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​Loi prostitution, un an après : à Lille, "ça rend fou tout le monde"

​Loi prostitution, un an après : à Lille, "ça rend fou tout le monde"

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Un an après son adoption définitive, la loi Najat Vallaud-Belkacem sur la prostitution, qui pénalise désormais les clients, divise toujours. Reportage à Lille où les acteurs sur le terrain dénoncent pour la plupart une précarisation du métier.

Avenue du Peuple Belge, dans le Vieux-Lille. Un véhicule s’arrête soudainement au milieu du trafic, à quelques mètres d’une jeune femme adossée aux grilles d’un square verdoyant. Vêtue d’une robe moulante couleur chair, elle s’approche du conducteur. Mais l’homme redémarre aussitôt. Fausse alerte. Ce n’était pas un client. Sandy, 35 ans, prostituée depuis un peu plus de deux ans, revient sur ses pas, désabusée. Depuis l’adoption, en avril 2016 de la dernière loi pour "la lutte contre le système prostitutionnel" les clients se font, confie-t-elle, de plus en plus rares.

Porté par l’ancienne ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, le texte - qui a également aboli le délit de racolage passif, emblème des années Sarkozy - pénalise désormais, après quatre ans de débat et de controverse , les clients de prostitué(e)s d’une amende pouvant atteindre 3.750 euros en cas de récidive. Selon les chiffres officiels, près d’un millier d’entre eux auraient d’ores et déjà été verbalisés dans toute la France. A Lille, ils seraient toutefois moins d’une centaine.

La loi est-elle vraiment dissuasive ? Protège-t-elle davantage les 37.000 personnes prostituées que compte le pays ? Un peu plus d’un an après son entrée en vigueur, les acteurs sur le terrain se montrent sceptiques voire en colère. A commencer par les propres filles. "Cette loi, ça rend fou tout le monde, raconte Célia, une collègue de Sandy, la quarantaine. Aujourd’hui il y a moins de clients et plus d’agressions, y compris entre filles".

Un nouveau rapport de force

C’est simple renchérit Sandy, "avant je me faisais 200 euros par jour, je payais l’hôtel, je mettais de l’argent de côté, j’achetais mes cigarettes… Aujourd’hui si je rentre avec 60 euros à la maison, elle est belle". Son téléphone sonne. La jeune femme s’éloigne, pieds nus, sous la chaleur assommante. Sur le petit muret du square, Célia, dont le regard apparaît dissimulé sous des lentilles de couleur bleu et plusieurs retouches de mascara, revient pudiquement sur leurs "journées difficiles".

Depuis deux ou trois mois, regrette-t-elle, les agressions de clients se sont multipliées. En cause, selon elle : la nouvelle loi. Sur son téléphone, elle tient d’ailleurs à montrer la photographie d’une plaque d’immatriculation prise il y a quelques jours à la tombée de la nuit. "Au premier abord, l’homme était très gentil. Sauf que dans la semaine il avait déjà agressé cinq filles, il était armé." Alors maintenant Sandy et Célia restent "tout le temps à deux et prennent les plaques" minéralogiques des voitures dans lesquelles elles embarquent tour à tour. Plus sûr. Et même comme ça, elles ne parviennent pas toujours à échapper aux coups. "Tu te souviens quand j’ai eu le nez cassé ?",demande Sandy, le visage enfantin.

Moins de clients, plus d'agressions

"Ah oui, t’étais revenue bien amochée", rappelle Célia avant d’énumérer les insultes au quotidien, les hommes par exemple qui passent devant elles, en voiture, en se "branlant". "C’est dur la rue",souffle-t-elle tout bas. Originaire du nord de la France, Célia, mère de trois garçons, est arrivée sur l’Avenue du Peuple Belge - haut lieu de la prostitution lilloise - il y a deux ans, peu après un divorce entaché de violences conjugales. A l’époque, elle quitte le foyer familial et dort six mois dans sa voiture, garée devant le Ikea. A la fin, "j’étais devenue un squelette",résume-t-elle dans un haut rouge sans manche qui laisse aujourd’hui encore deviner sa maigreur.

Sandy, elle, est allée en justice contre son mari violent "mais il n’a eu que du sursis". Mère de 7 enfants, âgés de 2 à 15 ans, la jeune femme se prostitue dès lors pour survivre. Célia aussi. Rapidement, chacune gagne plusieurs centaines d’euros par jour, une somme qui leur permet de prendre un petit appartement mais qui les expose encore et encore à la violence. Et la nouvelle loi sur la prostitution n’a fait, selon elles, qu’empirer les choses.

Car le rapport de force serait désormais différent. Les clients moins nombreux - "en plus avec la Belgique à côté" - exigeraient plus. Sur les prix, revus à la baisse, ou encore l’utilisation du préservatif. "Les sans-capote maintenant c’est 9 voitures sur 10, punaise ça n’arrête pas", soupire Célia. "Moi j’ai une phrase toute faite, sourit Sandy. Je leur dis qu’il y a une nouvelle maladie qui fait gonfler la bite et qu’ils pisseront jaune fluo". Les deux femmes rient et le business reprend, sur le trottoir du parc, sous un soleil de plomb. Sans client à l’horizon.

