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    Le violoniste Haïm Lipsky, survivant de l'orchestre d'Auschwitz, est mort

    Il avait survécu aux camps grâce à la musique. Haïm Lipsky, violoniste enrôlé dans l'orchestre du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, est mort à 95 ans. Ceux qui l'ont connu, son fils Arie, son ami Gérald, nous racontent sa passion de la musique et de la vie.

    D'Auschwitz-Birkenau, Haïm Lipsky avait ramené un humour mordant et un optimisme acharné. Violoniste passionné, devenu israélien par peur que l'Histoire ne se répète, il s'est éteint à Paris le 4 juillet, à 95 ans. Haïm Lipsky était l'un des derniers survivants de l'orchestre d'Auschwitz. Trois mois avant sa mort, il s'entraînait toujours au violon, l'instrument qui lui avait permis de traverser l'enfer sans perdre pied.

    À la force d'un violon

    Au téléphone, Arie Lipsky, son fils, est ému. Il revient tout juste d'Haïfa où avaient lieu les funérailles de son père. Lui vit dans le Michigan où il est chef d'orchestre. «Il a fait le vœu de nous enseigner la musique», se souvient Arie. Un vœu formé dans la Pologne occupée par les armées nazies. Né en 1922 dans une famille pauvre de Łódź, Haïm Lipsky se passionne tout jeune pour la musique. Faute de moyen, c'est grâce à un fabricant de chaussures qu'il connaît qu'il va mettre les mains sur son premier instrument, une mandoline. Le jeune Haïm économise alors le peu qu'il gagne jusqu'à ce que son rêve se réalise: il acquiert un violon. Une révélation.

    Mais Haïm et toute sa famille sont rattrapés par l'antisémitisme qui se déchaîne dans tous les territoires occupés par les nazis. Ils sont enfermés dans le ghetto de Łódź où ils survivent malgré les privations. Haïm gagne quelques sous grâce à ses talents de violoniste, mais bientôt, c'est la déportation. Avec ses parents et ses six frères et sœurs, Haïm Lipsky est envoyé à Auschwitz-Birkenau. Matricule 141251. Âgé d'à peine 20 ans, le jeune violoniste découvre les violences quotidiennes, les insultes, la boue, la faim et les meurtres de masse. Et puis une maigre lueur d'espoir. Dans son malheur, il a réussi un tour de force: garder son violon. «Les SS lui ont demandé d'intégrer l'orchestre du camp, raconte Arie. Alors il a joué pour eux, en échange d'un morceau de pain ou d'un bol de soupe. Ça lui a sans doute sauvé la vie.»

    «Ce concert, c'est la victoire de la musique sur le Mal»

    Saut dans le temps. Nous sommes en 2007. Voici Haïm dans le cimetière juif de Łódź, devant les tombes de ses parents, lui qui avait juré de ne plus jamais remettre les pieds en Pologne. Un concert en mémoire des 190.000 disparus du ghetto est donné, c'est son fils Arie qui doit diriger l'orchestre. Il n'a accepté de revenir que pour cette raison. Et pourtant, il donne un discours devant un public admiratif, nous raconte son fils. Standing ovation. «Ce concert, c'est la victoire de la musique sur le Mal», dit-il à la tribune. Lors d'une seconde visite au cimetière juif, une jeune polonaise l'aborde, les larmes aux yeux. «Monsieur Lipsky, dit-elle, nous avons tellement honte. Nous sommes tellement désolés pour ce qui vous est arrivé. S’il vous plaît, pardonnez-nous.» Arie se souvient de la scène: «Il l'a regardée, et puis il l'a prise dans ses bras. À côté de lui, il y avait ses enfants, ses petits-enfants. En nous montrant du doigt, il a dit: "Regardez, c'est le futur. Oublions le passé, et regardons devant. Eux, c'est la réponse."»

