Irak

Bataille de Mossoul : «C’est comme la différence entre l’enfer et le paradis»

Samir et Yasser vivent dans la grande ville du nord de l’Irak. De l’irruption de l’Etat islamique en 2014 jusqu’au retour des forces irakiennes appuyées par la coalition, ils ont été les témoins de la terreur imposée par Daech puis de sa chute. La progression des troupes leur a permis de sortir du piège de la vieille ville.
par Luc Mathieu, Envoyé spécial à Mossoul
publié le 6 juillet 2017 à 20h36

Samir et son fils Yasser sont apparus ensemble, l'un à côté de l'autre, dans la poussière et la chaleur de la vieille ville de Mossoul. C'était le 30 juin, vers midi, les deux venaient de s'échapper de la guerre et de l'Etat islamique. Ils étaient sales, maigres et épuisés. Trois jours plus tard, Yasser a une courte barbe et les cheveux bien peignés. Il porte un jean et un tee-shirt propres. Il sourit. Son père sourit encore plus. Il s'est rasé le crâne et a mis une longue tunique beige qui descend jusqu'aux pieds. Il fume cigarette sur cigarette. «Je ne réalise toujours pas que je suis sorti. Je me sens mieux qu'hier et encore mieux qu'avant-hier. C'est comme la différence entre l'enfer et le paradis», dit-il.

Mossoul encore en proie aux combats dimanche. Photo William Daniels pour Libération

Le père, 55 ans, et le fils, 25 ans, ont trouvé refuge chez un proche qui vit dans une petite maison bordée d'une cour sur la rive Est de Mossoul. La maison de Samir et Yasser est de l'autre côté du Tigre. Ils n'y retourneront pas. «Elle est détruite, mais ce n'est pas à cause de ça. Il faut juste qu'on oublie ces trois dernières années», dit Samir. «Tout n'était que douleur et difficultés là-bas», ajoute Yasser. Les deux veulent récupérer leur emploi à l'université de Mossoul et reprendre leur vie là où elle s'est arrêtée en juin 2014, lorsque l'Etat islamique s'est emparé de leur ville.

Samir, dimanche dans le vieux Mossoul, encore en proie aux combats. Photo William Daniels pour Libération

Vendredi 30 juin, Yasser et son père semblaient surpris d'être vivants. A l'aube, ils avaient profité de l'avancée de l'armée irakienne pour s'enfuir. Ils s'étaient extraits de la cave où ils se cachaient depuis un mois et avaient couru vers les soldats qui n'étaient plus qu'à quelques mètres. Ils avaient marché jusqu'au stade en contrebas avant d'être transportés à la mosquée Abou Zyan, à la lisière de la vieille ville. Samir s'était assis dans un coin d'ombre, entre un tas d'ordures et un amoncellement de gravats. «Je suis désolé, je ne peux pas parler maintenant», avait-il dit. Son fils avait tenté de raconter. Mais il était nerveux, perdu, tournait sans arrêt la tête, se relevait, s'accroupissait à nouveau. Il n'avait qu'une envie, partir.

Paquet de biscuits

Autour d’eux, c’était le chaos et la cohue. Des enfants pleuraient, des femmes criaient, des hommes restaient figés. Ces scènes se répètent depuis le début de la bataille du vieux Mossoul, lancée le 19 juin. Chaque jour, dès que l’armée progresse, des habitants sortent. Ils ne sont parfois que quelques dizaines, parfois plusieurs centaines. Ils apparaissent au détour d’une venelle ou au sommet d’un tas de gravats. Ils trébuchent, se soutiennent, portent les plus vieux et les blessés. Ils n’ont que quelques sacs. Ils s’arrêtent pour saluer les soldats ou détournent le regard. Les plus faibles sont soignés dans un dispensaire de fortune installé dans un ancien atelier de ferronnerie. Le 29 juin, Hazen Abdallah, 86 ans, était allongé dans un lit, une perfusion dans le bras. Il était squelettique, les yeux enfoncés dans des orbites noires, les côtes saillantes sous un tee-shirt crasseux. Il n’avait pas mangé depuis dix jours et à peine bu. Quelques jours plus tôt, c’était un adolescent, blessé par un mortier, une broche métallique vissée dans la cuisse, qui claudiquait en laissant traîner sa jambe tel un membre mort. Il y a aussi ces bébés en état de malnutrition, à la peau fripée et aux yeux trop grands, à qui leurs mères en abaya noire tentent de faire boire de l’eau. Ces adolescentes déshydratées qui vomissent parce qu’elles boivent trop vite. Ou encore cet enfant de 3 ans, silencieux et sagement assis par terre à côté de ses parents, qui vient d’engloutir une banane que lui ont donnée des soldats et qui tient serré entre ses genoux un paquet de biscuits.

«Appliquer la vraie religion»

«C'était l'enfer», répète Yasser, assis dans le canapé de sa nouvelle maison. Le jeune homme a vécu l'irruption, l'ascension puis la chute de l'Etat islamique à Mossoul. Il est l'un des rares à avoir vu Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autodésigné. C'était le 4 juillet 2014, dans la mosquée Al-Nouri, quelques jours après la proclamation du califat. Aucun autre discours filmé d'Al-Baghdadi n'a été diffusé depuis. Il est aujourd'hui l'homme le plus recherché au monde. Il est peut-être mort, plus probablement en fuite.

A Mossoul lundi, des civils blessés continuaient d’affluer. Photo William Daniels pour Libération

Ce 4 juillet 2014, comme chaque vendredi, Yasser se rend à la prière de midi. Il habite derrière la mosquée et son minaret penché recouvert de mosaïques, le «bossu» comme disent les habitants de Mossoul. Il n'a que la rue à traverser. Mais ce jour-là, l'ambiance est étrange. Son téléphone portable, comme tous ceux des habitants du quartier, ne fonctionne pas, le réseau est coupé. A l'entrée de la mosquée, il est fouillé. «J'ai même dû relever mon tee-shirt, c'était comme dans un bureau du gouvernement.» Entre 200 et 300 jihadistes armés, ceux qui viennent de s'emparer de Mossoul en quelques jours, sont déjà à l'intérieur. Al-Baghdadi arrive et monte dans le minbar. «Je ne savais pas qui c'était, j'ai cru que c'était le nouvel imam.» Le calife barbu vêtu de noir entame son prêche. «Il a dit qu'il n'était pas là pour apporter le confort, le pardon et la tranquillité, mais pour appliquer la vraie religion et les punitions.» Alors que l'inconnu continue de parler, Yasser a un pressentiment. «J'ai pensé que nos vies allaient se compliquer.»

A Mossoul lundi. Photo William Daniels pour Libération

Durant les trois mois suivants, rien ne change vraiment. Les Mossouliotes ne paniquent pas, ils en ont vu d'autres. Ils ont connu les attentats d'Al-Qaeda, l'invasion américaine de 2003, les guerres de factions et de clans, les bandes criminelles. Al-Baghdadi et ses hommes en noir ne sont qu'un nouveau groupe. «Je me suis dit que ça allait se régler en un mois ou deux, qu'ils négocieraient avec le gouvernement et que tout redeviendrait normal», poursuit Yasser.

«Ils m’auraient tué»

Mais peu à peu, les jihadistes interfèrent dans la vie des habitants. Ils interdisent de fumer, de se raser, obligent à porter des pantalons courts. «Ils avaient des listes de noms et venaient dans les maisons. Ils demandaient : "Pourquoi tu ne viens pas à la mosquée ?" La peine était des coups de fouet», raconte Samir. Les jihadistes sont majoritairement irakiens mais les étrangers, arabes, russes ou européens, affluent. La peur s'installe, la peine de mort devient la norme. «J'ai cru que j'allais mourir quand ils ont débarqué chez moi après qu'un ami a été arrêté parce qu'il avait un téléphone portable. Ils ont tout fouillé mais n'ont pas trouvé le mien. Ils m'auraient tué sinon», explique Yasser. Son père a vu un adolescent assassiné devant ses parents parce qu'il avait téléphoné. Ses meurtriers se sont éloignés comme si de rien n'était, comme si c'était normal.