Clandestinité de l’activité

Parmi les associations, certains intervenants dressent le même constat. "Depuis la fin de l’année dernière, à chaque intervention qu’on fait sur le terrain, soit trois fois par semaine, on reçoit un signalement d’une situation de violence", constate à Nantes Irène Aboudaram pour Médecins du Monde, opposé à la loi. "Aujourd’hui, comme il y a moins de clients, les filles travaillent plus longtemps. Elles peuvent faire du 22h00/6h00. Par crainte d’une verbalisation, poursuit-elle elles montent dans la voiture sans forcément prendre le temps, comme avant, d’identifier les personnes, de mesurer les risques, de négocier les prix".

"Par crainte d’une verbalisation, elles montent dans la voiture sans forcément prendre le temps de mesurer les risques, de négocier les prix."

Or, pour Irène Aboudaram, la nouvelle loi ne permet pas pour autant de démanteler les réseaux de prostitution puisqu’elle pousse précisément les intermédiaires à s’organiser en dehors de la voie publique, en fournissant le logement où auront lieu les passes notamment. "Ça a plutôt l’effet d’une clandestinité de l’activité. Les femmes deviennent moins accessibles. Cela risque de compromettre le travail des associations et même des autorités sur le terrain", prévient la militante.

Punir le client pour attaquer les réseaux

Si Médecins du Monde se concentre sur l’impact de la loi Najat Vallaud-Belkacem sur la santé des personnes prostituées, d’autres, comme Le Mouvement du nid , partagent à l’inverse l’esprit du texte qui vise, à terme, à mettre fin à la prostitution. "C’est une bonne chose que le client soit poursuivi, estime en effet Bernard Lemettre, responsable régional du Mouvement du Nid dans le Nord-Pas-de-Calais parce que le client, par son acte, anéantit les femmes, pas seulement physiquement. Parce qu’il alimente indirectement les réseaux. Les trafiquants ne ramèneraient pas des filles sur les trottoirs de Lille s’il n’y avait pas de demande".

"Par son acte, le client anéantit les femmes."

Sur les 300 filles suivies par Le Mouvement du nid, à Lille, la grande majorité serait de fait d’origine africaine, victime de traite d’êtres humains. Certaines ayant plusieurs milliers d’euros, entre 60.000 et 90.000, à rembourser aux passeurs. Avec l’autre grand axe de la loi, un volet social qui instaure "un parcours de sortie" de la prostitution, on fait donc un premier pas "vers un autre avenir pour ces femmes" se félicite Bernard Lemettre. Car "la loi invente un système où il faut sortir de la prostitution, détaille-t-il, à travers le versement d’une allocation et d’un suivi personnalisé. Il regrette cependant que l’allocation proposée n’excède pas quelques centaines d’euros. "On ne peut pas vivre avec 300 ou 400 euros", reconnaît-il.

Au-delà de cette aide financière, à laquelle s’ajoute la promesse incertaine d’un titre de séjour de 6 mois, l’obligation pour les filles d’arrêter de se prostituer pour pouvoir bénéficier du "parcours de sortie" – qui n’a encore jamais été mis en place à Lille – peut présenter un obstacle pour celles qui tirent l’intégralité de leurs revenus de la prostitution. Comme Sandy et Célia, ancienne employée d’un grand opérateur télécoms.

De la rue aux sites internet

Près du parc, où elles attendent toujours, une voiture s’arrête enfin. "Je peux vous déposer quelque part ?", demande un jeune trentenaire en t-shirt blanc, qui se décrit comme un client occasionnel. La nouvelle loi, lui aussi en a "entendu parler" mais elle n’a pas vraiment "changé ses habitudes". A Lille, les autorités constatent néanmoins "une diminution du phénomène pas forcément liée à la pénalisation du client mais plutôt à l’évolution du métier. Depuis deux ou trois ans, les filles abandonnent la rue au profit d’internet. Il suffit d’aller sur les sites spécialisés, type Vivastreet [visé par une enquête préliminaire pour proxénétisme aggravé, ndlr]. Le nombre d’annonces y a explosé, simplement parce que c’est plus discret, en particulier pour les proxénètes."

Internet, Sandy et Célia, elles, n’y pensent pas. "Trop dangereux, on ne sait pas sur qui on va tomber". Sur leur bout de trottoir, elles préfèrent choisir leurs clients. L’un d’entre eux a déjà été verbalisé deux fois, s’est vu notifier d’une amende et s’est fait convoquer par le tribunal. Peut-être fera-t-il partie des premiers clients lillois à se rendre, à partir de septembre, aux tout nouveaux stages de sensibilisation censés permettre une prise de conscience face à la violence faite aux personnes prostituées. Mais à quelques mètres à peine de la sortie du tribunal de grande instance de Lille, situé sur l’Avenue du Peuple Belge, des filles attendent déjà…

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne