Bonheur Pacifique, gardien de la mémoire sur le génocide rwandais

A Kigali, symbole éclatant d'une Afrique en train d'exploser économiquement, un homme veille sur le Mémorial du génocide. Sans haine ni désir de vengeance, Bonheur est l'esprit même de la réconciliation. Rencontre.

Par Nicolas Delesalle

Publié le 05 juillet 2017 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h46

Bientôt, quand il aura le temps, Bonheur racontera son histoire. Pour l'instant, sur la colline de Gisozi, devant les bâtiments du Mémorial pour le génocide au Rwanda, dont il est l'un des gardiens depuis sept ans, Bonheur Pacifique, 29 ans, chemise cobalt, pantalon pétrole, lunettes noires, attend un groupe d'adolescents en visite et se contente de contempler Kigali, la capitale de ce pays qui l'a vu naître, celui qui a vu mourir ses cinq frères et sœurs et sa mère en 1994, et celui qui, depuis vingt-trois ans, n'en finit pas de se relever de ses cendres : « On ne réalise pas à quel point on peut être fiers de tout ce qu'on a fait », dit-il.

Bonheur n'exagère pas. Les chefs d’État africains qui visitent le Rwanda le quittent extatiques et se demandent comment copier ce modèle de réussite incroyable. Pas une ordure, un papier gras, dans les rues de Kigali. Aucune agression. La sécurité et la propreté sont assurées comme nulle part ailleurs en Afrique. Les routes sont presque toutes asphaltées. Les taxis-moto portent des casques réglementaires, bleus, rouges, verts. Ils pullulent, en bon ordre, dans les avenues de la ville perchée sur des dizaines de collines, une cité ronde, où tout est réglé au carré. Ici, les piétons traversent sur les passages cloutés. Les sacs en plastique, remplacés par des sacs en papier biodégradables, sont prohibés depuis 2006. Les chiffres de l'économie rwandaise donnent le tournis à toute l'Afrique : 91 % de la population couverte par l'assurance maladie, 95 % par l'Internet mobile haut débit, 7 % de croissance prévue en 2017. En vingt ans, les taux de mortalité maternelle et infantile ont été divisés par six.

Deuxième pays africain au classement Doing Business et quatrième le moins corrompu selon Transparency International, le Rwanda est devenu le symbole d'une Afrique en marche. Les réussites du président Paul Kagamé sont incontestables. Et même si le revenu annuel ne s'élève encore qu'à 700 dollars par personne, même si le budget de l’Etat repose pour 30 % sur l'aide extérieure, même si la liberté d'expression ou d'association et les médias sont encore étroitement contrôlés, le nombre de membres de la diaspora qui décident de rentrer au pays ne cesse de croître. Sans aucun doute, Paul Kagamé sera élu triomphalement, une fois encore, pour un quatrième et dernier mandat (il l'a promis), le 4 août prochain. Pour reconstruire et développer son pays, le leader pragmatique n'a pas bénéficié de ressources naturelles exceptionnelles comme le géant voisin, sous-développé en comparaison, la République Démocratique du Congo, mais sa volonté farouche de passer directement à l'économie de la connaissance, en sautant les deux premières révolutions industrielles, a fait mouche. A Kigali, fleurissent des incubateurs de start-up, comme Innovation city, où la Carnegie Mellon University a implanté un campus. On y parle drone, ebook, parc photovoltaïque, FabLab. Tout le pays est tourné vers l'avenir. 

A Kigali, fleurissent des incubateurs de start-up, comme Innovation city, où la Carnegie Mellon University a implanté un campus. On y parle drone, ebook, parc photovoltaïque, FabLab. Tout le pays est tourné vers l'avenir. 

