Conway et Nietzsche : «faits alternatifs» vs. «perspectives infinies», par Dorian Astor

Kellyanne Conway, conseillère de Trump, inventant le massacre de Bowling Green - Capture d'écran MSNBC

Que les « alternative facts » de Kellyanne Conway incitent Philosophie Magazine à convoquer Friedrich Nietzsche et son célèbre « Il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations » (Fragments posthumes, 7 [60], fin 1886-printemps 1887) pour se demander si cette position est tenable, c’est un louable geste pédagogique ; que l’on y précise que Nietzsche est plus subtil que Conway, c’est la moindre des choses ; que, d’un point de vue nietzschéen, l’administration Trump soit jugée du côté des forces réactives et nihilistes, c’est déjà très bien. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il articuler avec une grande prudence ce qui se joue dans ce rapprochement risqué. Et peut-être commencer par distinguer le discours philosophique de ce qui n’est pas lui.
Ce n’est pas parce que la philosophie se donne pour tâche de penser philosophiquement le non-philosophique que tout est philosophique. Ce serait, au bout du compte, traiter Conway en philosophe et Nietzsche en non-philosophe. Mais jouons le jeu, et prenons au sérieux la « métaphysique des “faits alternatifs” » de Conway.

Il faut effectivement rappeler que Nietzsche, kantien en ce sens, récuse la possibilité de connaître des objets en soi ; le donné ne se donne qu’à une instance qui ait la faculté de s’en saisir et sous les seules conditions qui lui permettent de saisir. C’est donc en toute rigueur que l’en-soi doit être dit inconnaissable. Plus radical — ou plus suspicieux — que Kant, Nietzsche en tire la conséquence que la distinction entre l’en-soi et le phénomène est elle-même une affabulation, et que la notion de « fait en soi » est une absurdité. Il n’y a de faits que fabriqués, de factum que fictum — Extrapolation, interpolation ou interprétation. On n’interprète pas un fait, c’est le fait qui est une interprétation. À la lettre, il n’y a pas de fait — il n’y a que de l’interprétation. Or apparemment (c’est-à-dire, si on la prend au sérieux), Conway affirme au contraire qu’il y a des faits. Il y en a même davantage que ceux que nous connaissons, des faits alternatifs aux nôtres. À aucun moment elle ne suggère qu’un même fait puisse tolérer des interprétations alternatives (cela, c’est bon pour le débat démocratique et la liberté d’expression), encore moins qu’il n’y aurait que des interprétations. Il y a d’autres faits, connus des seuls maîtres du monde, et c’est bien normal. Le concept de « fait alternatif » ne relève pas d’un quelconque relativisme, mais d’un dogmatisme grossier.

Il faut ensuite souligner que la formule nietzschéenne « il n’y a pas de faits » ne veut pas dire que rien ne se donne dans le donné, que ce qui apparaît n’est qu’un néant. Au contraire, l’apparence est pleine, généreuse, surabondante ; elle déborde toujours les limites de ce que nous pouvons en saisir. Qui trop embrasse mal étreint : l’interprétation est un prélèvement, une sélection drastique, une activité simplificatrice, et par-là même falsificatrice. Face à la profusion des multiplicités infinies en devenir qui nous bombardent comme des canons à particules, nous avons des armes mal réglées qui s’appellent la connaissance et le langage (seul un dieu pourrait réaliser un réglage parfait). Ces instruments nous servent à filtrer, trier, ordonner ce désordre, et nous donnent un sentiment de puissance, l’impression de dominer ce chaos. Un fait, c’est un petit tiroir dans lequel nous croyons avoir pu enfermer un fragment de chaos. D’un flux trop grand pour nous, nous avons fait un objet trop petit. C’est une activité vitale et instinctive, utile et même indispensable. Mais c’est une falsification, même si nous ne savons jamais ce qui a été falsifié, et ce que c’était avant de l’être.

La probité exige donc, selon Nietzsche, de prendre acte de ce caractère fatalement faux sans toutefois préjuger du vrai, et de transformer en un acte extrêmement conscient et subtil ce qui n’est d’abord qu’une pulsion grossière. « Il n’y a que des interprétations » — chaque fois que l’on cite ce célèbre fragment, il faut lui associer aussitôt le paragraphe 52 de L’Antéchrist, qui définit un art de bien lire le texte du monde : « savoir déchiffrer des faits, sans les fausser par l’interprétation, sans perdre, dans l’exigence de comprendre, la prudence, la patience, la finesse ». Nietzsche ne se contredit pas. C’est bien parce que les « faits » sont des chiffres, des signes réducteurs et équivoques de réalités mouvantes et insaisissables, que le déchiffrement doit être de la plus sévère rigueur, sur le modèle interprétatif des lectures de textes fragmentaires rédigés dans des langues mortes. Dans ce contexte philologique et critique, Nietzsche n’hésite jamais à réclamer de l’objectivité. « À chacun sa vérité » est une sottise, Nietzsche se rit expressément de cette formule. L’interprétation subjective est idiote — ne serait-ce que parce que le « sujet » est lui-même abusivement présumé factuel — dans la mesure où nos besoins, nos croyances, nos affects (de la crainte à la volonté de puissance) surdéterminent toujours notre rapport au chiffrage, nos pulsions hâtives et brouillonnes croient décoder là où elles recodent autrement et de manière plus opaque encore. Notre concept de fait est un tel recodage illisible.

On n’aura pas grand-peine à voir combien les pulsions de Conway sont précipitées et imprudentes, grossières et impatientes — pour ne rien dire de la volonté de puissance… La notion de fait alternatif ne fait que redoubler l’opacité du concept de fait. En un mot, c’est un point de vue stupide. Nietzsche perspectiviste ? Attention : nous périrons peut-être un jour de cette bêtise perspectiviste et de son utilitarisme, avertissait Le Gai Savoir (§ 354). Il y a le « perspectivisme » dont parle Nietzsche, qu’il ne cesse de dénoncer comme notre funeste destin d’animal falsificateur ; et il y a le perspectivisme de Nietzsche — une sorte de méta-perspectivisme conscient du premier et qui cherche à en affranchir l’esprit. Devenir un « esprit libre » consiste à tenter de se désengluer de la perspective inconsciente et prédatrice que nous sommes en multipliant les perspectives conscientes, fines et nuancées, y compris sur « les erreurs irréfutables de l’homme », ce que Nietzsche nomme un « ultime scepticisme » (ibid., § 265). On mesure l’abîme qui sépare la souple exigence nietzschéenne d’expérimenter autant de points de vue que possible de la dure binarité conwayenne d’une alternative factuelle. « Le monde nous est bien plutôt devenu, une fois encore, “infini” ; dans la mesure où nous ne pouvons pas écarter la possibilité qu’il renferme en lui des interprétations infinies » (ibid., § 374). — Les interprétations infinies sont, terme à terme, l’opposé des faits alternatifs.

Mais enfin, que ce soit pour les rapprocher ou les opposer, articuler la philosophie de Nietzsche et la communication de Conway me semble aussi vain qu’équivoque. Et si je viens moi-même de m’y essayer, c’est pour prévenir la contagion : les notions d’alternative facts et de post-truth politics prennent un air nietzschéen à trop bon compte. Surtout, il y a un détail que l’on semble oublier mais qui, en réalité, devrait annuler tout ce que je viens de dire et dénoncer comme coquetterie toute prétention à interpréter d’un point de vue philosophique (nietzschéen ou autre) l’usage conwayen des «alternative facts», une formule à faire fantasmer un peu trop vite les philosophes. — Conway et l’administration Trump mentent, et ils mentent sans chercher à être crus. (Au passage, c’est exactement la direction prise par la communication politique française). Ce que Nietzsche appelle mensonge (par exemple dès Vérité et mensonge au sens extra-moral) est toujours un mensonge inévitable et involontaire, un mensonge a-subjectif de la « vie » qui, pour le sujet humain, est bien plutôt une illusion. Lorsque, dans le paragraphe 52 de L’Antéchrist évoqué plus haut, Nietzsche évoquait la probité du philologue, il lui opposait le théologien et son « incapacité de ne pas mentir ». Les mythomanes finissent toujours par être sincères à force de s’incorporer le mensonge. L’humanité est peut-être une espèce mythomane qui a besoin du mensonge pour sa survie et son expansion. Mais le mythomane s’effondre s’il n’est pas cru — comme toute morale.

Or il est évident que l’administration Trump ment sans se préoccuper une seconde d’être crédible. La formule vide « fait alternatif » est l’expression éhontée de la plus vulgaire mauvaise foi, de même que l’invention de toutes pièces d’un « massacre de Bowling Green ». Conway a menti et s’offre ensuite le luxe de le reconnaître sans sourciller — et sans que le gouvernement américain en soit le moins du monde ébranlé. Conway ment, elle sait et dit qu’elle ment, tout le monde sait et dit qu’elle ment. Le plus fascinant, c’est qu’elle ne cherche pas à imposer quoi que ce soit d’alternatif ; elle ne cherche pas à incorporer de nouvelles croyances ou un nouveau régime de vérité. Elle lance une expression absurde pour dire « quelque chose » dans une situation de parole médiatique, parce qu’elle est porte-parole trumpienne (c’est-à-dire une machine-à-bruitage), tandis que, sans ressentir aucun besoin de se justifier, s’impose un pouvoir coercitif brut. Pour que la parole de Conway soit elle-même coercitive, il faudrait qu’elle soit capable d’imposer peu à peu le remplacement d’un concept de factualité par un autre. Mais elle n’en a cure, et personne n’est dupe parmi ceux (le monde entier) qui sont forcés de l’écouter. Qu’elle dise « alternative facts » ou « shut up ! », c’est exactement la même chose. Et de fait, Trump, qui n’est le porte-parole de personne, ne se donne guère la peine de justifier ses mensonges par un concept : en conférence de presse, il a plutôt tendance à préférer de simples « shut up ! », ou « sit down ! » Ce que prépare en revanche la communication de Trump en la personne de Conway, c’est le passage à un régime de pouvoir où toute communication deviendrait superflue : expliquer, justifier, interpréter ? Inutile. Period.

C’est là qu’apparaît peu à peu le véritable scandale. Il faut que nous soyons déjà bien muselés pour traiter l’expression « alternative facts » comme un concept et l’articuler à une herméneutique philosophique. Le fait non alternatif de cette histoire, c’est l’exercice factuel d’un pouvoir qui en réalité n’aura bientôt plus besoin de parler. Jouons les nietzschéens une dernière fois : le fait sacerdotal ou despotique, c’est l’exercice d’un pouvoir, l’effectuation d’une puissance morbide sur les corps ; l’interprétation sacerdotale ou despotique est quant à elle renversement et nouvelle distribution de valeurs : le vrai et le faux, le bien et le mal, la faute et le salut, etc. La morale des « esclaves » victorieux est interprétation alternative à la morale des anciens maîtres vaincus. Pendant des millénaires, tous les régimes politiques ont cherché à imposer des interprétations-maîtresses (comme on dit « signifiant-maître ») afin d’étayer le fait du pouvoir, son effectuation. Ici au contraire, nous avons affaire à un nouveau type de pouvoir qui ne cherche plus à imposer aucune interprétation, aucune croyance. Il n’impose progressivement que des faits et s’exerce à nu, nous concédant l’aumône d’une communication discursive parce que nous sommes encore, quant à nous, dans des régimes d’interprétation auxquels nous croyons.

Nous n’entrons pas dans une ère de post-vérité. Nous abordons au contraire une ère où les nouveaux maîtres ne cherchent plus à incorporer en nous leurs mensonges sous la forme de croyances et d’illusions ; une époque où le fictif n’a plus d’efficace propre en politique, où le pouvoir utilise encore un peu le mensonge, comme ça, sans conséquence et sans y penser, alors qu’il ne lui attribue déjà plus aucune valeur pratique. Cela trahit une haine profonde de toute fiction politique (d’où la nécessité, plus que jamais, de fiction artistique). C’est pourquoi par exemple les défenseurs du capitalisme universel peuvent prétendre, avec naïveté ou arrogance, qu’il n’est pas une idéologie, mais un réalisme. En un sens ils ont raison : le roi est nu. Nous n’entrons pas dans l’ère de la post-vérité, au contraire. C’est précisément au moment où le mensonge n’a plus la force de passer pour une vérité que la « vérité » apparaît toute nue. C’est une heure de vérité, à cet instant effrayant où un pouvoir véridique commence à dire que le mensonge n’a plus aucun pouvoir de falsification. Nous entrons dans l’ère de la post-interprétation.

Dorian Astor est philosophe. Il vient de faire paraître Deviens ce que tu es (Autrement, 2016) et a coordonné avec Alain Jugnon le collectif Pourquoi nous sommes nietzschéens (Les Impressions Nouvelles, 2016). Après avoir notamment traduit la correspondance de Freud et Bleuler, il fera paraître en mars le Dictionnaire Nietzsche (Robert Laffont, « Bouquins »). Il est également l’auteur de Nietzsche. La détresse du présent (Gallimard, 2014)