La newsletter, nouvelle arme des féministes

Face aux réticences des médias traditionnels à s'emparer des problématiques de genre, les militantes ont trouvé un nouvelle espace de diffusion. Les Glorieuses, La Newsletter de ma chatte, Sister letter… Une dizaine de lettres ont fleuri en France et font mouche, comme outre-Atlantique.

Publié le 20 juillet 2017 à 07h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h44

Les féministes 2.0 sont plus déterminées que jamais à faire des émules. Dans une veine mi-nostalgique mi-avant-gardiste, elles promeuvent désormais l’égalité… par mail. En septembre 2015, Rebecca Amsellem lançait Les Glorieuses, une lettre d'information hebdomadaire, contribuant ainsi à remodeler le paysage des publications féministes. Aujourd’hui, une petite dizaine de newsletters féministes françaises existent sur le Net, chacune traçant son propre sillon. Une façon efficace de « détricoter ce qui est fait dans les magazines féminins, de déculpabiliser les lectrices », nous explique Rebecca Amsellem. Suivant un fil conducteur allant de l’amitié à la prise de parole en public, en passant par la pornographie ou les sorcières, la jeune femme de 28 ans, docteure en économie, expose des théories féministes peu connues du grand public en convoquant les paroles de ses illustres aînées. Le but est de « créer un nouvel imaginaire collectif où les femmes auraient une place qu’elles n’ont pas dans l’imaginaire d'aujourd’hui ».

“Quand on amenait les problématiques de genre sur la table, on nous répondait que c’était hyper clivant.”

Mêlant extraits de livres, liens d’articles et explications de vulgarisation, Les Glorieuses amorcent en quelques lignes une réflexion pour leurs abonnés – qui sont aujourd’hui 70 000, dont quelque 15% d’hommes. On peut aussi y lire « Les 10 news féministes de la semaine ». Un vrai travail de défrichage journalistique, accompli avec le même sérieux par plusieurs petites sœurs. La dernière, « Quoi de meuf », est née en janvier 2017. Mélanie Wanga et Clémentine Gallot, respectivement journalistes à 20 minutes et Libération, y partagent chaque semaine des dizaines de liens qu’elles ont vu passer sur la toile. Des articles qu’elles avaient l’habitude de s’envoyer entre elles à « longueur de journée sur le chat de Gmail. Dans les milieux où l'on bosse, quand on amenait les problématiques de genre sur la table, on nous répondait que c’était hyper clivant ». Face à ces refus répétés de leur rédaction, les deux journalistes ont l’idée de créer leur propre newsletter.

Un travail considérable et bénévole auquel se plient joyeusement ces féministes aguerries. « Ça me fait kiffer ! » s’esclaffe Cluny Braun, fondatrice de La newsletter de ma chatte, lancée en octobre 2016. « La newsletter, c’est un moyen de produire un contenu facilement, pour moi qui ne suis ni journaliste ni documentaliste », raconte la jeune orthophoniste. Dans ses mails, elle discute règles et tabous gynécologiques avec la même expertise autodidacte que ses consoeurs professionnelles. Il y a deux ans, Cluny Braun avait filmé le « Journal de ma chatte » pendant un mois, pour observer et comprendre ce qui se passait du côté de son appareil génital. Ont suivi un blog sur Tumblr et des ateliers d’auto-examen collectif. Puisant dans une expérience très personnelle, Cluny Braun n’hésite pas à inscrire son travail dans la continuitié des mouvements self-help féministes des années 70, qui consistaient en un partage d’expériences et de savoirs sur la sexualité entre femmes afin de se réapproprier leur corps.

Une culture do it yourself qui pourrait rapprocher la newsletter de son ancêtre, le fanzine. Seule différence notable peut-être, la présence des gifs animés. Pour le reste, on observe la même esthétique joyeuse, l’usage de la première personne et la volonté de transmission. Le résultat est souvent un grand bazar un peu fourre-tout, où chacun pioche comme il veut parmi la flopée de références. Mélanie Wanga, de Quoi de Meuf, explique avoir voulu conserver la teneur informelle de l’échange de mails. Ici, l’intime se mêle au politique. « Le féminisme, c’est quelque chose qui fait partie de notre identité. Le fait de pouvoir parler en notre nom, c’est hyper important pour nous », raconte-t-elle. Le féminisme dans lequel elles se reconnaissent est un féminisme qui parle à toutes les femmes, et pas uniquement à celles « qui peuvent s’acheter des tee-shirts Dior à 500 euros » [référence au tee-shirt « We should all be feminists », ndlr]. Droits LGBTI, handicap, lutte antiraciste… Les deux femmes veillent à promouvoir le féminisme le plus exhaustif possible. Elles avancent au gré des critiques et des prises de conscience.

