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Moyen Orient et Monde - Irak / Témoignage

À Mossoul, c’est lorsqu’ils se déshabillent qu’on reconnaît les résistants à l’EI...

En deux ans et demi d'occupation par les jihadistes, plus de 50 personnes ont fait appel à Amar le tatoueur pour hurler leur opposition en silence.

Tout sourire, de jeunes Irakiens, torse nu, dévoilent leurs tatouages. Photo Charles Thiéfaine

Pour le trouver, le crachat de la musique est un premier indice ; le parfum de l'alcool un second. Il est caché derrière un simple mur de tôle : le premier salon de tatouage de Mossoul. L'artiste, Amar, 29 ans, nous claque la bise avec un grand sourire. Avec sa moustache, sa bague et son marcel blanc qui dévoile des bras tatoués, on a le sentiment de l'avoir déjà croisé à Brooklyn ou Berlin. Le salon, ouvert il y a trois mois à Karamah – un quartier pauvre mais épargné par les combats –, fait une dizaine de mètres carrés. Juste de quoi accueillir la douzaine de jeunes qui se pressent bruyamment autour d'Amar, occupé à dessiner sur l'épaule de son ami Zaïd les prémices d'un nouveau tatouage.

« J'avais 9 ou 10 ans quand j'ai tatoué quelqu'un pour la première fois. Saddam Hussein était encore là ! » s'exclame Amar en plongeant son aiguille dans un pot d'encre. Tour à tour, la bande de jeunes se déshabillent pour révéler leurs corps en éclatant de rire. L'assemblée semble anormalement débridée. « C'est parce que maintenant on se soûle tout le temps », précise un tatoué qui n'avait pas bu de whisky depuis 2014. La plupart portent tigres et dragons, pin-up à grosse poitrine ou scorpions, mais Zaïd, lui, a choisi de représenter sa liberté retrouvée. Sur sa peau, les perles de sang finissent par s'estomper. C'est un papillon.

Le client suivant, Hazam, dit « La Moustache », 38 ans, a opté pour un tigre et une femme charnue, afin d'illustrer « la puissance et l'amour ». Ce qui amène à 17 le nombre de tatouages de ce soldat. À peine plus que le nombre de crimes de guerre qu'il dit avoir commis. « J'ai décapité plusieurs membres de l'EI. J'ai posté des photos sur Facebook », explique, nonchalant, ce natif de Mossoul qui avait réussi à fuir la ville pendant l'occupation pour mieux revenir après avoir rejoint une milice. Le but : se venger. Alors qu'Amar perce la chair de son dos avec une aiguille, Hazam tire longuement sur une cigarette. La fumée coule à travers sa large moustache noire : « J'en ai décapité 14 je crois, c'est un sentiment agréable. J'ai un couteau spécial pour eux. »

Le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi a annoncé le 7 juillet une « grande victoire » à Mossoul, mais dans la partie est, reconquise il y a six mois déjà, les affaires ont repris pour Amar : près de 300 clients au compteur pour des tatouages entre cinq et 200 dollars. Pas même la prise de la ville par l'EI en juin 2014 et l'instauration progressive d'un régime sanguinaire n'avaient pu arrêter l'artiste. Mais il faut se faire discret. Il ferme alors son salon et exerce à domicile. « Je ne tatouais que des amis proches, à qui je pouvais faire confiance. La règle c'était : s'ils t'attrapent et vont te tuer, tu acceptes et tu ne donnes pas mon nom. »

 

 

(Lire aussi : Contre l’EI, des victoires à la Pyrrhus)

 

« J'adore l'interdit »
En deux ans et demi d'occupation, plus de 50 personnes font appel à Amar pour hurler leur opposition en silence. « Les gens voulaient se faire tatouer parce que l'EI l'interdisait. C'était leur façon de résister », estime ce père de deux enfants, marié à une femme à qui il a tatoué une rose. Mais un collabo finit par le dénoncer : il écope de dix jours de prison et de 100 coups de fouet dans le dos. Puis il recommence. « J'adore l'interdit », lâche Amar, un sourire en coin et une cigarette aux lèvres.