    Avant cette libération, il a fallu survivre aux terribles «marches de la mort». À l'approche des soviétiques, les nazis vident les camps. Des milliers de déportés sont jetés sur les routes. Les plus faibles sont abattus sur le champ. Haïm trouve le courage de s'échapper. À bout de forces, il frappe à la porte d'une maison. À l'intérieur vit une femme allemande qui, dès qu'elle voit le tatouage qu'il porte au bras, décide de le cacher. Elle a donné ses deux fils à Hitler, tous deux sont morts sur le front. Lorsque l'Allemagne signe sa reddition, Haïm rejoint un camp de réfugiés. Seuls lui et deux de ses frères ont survécu.

    Il s'installe à Haïfa en 1948. Il n'est pas venu seul. Avec lui, une autre rescapée, Dorka, de quelques années plus jeune. Il l'a rencontrée dans un camp de réfugiés où ils vivaient tous les deux après la guerre. Ils sont tombés amoureux, et convaincus que «pour éviter un autre Holocauste, le peuple juif devait vivre librement, et ensemble», ils sont partis. Pour aider à bâtir cette toute jeune nation, Haïm devient ingénieur en électricité. Il travaillera jusqu'à ses 65 ans, l'âge de sa retraite.

    «Ma petite-fille dans l'orchestre préféré d'Hitler?»

    Gérald Garutti est metteur en scène. Il a créé «Haïm, à la lumière d'un violon», spectacle qui mêle musique et récits, et qui raconte l'existence d'Haïm Lipsky. C'est Shifra, la fille d'Haïm, qui lui a demandé de prendre en main ce projet. «Quand elle m'a raconté ce parcours depuis le ghetto jusqu'à Auschwitz et Israël, j'ai pensé que c'était une histoire de vie à raconter. C'était l'histoire de la victoire de la vie contre les forces de destruction», se souvient Gérald Garutti. La pièce tourne dans toute l'Europe, et Haïm, à l'occasion, fait une apparition sur scène pour saluer le public. Et souvent, Haïm faisait un geste bien particulier. «Il faisait le signe de la victoire quand il montait sur scène, comme s’il avait surmonté l’épreuve.»

    Une autre anecdote, dont se souvient parfaitement son fils Arie, raconte l'homme qu'était Haïm Lipsky. «Il y a quelques années, ma nièce a été acceptée dans l'orchestre philharmonique de Berlin.» Elle est harpiste. «Nous ne voulions pas l'annoncer à notre père. Nous étions très fiers d'elle, mais nous pensions qu'il ne supporterait pas que sa petite-fille joue pour l'orchestre de Berlin», raconte Arie. Et puis finalement, il a fallu lui dire, prudemment. Haïm encaisse, reste impassible. Puis sourit et dit: «Ma petite-fille dans l'orchestre préféré d'Hitler? C'est la meilleure revanche que je pouvais imaginer.» «À ce moment, explique Arie, on a vu le survivant en lui. Ça, c'était mon père.»

    La musique, encore et toujours

    Veuf depuis la disparition de Dorka en 1990, Haïm aimait à dire qu'il avait aidé à «construire Israël». Comme lui ne joue plus professionnellement, il a transmis sa passion de la musique à ses enfants et à ses petits-enfants. Il joue dans deux petits orchestres de quartier, aussi souvent qu'il le peut. Quotidiennement ou presque, il fait ses gammes. Et puis il y a quelques semaines, la maladie le rattrape. Il a 95 ans. «Trois mois avant sa mort, il jouait tous les jours, religieusement, raconte Arie. Et quand je lui demandais pourquoi il faisait encore des gammes à son âge, il me répondait qu'il ne fallait surtout pas qu'il perde sa technique. C'était la relation passionnée qu'il entretenait avec la musique.»

    Arie et Shifra portent désormais la mémoire de leur père, celle de l'Holocauste, de la construction d'Israël. «Quand nous étions petits, il nous racontait son adolescence. Nous ne comprenions pas toujours l'ampleur de ce qu'il avait vécu. Et puis nous avons su. Nous avons compris que nous devions être forts et vigilants pour que ça n’arrive plus jamais.» Aujourd'hui, la famille d'Haïm vit et partage sa passion de la musique aux quatre coins du monde. Deux jours après sa mort, son petit-fils a eu une fille. La première arrière-petite-fille d'Haïm Lipsky. Un signe, évidemment, pour Arie. «Une âme quitte la vie, une autre naît.»