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Comme tant d'autres dans la vieille ville, Yasser et Samir se terrent. Ils ne sortent plus que pour aller à la mosquée et s'éloignent quand ils aperçoivent des jihadistes. Samir continue à acheter des cigarettes de contrebande, des Akhtamar, un petit paquet blanc décoré d'une femme aux cheveux longs. «Je fumais des Gitanes avant, mais il n'y en avait plus. A la fin, le paquet d'Akhtamar valait 200 dollars. On se bricolait des cigarettes avec de la menthe séchée.» Les antennes satellites sont interdites, les seuls échos de l'extérieur proviennent de conversations téléphoniques entre Yasser et l'un de ses cousins, qui vit à Erbil, au Kurdistan. Les mois passent. La vieille ville est une prison où la vie est toujours plus dangereuse. Les prix explosent, jusqu'à 22 dollars le kilo de farine et 60 dollars la bouteille d'huile. L'évasion n'est plus une option. «Si tu voulais t'échapper, la seule possibilité était de donner le titre de propriété de la maison et de laisser ta famille derrière toi», raconte Samir. Les jihadistes pressent sans arrêt Yasser de s'enrôler. «Ils me disaient : "Rien ne doit compter pour toi à part la religion. Tu mourras bientôt et tu seras un martyr qui aura la chance de voir Dieu."» Yasser ne peut pas opposer un simple «non»  aux hommes de l'Etat islamique. Il esquive en répétant «Inch Allah, inch Allah.»

«Des ruines et des ruines»

A la mi-octobre 2016, les forces irakiennes et kurdes lancent l'offensive de Mossoul. Les frappes aériennes sont précises et limitées. Les quartiers Est sont repris en trois mois. La bataille de l'Ouest s'engage. D'emblée, les ripostes des jihadistes sont féroces. Les assauts patinent. A la fin mars, les soldats et policiers irakiens atteignent la lisière de la vieille ville. Les bombardements de la coalition et de l'armée irakienne sont quotidiens. En juin, Yasser, son père, ses deux frères et des proches, 17 personnes au total, s'enterrent dans la cave de leur maison. Ils ont de la farine, des grains de blé et des boîtes de sauce qu'ils diluent avec de l'eau croupie. Au début, les deux frères de Yasser, âgés de 23 et 24 ans, sortent pour aller au puits. Ils sont tués par un mortier tiré par les forces irakiennes. «On les a enterrés dans le jardin du voisin, tous les deux dans la même tombe», dit Samir.

Un membre des forces spéciales irakiennes se repose dans une maison de la vieille ville, le 30 juin. Photo William Daniels pour Libération

Par trois fois, ceux qui restent doivent changer de cave. Des jihadistes sont montés sur le toit pour viser les forces irakiennes. Au téléphone, le cousin de Yasser avait insisté : «Surtout, ne restez pas s'ils viennent. Ils vont se faire bombarder.» Fin juin, une frappe aérienne vise la maison d'à côté, où un combattant s'était posté. Elle s'écroule et fait s'effondrer une partie de celle où Yasser s'est réfugié.

Le 30 juin, à 5 heures du matin, le moteur d'un bulldozer résonne. L'armée irakienne est toute proche. Yasser, son père Samir et les autres osent partir. Ils passent par les trous creusés par les jihadistes entre les maisons mitoyennes. Ils émergent dans la rue, les soldats sont à quelques mètres. Ils découvrent leur vieille ville ravagée. «J'ai cru que mon cerveau allait exploser. Il n'y avait plus que des ruines et des ruines, tout était détruit, dit Samir. Mais on était sorti de l'enfer.»

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