux terrains minés et aux bombes artisanales, comme l'a reconnu le général Restituto Padilla, porte-parole des forces armées. Pour ne rien arranger, les jihadistes ont fait des otages, réduisant certains à des esclaves sexuels et des boucliers, décapitant d'autres, selon Manille. Une centaine de combattants occuperaient encore quelques quartiers de la ville, avec 300 habitants piégés. Signe de la virulence des combats, le gouvernement Duterte a déployé 3 000 hommes ainsi qu'une trentaine d'avions et d'hélicoptères, et décrété la loi martiale à Mindanao. Après l'avoir nié, le Président a accepté l'aide des forces spéciales américaines et celle des Australiens, venus en renfort avec des avions de reconnaissance. Cela n'aurait pas empêché Isnilon Hapilon et l'un des frères Maute, Abdullah, de fuir Marawi. Manille n'a pas hésité à comparer Marawi à Mossoul, Fallouja et Ramadi en Irak. «Nous ne partirons pas de [Marawi] avant que le dernier terroriste soit exécuté», a dit Duterte samedi, avant de relever son polo pour montrer un étui de pistolet à sa taille. Début juin, le ministre indonésien de la Défense affirmait que les Philippines abritaient 1 200 combattants de l'EI, dont 40 Indonésiens.

La menace Duterte

Rodrigo Duterte n'est-il pas son pire ennemi ? Bien élu avec 39 % des voix (scrutin majoritaire à un tour), Duterte reste très populaire, mais imprévisible et inconstant. «Quand il a été investi, on s'est dit qu'il allait endosser les habits de président, que son entourage allait le conseiller. En fait, non, analyse François-Xavier Bonnet. Il souffle le chaud et le froid en permanence, fait une annonce avant de la présenter comme une blague, et il insulte tout le monde. C'est blessant et cela laisse des traces.» Il a décoché des «fils de pute» à Obama et au pape ; a menacé des journalistes, laissé faire ceux qui harcelaient les militants des droits de l'homme. Il a profité de la guerre antidrogue pour museler l'opposition, à commencer par la courageuse sénatrice Leila de Lima qui a été l'une des premières à signaler le péril que faisait peser Rody sur l'Etat de droit. «Duterte n'est pas une menace pour la démocratie, le peuple lui a conféré un mandat électoral. Mais c'est une menace pour les libertés et les droits de l'homme», tente de nuancer Aries Arugay. Le politologue juge que la «polarisation politique est le plus grand risque pour les Philippines», avec un pays divisé en deux camps, comme dans la «Turquie d'Erdogan, ou jadis le Venezuela de Chávez, la Thaïlande de Thaksin. Or chacun doit afficher de la modération.» Cela n'en prend pas le chemin. Le transfert des restes de l'ex-dictateur Marcos dans le cimetière des héros de la nation, le projet de rétablir la peine de mort, sans parler de l'extension de la loi martiale à l'ensemble du pays, ont mobilisé une partie des Philippins inquiets d'une dérive autoritaire de Duterte qui dispose d'un Parlement à sa botte. Autant d'actes et de déclarations qui éclipsent ses velléités de réforme fiscale et sociale, de chantier dans les infrastructures pour soutenir l'insolente croissance philippine.

Dans les mois à venir, il faudra aussi composer avec la santé de Duterte qui alimente toutes les rumeurs. Agé de 72 ans, il a été donné malade du cancer, victime d’AVC, atteint de troubles psychologiques. A plusieurs reprises, il a été aux abonnés absents. Il a été vu alité avec un masque à oxygène, il a reconnu prendre du Fentanyl, un puissant analgésique opioïde, pour calmer migraines et douleurs au dos. A moitié sérieux, il a indiqué qu’il pourrait ne pas finir son mandat qui s’achève en 2022. Une éternité.

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