A Kigali, fleurissent des incubateurs de start-up, comme Innovation city, où la Carnegie Mellon University a implanté un campus. On y parle drone, ebook, parc photovoltaïque, FabLab. Tout le pays est tourné vers l'avenir.  © Michael Zumstein/Agence VU

Et le passé ? C'est l'affaire de Bonheur. Le jeune gardien accueille chaque jour des groupes de jeunes écoliers ou collégiens rwandais venus se frotter à leur histoire. Vingt-trois ans après la tragédie, la région des grands lacs reste fragile, friable, les haines d'hier ne sont pas éteintes partout. Au Burundi voisin, en pleine crise politique, le pouvoir en place joue sur les antagonismes entre Hutus et Tutsis sans que les nouvelles générations, souvent ignorantes du génocide rwandais, ne s'en émeuvent. Chose impossible au Rwanda. Bonheur veille. Au Mémorial de Kigali, tous les outils sont utilisés pour tenir en éveil une jeunesse née après 1994.

Pendant la période des cent jours de commémoration annuelle, durée officielle du massacre, une flamme brûle au Mémorial en mémoire des 800 000 personnes disparues, la plupart des Tutsis, et des dizaines d'associations, d'écoles, envoient les adolescents se confronter à la tragédie dont ils sont, d'une manière ou d'une autre, issus. La muséographie du lieu est simple, efficace, bouleversante. Des panneaux, des artefacts, des restes humains. Au fil du cheminement, les collégiens découvrent les racines coloniales du génocide, les témoignages des massacres, les solutions pour la justice, la réconciliation. La « Salle des enfants », où sont exposées des photographies des victimes et des informations sur leur vie, leurs goûts, la façon dont ils ont été tués, est un crève cœur : « Francine Murengezi Ingabire, 12 ans, sport préféré : natation ; plat préféré : œufs et frites ; boisson préférée : lait et fanta tropical ; meilleure amie : sa grande sœur Claudette ; cause du décès : tuée à la machette » ; « Fabrice Murinzi Minega, 8 ans, sport préféré : natation ; friandise préférée : chocolat ; meilleure amie : sa maman ; comportement : sociable ; cause de la mort : tué à coups de matraque. »

Silencieux pendant la visite, beaucoup d'adolescents sortent sonnés de l'exposition, comme Lionel Byiringiro, 17 ans, venu avec l'association Young Life, dont tous les membres portent une veste vert pomme : « Je suis content de découvrir l'histoire de mon pays », balbutie-t-il, les yeux rouges. Ou Seneza Protogène, étudiant de 25 ans : « Mes parents sont morts pendant le génocide, moi, j'avais deux ans, je ne me souviens de rien, c'est important de venir pour comprendre. »

Le jeune gardien accueille chaque jour des groupes de jeunes écoliers ou collégiens rwandais venus se frotter à leur histoire.

Le jeune gardien accueille chaque jour des groupes de jeunes écoliers ou collégiens rwandais venus se frotter à leur histoire. © Michael Zumstein/Agence VU

Tout au long de l'exposition, la responsabilité de la France, qui a formé et soutenu les forces hutus responsables du génocide, est mise en lumière. Depuis vingt-trois ans, seul le président Nicolas Sarkozy est venu visiter le Mémorial. Secrétaire général de l'Elysée en 1994, et de passage au Rwanda le 13 août 2001 alors qu'il était ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine avait refusé de se recueillir ici afin « de se soustraire à l'instrumentalisation du drame par l'actuel régime ». Cofondateur de la revue XXI, grand spécialiste du Rwanda, Patrick de Saint-Exupéry vient pourtant de relayer le témoignage d'un haut-fonctionnaire français qui a eu accès aux archives françaises sur le génocide rwandais, qui ne sont toujours pas déclassifiées malgré la promesse de François Hollande. Selon ce haut fonctionnaire, les autorités françaises ont donné l'ordre de réarmer les génocidaires quand ceux-ci s'enfuyaient vers le Zaïre à la fin du génocide et tandis que l'ONU avait décrété un embargo sur les armes. « J'aime la France, mais je n'aime pas les politiciens français », sourit Bonheur en couvant du regard les adolescents en blouses vertes. 

 “Je me rappelle de tout, même si parfois, la mémoire fait des lapsus.”