Rhoda Tchokokam, fondatrice d’Atoubaa Letters et du site éponyme, est consciente elle aussi que sa réflexion reste en construction. « Sur les questions de féminisme, d’antiracisme, on en apprend tous les jours. On est à mille lieues d’être parfaites », estime-t-elle. La jeune journaliste musicale a fondé un média pour célébrer la création par et autour des femmes noires. Elle inscrit sa démarche un peu en dehors des newsletters féministes au prisme uniquement sociétal. Ici, on parle de discriminations raciales, sexistes, mais avant tout de création. Avec son équipe de rédactrices, elles éditent le contenu de contributeurs et contributrices extérieurs, proposent un podcast (Exhale) et rédigent une newsletter mensuelle. Tout comme Quoi de meuf, elles font de la curation améliorée : elles partagent des liens en donnant leurs propres clés de compréhension. Un bon moyen de « montrer notre évolution en terme de références. On a aimé quelque chose puis autre chose puis autre chose… C’est une forme de transmission intéressante », indique Rhoda Tchokokam.

“ Le podcast et la newsletter, c’est une façon maligne de contourner l’hégémonie des médias traditionnels.”

Une forme qui, avec le podcast, est très populaire outre-Atlantique. On peut citer la Lenny Letter de Lena Dunham, qui réunit pas moins de 500 000 abonnés, les newsletters The Bleed, Two Bossy Dames ou encore les podcasts 2 Dope Queens, Black Girls Talking. « Le podcast et la newsletter, c’est une façon maligne de contourner l’hégémonie des médias traditionnels », explique Cluny Braun. Grâce à leur simplicité, aussi bien pour l’émetteur que l’interlocuteur, ces deux formules font mouche. « La newsletter est accessible au lecteur sans qu’il ait besoin d’aller la chercher, elle est extrêmement peu chère et elle est consultable même sans connexion internet », résume Rebecca Amsellem, qui y voit tout simplement « le futur ». « Il y a un cercle vertueux : avant l’émergence de tous ces médias de niche, les médias mainstream ne s’intéressaient pas du tout à la question. C’est en se rendant compte que ça fonctionnait qu’ils ont commencé à se dire qu’il serait peut-être bien qu’ils se mettent à en parler », raconte-t-elle, résolument optimiste.

Les grands titres de la presse anglo-saxonne ont d’ailleurs flairé le filon puisqu’ils lancent les uns après les autres des newsletters thématiques. Une façon d’attirer à eux une audience en mal de contenu adapté. Citons entre autres le Washington Post, qui vient de lancer Lily Lines, sa newsletter dédiée au féminisme, ou le Guardian, pour qui la journaliste Jessica Valenti rédige toutes les semaines un bilan engagé intitulé « This Week in Patriarchy ». L’exemple le plus emblématique est sans doute le New York Times, qui propose aujourd’hui pas moins de cinquante newsletters hebdomadaires. Parmi elles, Race/Related explore les questions liées à la race et rassemble quelque 50 000 abonnés.

Sur la nécessité de voir émerger les thèmes féministes dans les médias français grand public, les fondatrices de newsletters sont partagées. Elles n’y voient pas vraiment la consécration. « Il y a toujours des limites à la récupération dans les médias mainstream. Les choses les plus acceptables sont mises en avant, mais les choses les plus radicales ne le sont pas. Je vois mal « la rubrique de ma chatte » sur lemonde.fr », ironise Cluny Braun. Si ces mails contribuent à faire évoluer les mentalités à plus grande échelle et notamment dans les rédactions, tant mieux. Mélanie Wanga rigole doucement et rappelle qu’il y a aujourd’hui « 95% d’hommes à la tête des grandes rédactions françaises, qui sont à 95% à 100% blanches ».

« C’est bien d’être intégré, mais la vraie révolution, c’est de créer nos propres structures. On est persuadées qu’on peut être entendues, qu’on peut créer sans avoir accès à ces ressources-là », estime Rhoda Tchokokam, qui ne boude pas le plaisir d’avoir créé sa plateforme à elle. Forte d’une formation de directrice artistique, elle a pu concevoir elle-même un site élégant. D'autres n'auront pas cette chance et devront se contenter d'une technologie plus rudimentaire. 

Mais c'est cette simplicité justement qui fait de la newsletter une niche privilégiée d'internet, loin des pressions financières, des buzz et des objectifs. Un espace extrêmement rare où une réflexion constructive est possible, sans censure et sans trolls. Car sur les réseaux sociaux, les féministes sont les cibles d'un acharnement misogyne constant. Mélanie Wanga, inscrite en 2009, a fini par quitter Twitter en 2013, ne supportant plus le harcèlement. « L'avantage de la newsletter, c'est qu'on s'adresse à un public intéressé. Et finalement, les trolls ne font pas la démarche de nous écrire, car c'est beaucoup de travail pour eux d'envoyer un mail ! » s'amuse-t-elle. 

Autre avantage de la newsletter : les logiciels utilisés (le plus souvent Mailchimp) permettent l’archivage des mails envoyés sur une plateforme en ligne. En un clic, on peut accéder au travail minutieux de compilation de centaines d'articles et travaux féministes. Le référencement, que les réseaux sociaux ne permettent pas, est ainsi assuré. Une bonne nouvelle pour la postérité.

Pour aller plus loin :
Les petites Glo, déclinaison des Glorieuses pour adolescentes
Sister Letter, « la newsletter à paillettes, livrée le dimanche matin au lit »
What's Good, de Jennifer Padjemi et Mélody Thomas, toutes les deux semaines
Women Who Do Stuff, tous les mois, une sélection de cinq femmes  « qui font des choses »
Witch, please !, une newsletter pour les « sorcières modernes »
Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus