Paul Steiger : "L'important, c'est que nos enquêtes aient un impact sur la société"

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Paul Steiger : "L'important, c'est que nos enquêtes aient un impact sur la société"

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Paul Steiger, fondateur du site américain ProPublica, lors du Journalism Funders Forum
Paul Steiger, fondateur du site américain ProPublica, lors du Journalism Funders Forum
© Radio France - CP

Entretien. Financé par la philantropie de grands mécènes et des dons de particulier, le site américain d'investigation "ProPublica" revendique un "journalisme d'intérêt public". Entretien avec son fondateur.

Cette année encore, le site américain ProPublica s'est fait remarqué dans le palmarès du prestigieux Prix Pulitzer. Il a remporté, avec le New York Daily News, le prix du service public pour une enquête commune sur les abus de la police de New York. Il a également été finaliste dans une autre catégorie pour "Machine Bias”, une enquête sur le pouvoir des algorithmes. En 2010 déjà, il avait été le premier site Internet à recevoir ce Prix Pulitzer pour une enquête sur l'ouragan Katrina. Elle racontait comme les médecins d'un centre médical de La Nouvelle-Orléans choisissaient d'euthanasier les malades qu'ils pensaient ne pas pouvoir sauver à ce moment là.
Ce site spécialisé dans l'investigation revendique un "journalisme d'intérêt public". Les enquêtes qu'il publie sont de qualité, au long cours. Chères à financer aussi. L'investigation sur Katrina a coûté environ 400 000 dollars.
La spécificité de ProPublica est justement son modèle économique. Lancé en 2008 grâce aux mécènes Herbert et Marion Sandler, il est toujours financé par les dons.

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Après 17 ans à la tête du Wall Street Journal_,_ Paul Steiger, a fondé ProPublica_._ Il était la semaine dernière l'invité du Journalism Funders Forum, à Paris, une rencontre organisée par l'European Journalism Center et dédiée au développement du financement des médias par la philanthropie. Il était venu partager son expérience de ce qui reste l'une des plus grandes réussites américaines d'un journalisme à but non lucratif.

Alors que vous avez essuyé des critiques sur votre modèle au lancement de ProPublica, les sites d'information non lucratifs sont de plus en plus nombreux aux Etats-Unis. Pourquoi ce mode de financement fait-il des émules ?

Il y a sans aucun doute un intérêt croissant pour le modèle des organisations non lucratives. Aux Etats-Unis, quelques institutions se sont lancées sur ce modèle bien avant nous, comme le "Center for public integrity" ou le Consortium national des journalistes d’investigation. Il existe aussi de nombreux médias hyper locaux financés par les dons, comme The Voice of San Diego, par exemple. J’ai le sentiment que de plus en plus de donateurs envisagent de soutenir ce type de structures en Europe aussi, que ce soit en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni ou en France.
La principale raison, c’est l’effondrement de l’ancien système. Avec la crise de leur modèle de financement, les médias cherchent des manières de soutenir le reportage et l’enquête via de nouvelles ressources. Comme les fondations ont de l’argent et sont nombreuses à être attirées par le journalisme, cela apparaît comme une opportunité, et il y a un effet boule de neige. Même si bien sûr ce n’est pas l’unique solution : de nombreux médias traditionnels ou lucratifs continuent de produire des enquêtes.

Plusieurs de vos enquêtes ont été publiées par d’autres médias ou coproduites avec eux. Quel est l’intérêt de ces collaborations ?

Nous travaillons ensemble de plusieurs manières. La plus simple : nous publions des séries d’histoires sur notre site, et nous signons des partenariats avec des médias qui nous semblent être de bons endroits pour distribuer l’histoire. Eux publient gratuitement l’enquête, nous avons plus de lecteurs : tout le monde y gagne. Parfois, nous travaillons en commun, comme avec la radio NPR. Des journalistes de chaque média travaillent ensemble pendant des mois sur un même sujet.

Il n’y a pas de compétition entre les médias ou d’enjeu de marque ?

Lorsque j’étais à la tête du Wall Street Journal et que nous dépensions de l’argent pour faire une base de données par exemple, nous devions y réfléchir à deux fois avant de la partager avec d’autres. En tant que média à but non lucratif, nous n’avons pas à nous poser la question une seule seconde. Si l’enquête ou l’histoire aide le public à comprendre un sujet, comme nous l’avons fait avec la crise économique par exemple, alors il n'y a pas de problème. L’intérêt des autres médias est le même que le nôtre : que l’histoire soit connue par le plus grand nombre. Et qu’elle ait un impact, c’est-à-dire qu'elle provoque un changement dans la société.

Mais comment convaincre les donateurs ?

A ProPublica, nous avons vraiment eu de la chance. La fondation Sandler est venue me trouver alors que j’étais à la tête du Wall Street journal et m’a proposé 15 millions de dollars par an. C'est ce qui a permis de lancer un site d'enquête non-partisan et non lucratif. J’ai pris ma retraite l’année suivante et lancé ProPublica. Quand je repense à nos débuts, je sais que j’aurais eu peur de commencer avec des petits donateurs, parce que vous n’avez rien à leur montrer pour les convaincre. Là, nous avons d’emblée pu initier de grandes enquêtes. Et désormais, c’est grâce à nos publications que nous obtenons des dons. Aujourd’hui, ce sont surtout les petits donateurs qui se multiplient. Rien qu’après l’élection de Trump, plus de 26 000 donateurs nous ont contactés.

Quel est le climat pour vous depuis cette élection ? Le porte-parole de Donald Trump a récemment traité ProPublica de “blog d’extrême gauche” après la publication d’une enquête sur les affaires du Président.

Trump a menacé les médias, les a traités d’ennemis du peuple avec un vocabulaire digne de l’époque soviétique. Il les menace de poursuites judiciaires, de changer la loi. Du coup, les gens ont peur de ne plus avoir suffisamment d’informations vérifiées et basées sur des faits. Et beaucoup nous ont donné de l’argent pour qu’on le dépense en ce sens. Quant à nos conditions de travail, elles n’ont pas vraiment changé. Pour ceux qui couvrent la Maison Blanche, c’est une autre histoire. Mais j’ai été reporter durant sept ans à Washington et je sais que couvrir la Maison blanche peut être très ennuyeux. Au moins, là, c’est tout sauf ennuyeux !

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