David Thomson raconte sa vie avec les djihadistes de l'État islamique

David Thomson a enquêté sur la mouvance islamiste radicale, rencontré des dizaines de candidats au djihad et recueilli leur parole dans son livre « Les Revenants ». Alors que l'ouvrage du journaliste a reçu le prix Albert Londres 2017, retrouvez l'article de Marion Van Renterghem paru dans le numéro 44 (mars 2017) de Vanity Fair France.
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David Thomson rit de ses journées qu'il trouve un peu ridicules, quand il y pense : « je me lève, je mets France Inter, je prends une douche, les policiers viennent me chercher, je vais bosser chez RFI ou faire la promo de mon dernier livre à la télé, je dîne chez un pote ou je me commande à manger. » Il ne reste jamais longtemps au même endroit, oublie les noms des rues où il habite, passe d'un luxueux 130m2 prêté par un copain à Saint-Germain-des-Près à un studio sur les boulevards extérieurs. « J'ai de vieux amis que ne m'ont pas lâché mais ma vie sociale est un champ de ruines. » Il dit cela d'un air joyeux, puis regarde fixement ses mains en faisant des nœuds avec ses doigts, assis dans le canapé bordeaux d'un meublé anonyme aux étagères sans livres.

Il n'y a pas si longtemps, David Thomson n'était encore qu'un jeune journaliste inconnu de Radio France internationale (RFI), une tête brûlée qui s'obstinait à sillonner la Tunisie et la Libye en interviewant des gens que personne ne connaissait, un type un peu obsédé par les printemps arabes et qui faisait ricaner les experts. Et puis, du jour au lendemain, il est devenu le savant, le référent, l'autorité, le devin, le héros. Un Galilée obstiné à répéter ce que l'on ne savait pas entendre sur les djihadistes. La coqueluche des plateaux télé, avec sa belle gueule, ses 36 ans, ses yeux bleu perçant et Les Revenants (Seuil-Les Jours), son livre sur ces Français qui reviennent de Syrie. Il a acquis la gloire mais est aussi devenu, pour des raisons obscures et capricieuses, un homme à abattre. Ils sont un vingtaine à se retrouver sur la même « kill list » de l'État islamique, la liste des personnalités à exécuter. Entre eux s'est forgée une solidarité des menacés. Ils s'appellent, s'envoient des textos dans la nuit.

Il paraît bien loin, le temps de l’insouciance. Celui de la « jâhilîya », comme disent les islamistes pour parler de leur vie d’avant : la période de « l’ignorance préislamique ». « Dans ma petite jâhilîya à moi, je faisais beaucoup la fête », dit David Thomson, obligé d’admettre que « leurs mots » ont fini par lui coller à la peau comme des sparadraps. Dans cette période d’ignorance, il avait été contraint de s’éloigner quelque temps de ses parents et de son milieu d’origine « bourgeois, blanc, catholique », pour s’installer dans une cité de Saint-Denis. Il est alors en licence d’histoire à Nanterre mais préfère son activité de chanteur percussionniste dans un groupe. « On faisait de la musique un peu rap, reggae, punk, néo-metal en sillonnant les salles de concert pourries. Ça a dû m’aider pour parler la même langue que les djihadistes des cités, plus tard. » Il passe un diplôme de sciences politiques à Aix, part vivre au Sénégal, revient, fait des piges au desk parisien de RFI, s’ennuie. En 2011, la radio l’envoie couvrir la révolution tunisienne. Il la filme également pour France 24, Arte ou France Télévision.