Mais, pour certains tatoueurs, la résistance au « califat » n'a pas été que symbolique. Hussein, qui utilise un surnom pour des raisons de sécurité, a décidé d'apprendre à tatouer une semaine après la chute de Mossoul aux mains des jihadistes en regardant des tutoriels sur internet. Faute de matériel disponible, il construit sa propre machine à partir des pièces d'un rasoir électrique, un câble USB, un stylo et du ruban adhésif. Le jour, ce tatoueur de 23 ans dessinait sur des corps. La nuit, il parcourait avec ses amis les rues de son quartier pour taguer un « R » sur les maisons occupées par des membres de l'EI. La première lettre du mot « résistance ».

Puis la rébellion s'organise. Les téléphones sont interdits, mais Hussein parvient à s'en procurer un. Il devient alors informateur pour les services du contre-terrorisme irakien. Il raconte avec un sourire timide, puis son visage se fige. Sur son portable, la photo d'un ami qui avait aussi rejoint le réseau des informateurs. « Il a été dénoncé. Assassiné d'une balle dans la tête », lâche-t-il en regardant le sol.
Pour Hussein, la menace est triple : tatoueur, informateur et... chiite. Une confession religieuse synonyme de condamnation à mort aux mains du groupe sunnite ultraradical. Le cousin de son père a déjà été trouvé et abattu. Mais, pour maintenir le secret, Hussein peut compter sur les habitants de son quartier. « Nos voisins ont dit aux combattants de l'EI qu'on était des sunnites. C'est pour ça qu'on est encore en vie », murmure Hussein. À Mossoul, comme ailleurs, résistants et collabos partagent souvent un même quartier.

À la veille de la bataille, les commandants irakiens interrogés par L'Orient-Le Jour semblaient persuadés que la résistance jouerait un rôle-clé dans la difficile guerre urbaine à venir. « Lorsque nos troupes arriveront près de Mossoul, nous nous attendons à une sorte de soulèvement », avait alors prédit le lieutenant-général Najim el-Jibouri.

Une partie des habitants de la ville sont accusés d'avoir accueilli l'arrivée des jihadistes en 2014, précipitant la chute de Mossoul. D'autres ont juré allégeance à Bagdad. « Chaque jour, nous entendons parler d'attaques perpétrées par des civils, expliquait le commandant. Certains d'entre eux étaient des officiers de l'armée irakienne. D'autres travaillent avec les services de renseignements. » Mais la révolution n'aura jamais lieu.

 

(Lire aussi : Les enjeux post-EI à Mossoul)

 

 

« La liberté est en marche »
La maison de l'oncle de Hussein, qui lui sert de salon de tatouage, ne désemplit pas. Cousins, soldats et inconnus sont de plus en plus nombreux à se faire tatouer pour la première fois. « Les gens n'ont plus peur désormais. La liberté est en marche. Ça change très doucement, mais la société est mieux maintenant qu'elle ne l'était avant l'arrivée de l'EI, assure Hussein. Maintenant, on a les yeux ouverts. »

Dans le salon d'Amar, aussi, de nombreux clients se font tatouer pour la première fois. À l'instar d'Ahmad, 19 ans à peine, qui a une demande particulière. Arrêté pendant plusieurs jours, terrorisé à l'idée d'être exécuté, il s'était scarifié un cœur sur l'épaule en l'honneur de sa mère. Aujourd'hui, Il a décidé de transformer sa cicatrice en dessin. « Le temps de l'État islamique est révolu, maintenant c'est le temps de se faire un tatouage professionnel ! » s'exclame l'adolescent.

Les jihadistes ont perdu la bataille pour Mossoul, mais le combat de ces rebelles tatoués doit continuer. Amar sourit : « Avant l'État islamique, je n'étais pas libre de boire de l'alcool et de faire ce que je voulais. Avant, les gens étaient plus stricts, mais ils ont tellement souffert sous l'EI que la société s'est ouverte. »

 

 

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