Ouvert en avril 2004, le Mémorial n'est pas seulement un lieu de pédagogie. C'est aussi un sanctuaire où les restes de 250 000 personnes assassinées en 1994 sont enterrés sous les dalles des fosses communes. Beaucoup de Rwandais viennent se recueillir ici, dans le silence. La famille de Bonheur n'est pas inhumée ici, mais du côté de son village natal, dans le Sud-Ouest du pays, à Cyangugu. Il est d'ailleurs temps pour lui de raconter son histoire. Bouleversées, les blouses vertes viennent de quitter le Mémorial.

Ouvert en avril 2004, le Mémorial n'est pas seulement un lieu de pédagogie. C'est aussi un sanctuaire où les restes de 250 000 personnes assassinées en 1994 sont enterrés sous les dalles des fosses communes.

Ouvert en avril 2004, le Mémorial n'est pas seulement un lieu de pédagogie. C'est aussi un sanctuaire où les restes de 250 000 personnes assassinées en 1994 sont enterrés sous les dalles des fosses communes. © Michael Zumstein/Agence VU

Bonheur Pacifique avait six ans lors du génocide. Son père, Samuel Ntwarabakiga, cultivait quelques arpents de thé et de café et travaillait dans un hôtel. Sa mère, Asthénée Mukakabéra, s'occupait de la maison. Il était le cinquième d'une famille de six enfants : « Je me rappelle de tout, même si parfois, la mémoire fait des lapsus », sourit-il. La famille de Bonheur habitait dans un quartier où vivaient beaucoup de Hutus. Son « parcours », comme il l'appelle, a commencé le jour où, en pleine tragédie, sa mère l'a confié à une voisine hutu modérée, nommée Mariana. Pourquoi sa mère l'a-t-elle choisi lui et pas ses cinq frères et sœurs ? Il n'en a aucune idée. La question le hante encore aujourd'hui. « Peut-être a-t-elle pensé que j'étais l'enfant le plus autonome, celui qui survivrait sans elle, alors que les autres avaient besoin d'elle. Je ne sais pas. » Ses frères, ses sœurs et sa mère sont morts. Lui a survécu grâce à Mariana.

Si Bonheur veille tous les jours sur les morts du Mémorial, il a dû mal à partir se recueillir sur les tombes de sa famille. Trop dur. L'année dernière, pourtant, il s'y est quand même résolu. Il s'y est rendu avec son père, juste avant la mort de celui-ci : « La première nuit, la famille se recueille en petit cercle. Elle allume un feu. La deuxième, le cercle s'élargit au village. »

Seneza Protogène, étudiant de 25 ans : « Mes parents sont morts pendant le génocide, moi, j'avais deux ans, je ne me souviens de rien, c'est important de venir pour comprendre. »

Seneza Protogène, étudiant de 25 ans : « Mes parents sont morts pendant le génocide, moi, j'avais deux ans, je ne me souviens de rien, c'est important de venir pour comprendre. » Michael Zumstein/Agence VU

Bonheur Pacifique raconte « son parcours » d'une voix douce, calme, sereine. Après l'épisode du pasteur, il reste longtemps caché dans la maison de Mariana. Elle repousse plusieurs attaques en calmant les tueurs : « Elle était si brave. C'est mon héroïne. J'espère réaliser un jour un documentaire sur elle, sur notre histoire. » Parfois Mariana et Bonheur vont se cacher dans la brousse, ou sur une autre colline, ou chez d'autres gens, d'autres Justes, dans les trous recouverts de feuilles de bananier et de terre où d'ordinaire l'on fait mûrir les bananes. Leur errance les amène chez une tante mariée avec un Hutu ; un jour, sur le seuil de la porte, machette à la main, il s'est interposé devant les tueurs : « Vous n'allez pas entrer pour tuer mes enfants. »

La muséographie du lieu est simple, efficace, bouleversante. Des panneaux, des artefacts, des restes humains.