Les djihadistes entrent très facilement dans la vie de David Thomson. Celui-ci rencontre les premiers par hasard en couvrant une réunion de « salafistes quiétistes » (non violents) à Tunis, en 2012. À la sortie, deux hommes l’abordent. Ils sont visiblement vexés de voir le jeune Occidental s’intéresser à un salafisme « déviant » et lui expliquent sa méprise: « Eux ne sont pas les bons. Nous, nous sommes des salafistes djihadis. » Djihadis ? Le journaliste et son ami traducteur n’ont aucune idée de la chose. Ils font connaissance, s’appellent tous les jours. La confiance s’installe. L’un s’avérera être un intime du dirigeant salafiste Abou Ayad et l’autre deviendra un émir important de l’EI, proche du chef de l’État islamique d’Irak Abou Bakr Al-Baghdadi. Tout le monde débute, à l’époque. David Thomson ne sait pas encore que les leaders charismatiques qu’il approche de rencontre en rencontre deviendront des stars, les cerveaux du djihadisme, voire les commanditaires des attentats. Quant aux jeunes qui gravitent autour d’eux dans les quartiers populaires de Tunis, ils semblent avoir été piqués par une même mouche : tous partent pour la Syrie. Ils lui expliquent tranquillement qu’aller se former au terrorisme là-bas, « c’est l’accès VIP pour le paradis ».

En ces temps pas si lointains, les djihadistes étaient des inconnus qui n’essayaient même pas de se cacher. ­Personne ne croit en ces débutants ni ne veut en entendre parler. Nul besoin de changer de portables ni d’user de messages cryptés. Le journaliste les voit dans des lieux publics, leur parle sur Skype, sur Facebook ou au téléphone. En 2013, ils font des « live tweets » (récit en direct sur Twitter) pour commenter leur départ en Syrie : « Les frères, je suis là à la frontière, inch Allah! » Leur position est localisable sur Facebook. « Personne ne se sentait inquiété. Ils étaient décontractés. Tout le monde s’en foutait. On parlait djihadisme tranquille », se souvient David qui y voit la raison pour laquelle « les services de renseignement ont pris ces gens pour des guignols : on les croyait confinés sur Internet. Il a fallu le 13 novembre pour découvrir que les terroristes étaient précisément cela : des djihadistes du clavier. On était passé à un haut niveau dans l’ère de ces nouveaux usages, mais personne n’avait percuté. »

En cinq ans, il en rencontre des dizaines, des centaines. Il communique avec eux sur les réseaux sociaux. Il tweete des photos des futures stars du djihadisme francophone avec le drapeau de l’EI en pleine rue, sans susciter le moindre intérêt. Dans la djihadosphère, le mot circule : les terroristes en herbe peuvent se confier à ce mécréant qui les a pris pour objet d’étude et les décrit sans les trahir. L’idéologie leur intime l’ordre de détester par essence un reporter français, mais celui-­­ci est comme un des leurs, lui qui connaît leurs codes et leur façon de parler. Ils essaient de le convertir, de le faire « dawa ». « Non c’est bon, je suis catholique, leur répond le journaliste. Je veux juste expliquer aux gens ce que vous avez dans la tête.» Assidus sur Internet, ils suivent attentivement ses travaux, s’abonnent tous à son compte Facebook et Twitter. « J’étais de leur milieu sans y être, dit David Thomson*. Ils me parlaient comme si j’étais un djihadiste. Ils m’appelaient, me menaçaient, se confiaient, se vidaient la tête. »* Il est leur confesseur, leur messager. L’un d’eux lui dit, dans le café parisien où ils ont leurs habitudes, devant le métro Stalingrad : « Je vais tout te raconter pour que ma mère comprenne. »

Les ricanements des experts

David Thomson, lui, a compris. Il a vu quelque chose de nouveau naître sous ses yeux : un mouvement social de nature terroriste. Dès 2012, il s’inquiète des conséquences pour la sécurité nationale. « T’es complètement parano? », lui répondent ses proches. « Je savais que les attentats allaient arriver en France, poursuit-il*. J’attendais. C’était un sen­timent horrible, je redoutais que ça arrive et je l’attendais à la fois. Je me demandais sans cesse : quand ? quelle cible ? de quelle manière ? »* Son premier livre sorti au printemps 2014 est son moyen de tirer la sonnette d’alarme.

