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Jane Austen et Germaine de Staël : le conte de deux autrices

À gauche, la « modeste » Jane Austen. À droite l'extravagante Mme de Staël. Chawton House Library

Deux grands auteurs sont morts en juillet 1817. L’une était la femme la plus célèbre de son temps ; l’autre était la fille d’un pasteur de campagne dont la vie avait gravité autour de sa famille et de sa province.

Germaine de Staël a énormément voyagé. Ses écrits ont été traduits dans différentes langues. Elle était la fille unique d’un riche banquier suisse, Jacques Necker, qui fut ministre des Finances de Louis XVI. Élevée dans le cadre stimulant de la société parisienne, elle publia d’importants traités comme De l’influence des passions sur les individus et les nations (1796), De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), sans oublier De l’Allemagne (1813). Elle a également écrit sur le procès de Marie-Antoinette, sur la paix, sur la traduction ou encore sur le suicide.

Ses romans Delphine (1802) et Corinne ou l’Italie (1807) ont connu un immense succès dans toute l’Europe. Elle commenta la Révolution française, sur le vif et avec le recul de l’historienne, dans des textes publiés de manière posthume. La plupart des périodiques de son temps estimaient que tout ce qu’elle rédigeait, fiction ou histoire, politique ou philosophie, était digne d’attention, que ce soit pour le louer ou le critiquer.

À la différence du père de Staël, George Austen encouragea les activités littéraires de sa fille Jane : il lui achetait les carnets dans lesquels elle notait ses premiers petits contes, lui offrit une écritoire d’acajou et tenta (sans succès) en 1797 de faire imprimer un de ses romans. La première œuvre publiée de Jane Austen, Sense and Sensibility (Raison et sentiments), « un nouveau roman par une dame », sorti en 1811, ne portait aucun nom d’auteur sur la page de titre. Il en irait de même pour les autres œuvres qu’elle fit paraître de son vivant. Tous se sont bien vendus et ont rapporté un pécule appréciable à la romancière, mais, de l’extérieur, rien ne permettait de les associer à la femme discrète qui, grâce à la générosité d’un de ses frères plus fortuné qu’elle, vivait avec sa mère et sa sœur dans un cottage sur sa propriété.

Notices nécrologiques

La mort de Staël, à Paris, a été largement couverte par la presse de l’époque. À Londres, le Monthly Magazine, avant d’évoquer ses funérailles en long et en large, commençait une « Notice additionnelle sur Madame de Staël » de cette façon :

« Parler de la célébrité littéraire de Madame de Staël, du talent élevé qui la distingue, de tout le talent qui la place parmi les premiers écrivains de l’époque, serait parler de tout ce que l’on sait déjà dans toute la France et dans toute l’Europe… Parler de ses opinions généreuses, de son amour de la liberté, de sa confiance dans les pouvoirs des intelligences et de la moralité, une confiance qui honore l’âme qui la ressent, provoquerait peut-être, alors que l’esprit de parti s’agite encore, des impressions défavorables. »

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Staël a été conspuée pour ses idées politiques, caricaturée par la lie de la presse pour son apparence qui ne respectait pas les normes, exilée par plusieurs régimes et traitée par Napoléon comme un ennemi personnel : l’Empereur ne reconnaissait, disait-on, que trois puissances en Europe : l’Angleterre, la Russie et Madame de Staël.

Lorsque « Miss Jane Austen » mourut, célibataire, quatre jours après Staël, l’annonce de son décès, vraisemblablement rédigée par sa famille, la présentait comme la fille d’un homme d’Église et reconnaissait qu’elle était l’auteur d’Emma, de Mansfield Park, d’Orgueil et Préjugé et de Raison et Sentiments, avant d’ajouter :

« Elle avait un comportement très doux, des affections sincères, une candeur sans égale et elle vécut et mourut comme il sied à une humble Chrétienne. »

Les notices biographiques ultérieures, y compris celle rédigée par son neveu, A Memoir of Jane Austen, développent ce portrait. De sa tante, il écrit :

« Sa vie était tout à fait dénuée d’événements : peu de changements et aucune vraie crise n’en ont interrompu le tranquille cours. On peut même dire que son renom fut posthume, car il n’a jamais vraiment percé avant qu’elle ait cessé d’exister. Ses talents n’ont pas attiré l’attention d’autres écrivains sur elle, ni ne l’ont mise en relation avec le monde littéraire, ni, de quelque manière que ce soit, n’ont percé l’obscurité de sa retraite casanière. »

De nos jours, sur le seul portrait authentifié la représentant – une esquisse par sa sœur Cassandra – elle a la tête de l’emploi avec son simple bonnet et sa petite tenue, si différents du turban flamboyant et de la robe écarlate de Staël. Plus que « Miss Austen », elle est « Jane Austen », quelqu’un qui nous semble proche – et on va jusqu’à baptiser « Janeites » les admirateurs d’Austen, qui viennent du monde entier, et sont des lecteurs ou des cinéphiles qui ont apprécié les adaptations de son œuvre à l’écran.

Nombre d’œuvres de Staël ont longtemps été épuisées ou disponibles seulement dans des éditions coûteuses et érudites. On la considère certes comme l’une des premières théoriciennes du libéralisme du XIXe siècle, mais elle ne jouit pas de la popularité et de la reconnaissance que le passage du temps a accordées à Austen.

Des héritages contrastés

Comme le montre l’exposition actuelle à Chawton House (la « Grande Maison » qu’habitait son frère Edward Austen-Knight, et où est actuellement établie une bibliothèque consacrée aux femmes auteurs), le statut de superstar littéraire internationale de Jane Austen et le déclin de l’astre de Staël étaient déjà en germe dans leurs nécrologies.

La famille de Jane Austen a astucieusement entretenu sa réputation de modestie et de dévotion à Dieu et à la famille de manière à réduire l’impact de l’attitude parfois ambiguë des contemporains de la romancière envers les femmes écrivains. Sa vie est présentée comme la quintessence de la ruralité anglaise, sa personnalité comme discrète et effacée – à bien des égards le contraire de celle de Staël.

Dans un rajout tardif à l’esquisse biographique à propos de sa sœur, une quinzaine d’années après la mort des deux femmes, Henry Austen soutint qu’invitée à une réception à laquelle Staël devait être présente, Austen avait « immédiatement refusé ».

Cette anecdote – probablement imaginaire – illustre une raison essentielle du succès d’Austen : certes, c’est un grand écrivain, mais Staël aussi. Or l’existence d’Austen ne menaçait personne. Avec sa promotion des idéaux républicains, sa prise en compte du rôle des émotions en politique et son emploi de la fiction pour promouvoir des réflexions géopolitiques et sociales, Staël était en elle-même objet de discussion : on pouvait parler de sa vie et passer son œuvre sous silence. Réfléchir conjointement à ces deux auteurs peut nous aider à interroger ce qui contribue à former notre canon des grands écrivains.

This article was originally published in English

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