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En Turquie, un Président hostile aux droits des femmes... mais une campagne contre le "manspreading" !
Les Turques voudraient que leurs droits soient respectés avant même d'en passer à lutte contre le "manspreading". Ici manifestation pour le 8 mars.

En Turquie, un Président hostile aux droits des femmes... mais une campagne contre le "manspreading" !

Paradoxe

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Le métro d’Istanbul a lancé ce mardi 11 juillet une campagne anti-manspreading. Un paradoxe pour l’ONG turque Women for women’s human rights – New Ways, qui déplore une discrimination à l’encontre de toutes les Turques, et qui craint "un retour en arrière" concernant leurs droits.

"Le 'manspreading' va toucher à sa fin". C'est ainsi que le compte Twitter officiel du métro d'Istanbul entame un message, diffusé ce mardi 11 juillet. "Obéissons à la règle qui est acceptée dans le monde entier et mettons en garde les personnes qui ne la respectent pas", écrit-il. Par ce biais, la Turquie rejoint la lutte contre le "manspreading", cette habitude pour le moins dérangeante prise par certains hommes dans les transports en commun.

Le principe : écarter les jambes, de façon à prendre assez de place pour que les voisins de sièges soient forcés de se recroqueviller sur eux-mêmes. Si le phénomène peut aussi bien gêner les hommes que les femmes, il est associé à la cause féministe. En effet, symbole même d’intrusion, le manspreading est, de fait, un enjeu direct de la réappropriation de l'espace public par les femmes. Il a fait polémique récemment en France.

La première campagne visant à l'éradiquer a vu le jour dans le métro new-yorkais, en 2014. Très médiatisée, elle a inspiré nombre d'associations et collectifs à l'échelle internationale. Jusqu’en juin de cette année, la dernière ville à adhérer au mouvement était Madrid. Désormais, il s'agit d'Istanbul.

Bannir le manspreading, dans le pays où l’égalité femmes-hommes est "contre la nature humaine"

"C’est un pas en avant reconnaît Sehnaz Kiymaz Bahçeci, membre du conseil d’administration de l’ONG turque Women for women’s human rights – New Ways. Mais j’ai peur que la démarche soit inefficace, puisqu’elle ne traite que les symptômes au lieu de s’attaquer à la maladie. Le véritable problème, c’est que les hommes se sentent privilégiés et dans leur bon droit dans cette société patriarcale".

Pour Sehnaz Kiymaz Bahçeci, le parti au pouvoir y est pour beaucoup. Il s’agit d’AKP, le "Parti de la justice et du développement", qui régit la Turquie depuis 2002. A sa tête, l’islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan. Il préside le pays depuis 2014, après en avoir été le Premier ministre pendant 11 ans. Mais c’est davantage en sa qualité de Président qu’il s’illustre par ses tonitruantes déclarations.

En mars 2016, il affirme par exemple que "la femme est avant tout une mère" et que les féministes n'ont "rien à faire avec notre religion et notre civilisation". En novembre 2014, il s’attaquait à l'égalité femmes-hommes décrite comme "contre la nature humaine". Autre fait d’arme : une position anti-avortement très prononcée puisqu’il décrit cet acte comme un "crime contre l'Humanité". Enfin, s’il recommande aux femmes d’avoir au moins trois enfants, il abhorre le planning familial, qui représente pour lui la "trahison contre des générations de Turcs".

<div name="BODY"><intertitre><p><texte></texte></p><p>"Cette campagne vise seulement à lutter contre la perspective de déranger les autres dans le métro"</p></intertitre></div>

La lutte contre le manspreading étant assez relative en matière d’avancée pour l’égalité des sexes, pourquoi le gouvernement s’y intéresserait-il ? "Cette campagne vise seulement à lutter contre la perspective de déranger les autres dans le métro, donc je ne suis pas sûre que le gouvernement pense qu’elle puisse mener à un sens d’égalité des genres dans cette société" déplore Sehnaz Kiymaz Bahçeci. Effectivement, difficile de ne pas crier à l’absurde dans le pays où 173 femmes ont été tuées depuis le début de l'année. Un chiffre en progression depuis cinq ans : en 2012, 210 de leurs pairs l’ont été, contre 328 en 2016.

La Turquie est également positionnée 130ème sur 144 au classement des inégalités entre hommes et femmes, établi par le Forum économique mondial. "C’est très difficile de dépeindre précisément la situation des femmes en Turquie. Nous sommes toutes confrontées à la discrimination dans cette société patriarcale, mais à des degrés, des conditions et des conséquences variables. Et c’est exactement pour cela que nous pensons qu’il devrait y avoir une approche globale et compréhensive du problème d’égalité des genres" avance Sehnaz Kiymaz Bahçeci.

<div name="BODY"><intertitre><p><texte></texte></p><p>"Nous avons peur que la législation pour laquelle nous nous sommes battues soit menacée par un retour en arrière"</p></intertitre></div>

Un problème d’égalité des genres dans une société qui a pourtant été en avance sur certains Etats européens et pays du monde musulman en matière de droits des femmes. Le nouveau Code civil de 1926 y a notamment redéfini leur statut : la polygamie est interdite, les Turques ont le droit de se destiner à toutes les professions qu’elles souhaitent, et elles deviennent les égales des hommes en termes d’héritage et de témoignage. Elles ont ensuite accédé au droit de vote en 1934, contre 1945 pour les Françaises, et au droit à l’avortement en 1983, contre 1995 pour les Allemandes et 2010 pour les Espagnoles.

En 2011, la Turquie a ratifié la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmeset la violence domestique. Ainsi, elles bénéficient d’une protection, qu’elles soient divorcées, mariées ou célibataires. Pourtant, nombre d’associations turques dénoncent l’inactivité de la police, qui renvoie la femme venue demander protection chez elle, en lui disant de se réconcilier avec son conjoint. "Grâce à des décennies d’activisme, les femmes en Turquie ont des lois qui les protègent relativement bien. Mais nous n’avons pas suffisamment réussi la phase de leur mise en œuvre : cette protection ne s’est pas vraiment concrétisée dans la vraie vie" confirme Sehnaz Kiymaz Bahçeci.

Si 2011 marque la ratification de la Convention du Conseil de l’Europe, il s’agit également de l’année où l’AKP remplace le ministère des Femmes et de la Famille par le ministère de la Famille. En 2012, ce sont uniquement les manifestations du peuple turc qui empêchent le gouvernement de faire passer le délai légal d’avortement de dix à quatre semaines.

En 2016, l’AKP propose une loi visant à annuler la condamnation d’un homme pour agression sexuelle sur mineure, à condition qu’il épouse sa victime. Ou comment le gouvernement souhaite légitimer le viol, le mariage précoce et le mariage forcé, par la force d’un seul texte. Pour Sehnaz Kiymaz Bahçeci, la situation est loin d’être anodine. "Malheureusement, nous sommes récemment entrées dans une phase où nous avons peur que la législation pour laquelle nous nous sommes battues soit menacée par un retour en arrière". Mais, au moins, le manspreading sera dûment traqué à Istanbul.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne