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Girafes, buffles et zèbres en cargo ou les lubies animalières de Joseph Kabila

Pour assouvir sa passion, le président congolais n’hésite pas à faire venir de Namibie des centaines de bêtes sauvages en mobilisant tous ses réseaux d’affaires.

Par Khadija Sharife

Publié le 13 juillet 2017 à 15h18, modifié le 14 juillet 2017 à 13h48

Temps de Lecture 5 min.

Dans un parc national près de Nairobi, au Kenya.

Le printemps austral de Joseph Kabila, toujours président de République démocratique du Congo malgré la fin de son mandat le 19 décembre 2016, aura été particulièrement étouffant. L’Union européenne et les Etats-Unis multiplient les sanctions contre les barons de son régime, à qui elle interdit l’entrée sur leur territoire et dont ils gèlent les comptes bancaires. La communauté internationale accentue les pressions pour accélérer le processus électoral. Et le conflit aux Kasaï, provinces du centre du pays, qui a fait près de 3 000 victimes et 1,3 million de déplacés est désormais inscrit à l’agenda de l’ONU.

Mais si le « raïs » Kabila croule sous les soucis, le citoyen Joseph prend soin d’assouvir ses passions. Fin mai, alors que le chef d’Etat rendait visite aux Kasaï exsangues, une intense activité agitait les quais de Boma, à 1 500 km de là. Situé au sud de Kinshasa, dans la province du Kongo-Central, Boma constitue l’un des seuls accès de la République démocratique à l’océan Atlantique. Ce ne sont ni des produits agroalimentaires, ni des matières premières qui ont été déchargés des cargos, mais des animaux. Par centaines.

Achetées en Namibie

Quatorze girafes, des dizaines de buffles, d’antilopes, de gazelles, de gnous et autres zèbres : 450 bêtes sauvages sont transbordées. Elles ont été importées par bateau à la demande expresse de Joseph Kabila qui, pour satisfaire sa lubie animalière, a mobilisé tous ses réseaux d’affaires.

Selon les documents obtenus par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), la Plate-forme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) et Le Monde Afrique, la Ferme Espoir, un géant de l’agrobusiness congolais, propriété de la famille Kabila, a acheté ces animaux en Namibie. Et les a fait convoyer jusque dans les gigantesques réserves qui ceinturent les résidences du chef de l’Etat à Kingakati, au sud de Kinshasa, dans sa province natale du Katanga, ou à Mateba, l’immense île au large de Boma (100 km2), toutes appartenant à la société agricole.

La Ferme Espoir constitue l’un des centres de gravité de l’empire économique et familial de Joseph Kabila, bâti depuis son accession au pouvoir en 2001 et estimé par une enquête de Bloomberg à plusieurs centaines de millions de dollars. Pour acheminer les animaux sauvages dont le président est si friand, il a fait appel à ses hommes de confiance. Des rouages essentiels dans la gestion de son capital.

Dans le domaine agricole, un duo pilote les investissements et gère les fermes : le Congolais Alain Wan et l’homme d’affaires belge Marc Piedbœuf. Ces amis d’enfance ont même vendu en 2010 à Kabila la société des Grands Elevages du Congo (GEL), qui possède l’île de Mateba. La société dispose désormais d’un associé unique, la Ferme Espoir, géré directement par Marc Piedbœuf, qui est également demeuré directeur général de GEL. L’homme d’affaires belge a personnellement supervisé l’achat des animaux en Namibie auprès de Super Games Dealer, l’entreprise namibienne d’Ulf Tubbesing, un vétérinaire à la réputation internationale. « M. Piedbœuf s’est particulièrement investi, il a même participé à certaines captures, décrit le vétérinaire. Je crois qu’il partage une vraie passion avec le président Kabila pour la conservation des espèces. »

Exempte de droits de douane

Propriétaires de l’entreprise de BTP MW Afritec SPRL, bénéficiaires de nombreux appels d’offres publics parfois financés par l’Union européenne et la Banque mondiale, Alain Wan et Marc Piedbœuf n’ont pas seulement supervisé l’achat et l’accueil de la précieuse marchandise. Ils ont également organisé son transport. Les animaux sauvages ont transité sur un cargo, El Nino, transformé en arche de Noé le temps de quelques voyages en mai. Loin de sa fonction première, le transport de produits réfrigérés.

Le président de la République démocratique du Congo, Joseph Kabila, à Pretoria, en Afrique du Sud, le 25 juin 2017.

Battant pavillon des îles Féroé, propriété d’All Ocean Logistics (AOL), sise dans l’inhospitalier archipel de l’Atlantique nord, le navire de 90 mètres n’en a pas moins des liens directs avec la RDC. Les directeurs d’AOL sont, selon les documents consultés, Alain Wan, et son jeune fils trentenaire, André Grégory. Le cargo El Nino a été acquis en 2013, lors d’une vente aux enchères. « Ils l’ont acheté par téléphone, environ 800 000 euros, se rappelle l’un des marins qui a participé à la création d’AOL. Mais le bateau était en bon état. Il a seulement fallu un million d’euros pour en faire un cargo frigorifique. Cela a quand même fait tout drôle aux Féroïens quand Alain Wan est arrivé avec du cash pour régler le bateau. » Selon les extraits de compte en possession de PPLAAF, Alain Wan a en effet, le 14 août 2013, retiré 1,75 million de dollars du compte de l’Entreprise général d’alimentation et de logistique (Egal). Du liquide dont une partie va servir à installer la société AOL à Torshavn et à lancer le chantier de transformation d’El Nino. La transaction d’achat pour près de 6,5 millions de couronnes (environ 870 000 euros ) a fait pour sa part l’objet de virements bancaires ultérieurs, les 23 et 28 août 2013.

Cette toute nouvelle entreprise d’importation de produits surgelés, aux finances énigmatiques, est née à l’été 2013 avec la bénédiction du clan Kabila. Dirigé encore une fois par Alain Wan et Marc Piedbœuf, son conseil d’administration est complété par Eric Monga, le patron des patrons du Katanga et présidé par Albert Yuma, le président de la toute-puissante Fédération des entrepreneurs congolais (FEC) et de la Gécamines, le géant des mines, président du comité d’audit de la Banque centrale du Congo, un intime de Kabila. Bénéficiant d’un statut économique spécial, qui l’exempte de tous droits de douane sur les produits importés de Namibie, Egal n’a toutefois pas vocation à servir de transporteur d’espèces rares.

Animaux sauvages namibiens, cargo féroïen, société d’importation congolais de surgelés. Une étrange valse, regroupant des acteurs économiques clés de la sphère présidentielle, s’est jouée pour satisfaire les désirs du président. Dans la plus parfaite légalité, assure Wan et Piedbœuf, présents à toutes les étapes de l’importation. « M. Kabila veut transformer une partie de la Ferme Espoir en parc sur les modèles sud-africains », précisent Alain Wan et Marc Piedbœuf. AOL et El Nino appartiennent à Egal, qui a été payé par la Ferme Espoir pour acheminer les animaux. »

« J’ai cru comprendre, confirme Ulf Tubbessing, l’exportateur d’animaux namibien, que la création de ces réserves faisait partie du plan de retraite de Kabila. Qui pourrait arriver plus tôt que prévu. » Un plan de retraite pour lequel le citoyen Kabila a mobilisé et dévoilé de nombreux rouages de son empire économique.

Cette enquête a été réalisée en collaboration avec Khadija Sharife (PPLAAF et OCCRP) et John Grobler (OCCRP).

Précision: un passage de cet article sur les modalités de l’achat du bateau El Nino a été modifié le 14 juillet 2017.

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