La muséographie du lieu est simple, efficace, bouleversante. Des panneaux, des artefacts, des restes humains. © Michael Zumstein/Agence VU

Devant Kigali la moderne qui lance chaque année vers le ciel de nouveaux buildings, Bonheur fait un silence. « Et puis un jour, une voiture blanche a débarqué. C'était un cousin qui avait fait son propre “parcours” avec mon père. Ils s'étaient enfuis en Ouganda. Mon père ne pouvait pas revenir, il avait peur, il se sentait coupable d'avoir abandonné sa famille. »  Quand le génocide prend fin, Bonheur et son père se retrouvent. Le petit garçon ne pleurera pas ce jour-là : « J'étais devenu insensible, mon père pleurait, pas moi. » Ce n'est qu'un an plus tard qu'il prend vraiment conscience de la mort de ses frères, de ses sœurs et de sa mère. C'était le jour du remariage de son père. Bonheur réalise qu'il n'y a plus personne pour participer à la fête.

“Il faut construire ensemble, c'est étrange, c'est fou, mais nous n'avons pas le choix.” 

Comment un petit garçon traumatisé a-t-il pu devenir ce jeune homme serein, polyglotte, libéré de toute rancœur, de tout esprit de revanche. La reconstruction de Bonheur a suivi le chemin de l'amitié, explique-t-il. « Elle n'a pas de prix, l'amitié. Ce fut mon remède psychiatrique, j'ai raconté toute mon histoire à des amis, comme je vous la raconte un peu aujourd'hui. Et puis il y a aussi la pression de mon nom : Bonheur. Je devais être à la hauteur ! »

« C'est un miracle si on en est là aujourd'hui, mais c'est un miracle qui a nécessité beaucoup de sacrifices. La réconciliation est en cours, la société rwandaise abrite à la fois les tueurs et les victimes. »

« C'est un miracle si on en est là aujourd'hui, mais c'est un miracle qui a nécessité beaucoup de sacrifices. La réconciliation est en cours, la société rwandaise abrite à la fois les tueurs et les victimes. » © Michael Zumstein/Agence VU

Après avoir usé les bancs des écoles primaire et secondaire de Boutaré, Bonheur est parti à l'Université de Kigali où il a étudié la comptabilité, tout en s'engageant activement dans des associations comme l'AERG, l'association des étudiants survivants du génocide. « On s'entraidait, on devenait le “père” des plus jeunes orphelins. »  A 22 ans, il choisit de travailler à la boutique du Mémorial, avant de devenir gardien. « J'aime ça », dit-il simplement. Parfois, il part se recueillir près des fosses communes où sont enterrés les restes de 250 000 personnes. « On ne tourne pas la page. On vit avec. Tu te maries, tu pleures. Tu as des enfants, tu pleures. Tu pleures le bonheur retrouvé, tu pleures l'absence de la famille. »

Bonheur s'est marié en 2014. Il a deux enfants, un garçon, une fille. A son mariage, il a offert un cadeau spécial à Mariana, son ange gardien. Il préfère le tenir secret. Soudain, d'un mouvement de tête, il désigne les édifices du Mémorial, les fosses communes. « Je ne quitterai jamais ça. » Il fait encore une pause, réfléchit en silence, puis reprend de sa voix calme : « C'est un miracle si on en est là aujourd'hui, mais c'est un miracle qui a nécessité beaucoup de sacrifices. La réconciliation est en cours, la société rwandaise abrite à la fois les tueurs et les victimes. Il faut construire ensemble, c'est étrange, c'est fou, mais nous n'avons pas le choix. » Au loin, dans le parking du Mémorial, un bus se gare. Bonheur Pacifique doit partir accueillir un nouveau groupe de jeunes gens en vestes bleues. En partant, on lit sur les murs de l'exposition les mots de l'écrivaine rwandaise Yolande Mukagasana : « Il n'y aura pas d'humanité sans pardon, il n'y aura pas de pardon sans justice, mais la justice sera impossible sans humanité. »

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