Internet et les réseaux sociaux semblent être devenus pour certains le seul véritable contre-pouvoir. Le parti du Président veut créer son propre média. Selon Arnaud Mercier, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Institut français de presse (IFP) et à l'université Paris-II Panthéon-Assas, également président de the Conversation France, la détestation des journalistes s'inscrit dans la détestation politique. Auteur de la Communication politique (1), il intervient dimanche au festival d'Autun.
Pourquoi tant de haine envers les journalistes ?
On entretient avec les journalistes un rapport schizophrénique. La profession souvent décriée continue d'exercer une attraction. Nombre de jeunes et de parents y voient un métier désirable tout en critiquant les médias. C'est un métier qu'on aime détester. C'est que la mythologie du journaliste opère toujours (le grand reporter, l'investigateur, le défenseur des justes causes…) même dans les films. L'oscar 2016 du meilleur film a été attribué à Spotlight, du nom de la cellule d'investigation du Boston Globe qui a mis au jour un scandale de prêtres pédophiles. La détestation des journalistes est associée à la détestation du milieu politique, d'où la terminologie de «classe politico-médiatique». Certains Français ont le sentiment d'être oubliés voire méprisés par les élites et font l'amalgame entre professionnels de la politique et des médias. Or ils méconnaissent la réalité sociologique des journalistes. Il existe nombre de précaires. La sociologue Christine Leteinturier avait réalisé une étude sur la carrière des 430 journalistes ayant reçu pour la première fois la carte professionnelle en 1998. Onze ans plus tard, seuls 15,4 % avaient toujours été en CDI, 4,6 % avaient toujours été en CDD ou pigistes, 14 % avaient connu des périodes de chômage. Surtout, 55 % avaient quitté la profession ou l'exerçaient autrement et sans la carte. L'arbre des journalistes médiatisés cache la forêt des soutiers du journalisme !
La haine envers les médias a atteint des sommets lors des dernières élections, mais n’a-t-elle pas toujours existé ?
Les mises en cause des médias sont rémanentes. Déjà sous la IIIe République, des journaux ont été associés à des scandales de manipulation des épargnants : scandale de Panamá révélé en 1892 ou celui des emprunts russes en 1923. De cette corruption est née la volonté de moraliser le métier avec la loi Brachard de 1935, qui ferme la profession par l'obtention d'une carte de journaliste. Aujourd'hui, la mise en cause est orchestrée par les politiques eux-mêmes, qui pensent utile de souffler sur les braises. Cela correspond à l'importation en France d'un phénomène qui avait commencé dès la fin des années 1970 aux Etats-Unis : la dénonciation du supposé liberal bias. Un mouvement mené par des think tanks républicains après la chute de Nixon, considérant que la presse est gauchiste et qu'il faut investir dans les médias pour que les idées conservatrices finissent par y devenir dominantes. C'est ainsi que naîtra la chaîne d'information Fox News. Cette critique est reprise en France dans les années 1990-2000 par Nicolas Sarkozy, faisant de la dénonciation du caractère gauchiste de la presse son fonds de commerce. Sa rhétorique ? La pensée de Mai 68, les journalistes bobos, déconnectés de la réalité des gens.
Comment expliquer la récente radicalisation du discours ?
La critique des journalistes est devenue une rhétorique obligée de la communication politique, une ressource électoraliste. La machine s’est emballée lors de la campagne présidentielle. Le FN comme Jean-Luc Mélenchon ont pris les médias pour cible. Même Fillon n’a pas trouvé d’autre exutoire face à ses turpitudes. On se retrouve dans un climat de violence verbale inouïe, passant de la dénonciation à la haine. Et les politiques ont une énorme responsabilité. En entonnant un discours de dénigrement, ils libèrent la parole des esprits agressifs et violents, qui se lâchent.
La République en marche veut créer son propre média, façon de contourner les journalistes ?
L'idée de produire ses propres contenus s'appuie sur le climat d'opinion de défiance. Dans le baromètre la Croix-Kantar-Sofrès 2017, à la question «les choses se sont-elles passées comme les divers médias l'ont relaté», à peine 52 % répondent oui pour la radio, seulement 44 % dans la presse écrite, et que 41 % à la télévision. Cela débouche sur une demande d'être informé mieux ou autrement, à laquelle les politiques répondent en devenant leur propre média. Emmanuel Macron considère que ses prédécesseurs ont pêché dans leur rapport aux journalistes. Sarkozy par son hypermédiatisation de sa vie publique et privée, Hollande par l'excès de confidences off the record. Macron recherche la «bonne distance», comme disait Claude Lévi-Strauss : une parole rendue désirable car rare et «en même temps» des images offertes des coulisses du pouvoir, plus personnelles, mais contrôlées car produites par son équipe, et diffusées sur ses comptes Facebook ou Twitter.
Les journalistes sont-ils amenés à disparaître ?
Ce climat de défiance devrait renforcer la conviction des journalistes d'exercer au mieux leur métier. L'instrumentalisation politique de cette défiance vise à les faire taire ou hésiter à parler. Il ne faut pas céder à l'intimidation. Et pour qu'une réconciliation ait lieu, les médias doivent répondre à une partie des critiques qui leur sont faites. Par exemple, les directeurs de publication devraient lutter davantage contre l'excès d'endogamie sociale dans les rédactions, liée à la professionnalisation de la formation. Libération revendiquait à ses débuts l'idée d'une formation sur le tas, avec des profils atypiques. Est-ce toujours le cas ? La profession s'abîme aussi par excès d'urgentisme, qui conduit à manquer de recul, à se tromper parfois, à en faire trop. Mieux articuler les tempos de l'information est une exigence de survie. Certes, le sentiment d'utilité sociale se gagne par la réactivité à l'actualité chaude. Mais c'est par la mise en perspective des faits et un tempo moins effréné que se gagnent la crédibilité et la confiance.
photo Cyril Zannettacci
(1) Ed. CNRS, 2008, 168 pp, 8 euros.