À sa parution, il est l’invité de Frédéric Taddei à son émission « Ce soir (ou jamais !) » sur France 2. Sociologues, avocats, prétendus experts ­composent­ le plateau sur lequel le reporter est haché menu. Chez ces Français qui partent en Syrie, « tous disent que frapper la France serait légitime. Parce que, pour eux, la France est l’ennemi d’Allah », explique-t-il. Brouhaha, ricanements, haussements d’épaules, roulements d’yeux indignés. Le petit gars « fantasme ». Il « stigmatise » une population. Il fait « le jeu du populisme ». L’avocat William Bourdon rappelle au journaliste que le juge Trévidic, « qui est un très grand connaisseur », prétend le contraire : « Il ne dit pas du tout ce que vous dites et je crois qu’il en connaît un peu plus que vous sur la question. » Le sociologue Raphaël Ligoter ironise : si c’est pour revenir en France, « pourquoi [les djihadistes] partent-ils si loin, alors ? Ah, j’aimerais bien savoir pourquoi ! Ils économiseraient de l’énergie, ce serait plus facile ! [Ricanement] » David Thomson sort de cette émission en colère, humilié, sonné. « Je ne disais que ce que je savais et ils m’accusaient... C’était d’une grande violence. »

Du «Journalisme d’anxiété»

Quelques mois plus tard, le 7 janvier 2015, les frères Kouachi ­assassinent la rédaction de Charlie Hebdo. David Thomson se trouve à son bureau à RFI. Au premier « urgent » s’affichant sur son portable, il a compris. « Je me suis dit : “Voilà, ça y est. C’est parti.” Ce qui m’obsédait depuis des années se concrétisait : on était entré dans la phase terroriste en France. » Le 13 novembre 2015, il est à une soirée donnée par Libération dans les locaux du quotidien, tout près du Bataclan et des cafés mitraillés. Ceux du commando, il les connaissait. « Foued Mohamed-Aggad et Abdelhamid Abaaoud étaient des vedettes du djihadisme francophone. Ils annonçaient depuis trois ans ce qu’ils feraient et ils avaient réussi à mettre les services à genoux. J’étais dégoûté. Je me suis enfermé chez moi et j’ai écouté Rihanna en boucle avec un casque sur les oreilles. »

Il a déjà commencé l’écriture des Revenants. Un document en miroir de son premier livre, Les Français jihadistes (Les Arènes), où il donnait la parole à ceux qui partent. Ceux-ci en ­reviennent, « guéris » ou non. « Nous, les revenants », disait en mauvais français la revenante qui a inspiré le titre, sans se douter que le mot désignait des spectres revenus d’un au-delà macabre. David Thomson est le premier à raconter le djihadisme par les djihadistes, sans intermédiaires. Revenant, il l’est à sa manière. « Pendant cinq ans, j’ai vécu avec les djihadistes, avec les ex-­djihadistes, avec les gens qui bossent sur le djihad et ceux qui interviennent sur le djihadisme. Ça ne rend pas léger. On n’est pas dans la même réalité. On est dans la morbidité et la noirceur, à attendre et redouter un attentat tout le temps, avec des gens qui massacrent et qui se font tuer du jour au lendemain. » Il a trouvé à cela un nom : le « journalisme d’anxiété ».

Il l’avoue : il lui est arrivé de s’attacher à certains d’entre eux. Avec Yassin, rencontré à Paris et parti pour Alep un jour de 2013, il échange quo­ti­dien­nement sur Skype jusqu’à ce moment de mars 2015 où il apprend sa mort, écrasé par un char en Syrie. David est triste. On lui reproche son empathie avec ses sources. « J’ai voulu expliquer ce que ces gens avaient dans la tête, leur rationalité idéologique de militants terroristes, répond-il*. Je les ai traités avec confiance et honnêteté et je ne les ai jamais trahis. Les mecs que j’ai connus, aujourd’hui ils sont tous morts ou en prison. De cinq années de travail sur ces gens-là, on sort renforcé et abîmé. Forcément.»* David Thomson n’écrira plus sur le djihadisme. Par saturation et par nécessité. Mais est-ce un sujet que l’on peut quitter ? Là est toute la question. Le journaliste vit sous surveillance. Les djihadistes continuent à l’appeler. L’autre jour, un type de Racca lui a demandé de lui envoyer Les Revenants. Ça l’a énervé. « Tu veux quoi, que je te l’envoie par Chronopost à Racca ? »