L'Iran à toute allure
Dans un an et demi, la « révolution des mollahs » aura 40 ans ! Malgré la réélection de Rohani, le régime reste une dictature. Mais les jeunes et les moins jeunes, hyperconnectés, ont plus d’audace. Arte en offre un émouvant portrait le 9 juillet.
"Plus jamais je ne m’habillerai en total look noir ! Il n’y aura pas de retour en arrière !" Anahita Ghabaian, 55 ans, patronne de la Silk Road Gallery à Téhéran, l’annonce sur son Instagram le jour où le président Rohani est reconduit à la tête du pays. Cette femme douce, d’une famille aisée, et qui a étudié l’Iran contemporain dans nos universités, est une militante passionnée. Depuis 2001, sa galerie expose les talents de son pays et donne leur chance aux jeunes. Dans les foires d’art contemporain, il lui arrive de se faire « voler » ses artistes par une galerie américaine, anglaise ou allemande. Gros potentiel, les Iraniens ! On le constate depuis quelques années.
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La réalisatrice Nathalie Masduraud confirme : « Je suis impressionnée par la qualité des photographes. Ce qui n’est pas si étonnant : la photo est apparue en Iran en même temps qu’en France. » Mais là-bas, quand vous optez pour le métier de photographe, vous prenez un risque. Car pour s’exprimer, raconter la société sous le règne des mollahs, tout doit être pesé. Quand, comme Tahmineh Monzavi, vous voulez traiter des femmes abandonnées, droguées et sans domicile, vous allez au-devant des ennuis. Pareil quand vous abordez la mode ou les sexualités. D’où un savoir-faire qui mêle esthétisme et reportage. Lorsque, comme Negar Yaghmaian, vous voulez réaliser un sujet sur les femmes seules, vous devez habilement cacher leurs visages « dévoilés » sans pénaliser le style. Et si, comme Nafise Motlaq, vous montez une série « Pères et filles », vos modèles prennent leurs responsabilités : il y a celles qui restent voilées, l’air soumis à côté de papa, et les autres, par exemple ces jumelles blondes, vraies bimbos, qui posent fièrement en robe moulante derrière leur paternel qui mène ses affaires au Canada. Plus téméraire : la chanteuse Farawaz arbore fièrement sa tignasse punk teinte en mauve au côté d’un père traditionaliste pas du tout content de la carrière de sa fille malgré son succès phénoménal. Tant pis !
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"On profite des fêtes religieuses pour draguer!
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Ce sont eux, les Iraniens d’aujourd’hui. Ni peureux, ni croyants, ni obéissants. Ils ont grandi avec une schizophrénie gravée dans leur inconscient : il y a l’attitude policée « dehors », dans la rue saturée de regards, et le comportement désinhibé « dedans », dans la sphère privée. Il y a la version « Tout va très bien madame la marquise » et la vérité des frustrations, de la pauvreté, de l’oppression qui bloque tous les envols. Qui vous force à vous exiler, à vous arracher à votre famille alors que vous adorez votre pays. Aujourd’hui, ce dédoublement, les jeunes n’en veulent plus. Alors ils poussent les limites. A leurs risques et périls. « Ils sont plus courageux que ceux d’il y a dix ans », observe Yasama Dehmyiani qui photographie son voisin travesti clandestin. La jeune Kiana Hayeri, qui capte ses copains en train de se déchirer et vomir aux toilettes, résume : « On vit au jour le jour, sans planifier, on s’amuse. Et on profite des fêtes religieuses pour draguer ! » Ils prennent le risque de voir débarquer les Gardiens de la révolution en plein milieu des libations. Et alors, tout le monde au poste, et les parents paieront l’amende…
Les réalisatrices Nathalie Masduraud et Valérie Urréa, elles, n’ont guère pu prendre de liberté avec le règlement. Nathalie : « Après deux mois de négociations et d’interrogatoires, on a pu avoir le visa de journaliste pour aller tourner là-bas. On n’a pas révélé le nom des photographes que nous avions choisis car ils n’étaient pas agréés. Et on a eu droit à une “accompagnatrice” qui faisait son rapport chaque soir sur nos activités de la journée. » Quand l’équipe a réussi à lui fausser compagnie pour aller tourner au lac d’Ourmia (Téhéran-Tabriz en avion, puis en bus), elles ont vu rappliquer, en plein milieu du désert, le maire et deux policiers pour leur demander si elles avaient besoin de quelque chose ! « Je ne sais pas comment ils ont su ! » Toujours est-il que trois jours après, les Faransavi (les Françaises) étaient priées de quitter l’Iran fissa. « Au lieu des quatre semaines de tournage promises, on n’en a eu que trois », se désole Nathalie. Pas grave. Elles se sont servies des images de leur repérage. A malin, malin et demi.
Pendant le tournage, la vaillante Tahmineh a dû répondre aux questions de la police politique
Mais quand vous habitez sur place et que vous êtes célébré par les médias étrangers, comme nos photographes Tahmineh Monzavi, Abbas Kowsari ou Shadi Ghadirian, vous êtes dans l’œil des censeurs. Pendant le tournage, la vaillante Tahmineh a dû répondre aux questions de la police politique pendant plusieurs heures. Une tension qui ne va pas l’aider à rééquilibrer son métabolisme : la pauvre a perdu ses cheveux à la suite des persécutions dont elle a fait l’objet. Un mois dans la prison d’Evin en 2012 pour avoir montré les manifestations des Iraniens révoltés par la réélection trafiquée de Mahmoud Ahmadinejad. Et, depuis, des tracasseries constantes ; cette diable de reporter s’acharne à braquer son objectif là où ça fait mal. Alors, aujourd’hui, quand vous l’interviewez, les réponses sont prudentes, on la comprend. Abbas Kowsari, plus âgé, plus expérimenté, explique : « On a appris jusqu’où ne pas aller trop loin. Aujourd’hui, pour la presse, ça va. »
Ce qui bouleverse le visiteur, c’est la bienveillance de la population envers les étrangers. Elle se met en quatre, prend des risques pour excuser ce régime borné et cruel. Nathalie se souvient : « On a filmé dans le bus malgré l’interdiction. On devait se tenir dans la partie réservée aux hommes pour pouvoir filmer les femmes. On a vu tous les hommes se lever et s’agglutiner tout près du chauffeur. On a eu peur, on s’est dit : ils vont nous dénoncer. Pas du tout. Ils étaient juste gênés. On a pu mettre en boîte sans problème. » Et quand elles ont voulu capter de « l’ambiance » dans la rue, celles qu’elles ont filmées, tellement contentes d’intéresser ces cinéastes de Paris, sont revenues vers elles avec des gâteaux ! Nathalie a le mot de la fin : « Ils courent des risques mais ne manifestent jamais d’hostilité envers nous. Ils sont tellement plus curieux, plus souriants qu’à Paris ! » n C.S.
A découvrir : 5 photographes iraniens dans « Focus Iran » sur Arte le 9 juillet à 18 h 05. « Iran #noFilter », une Websérie sur arte.tv.
Et aux Rencontres de la photographie à Arles, 66 artistes iraniens seront présentés du 3 juillet au 27 août.