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Violences

Féminicides au Mexique : le «succès» d’une appli pour appeler à l’aide

Pour lutter contre les meurtres de femmes, la mairie de Ciudad Juárez a lancé début juillet une application qui permet d’envoyer un message d’alerte en secouant son portable.
par Emmanuelle Steels, correspondante à Mexico
publié le 21 juillet 2017 à 20h46

Un SMS - «au secours, je suis en danger» - contenant un lien renvoyant à la localisation géographique exacte de l'expéditeur : en secouant son téléphone pendant trois secondes à peine, une femme percevant un risque d'agression imminente peut déclencher cette alerte instantanée, via No Estoy Sola («je ne suis pas seule»), une application lancée début juillet au Mexique. Et pas n'importe où : cette technologie a été créée par la mairie de Ciudad Juárez, ville du nord du pays dont le nom était devenu synonyme de féminicides.

Mystère. Depuis les années 90, plus d'un millier de femmes ont été tuées dans cette ville, meurtrie par les affrontements entre gangs rivaux du narcotrafic. Des corps de jeunes filles, parfois mutilés, ont été retrouvés dans le désert proche de la frontière avec les Etats-Unis. Et des centaines d'autres femmes sont officiellement considérées comme «perdues», sans que les enquêtes, déficientes, ne puissent percer le mystère de leur disparition. Depuis le début de l'année, les services judiciaires de Ciudad Juárez reconnaissent avoir ouvert une vingtaine de dossiers.

«L'idée de No Estoy Sola a surgi lorsque la mairie travaillait sur le tracé d'un "couloir sécurisé", un itinéraire permettant aux femmes de traverser la ville en toute sécurité», raconte Miguel Rojas Díaz de León, directeur du département informatique de la municipalité, et créateur de l'appli. A Ciudad Juárez, les femmes se servent constamment de leur téléphone pour informer leurs proches des parcours qu'elles empruntent et établissent des techniques d'alerte via les réseaux sociaux et les services de messagerie mobile.

Vibration. «En cas de danger, une femme n'a pas le temps de débloquer son téléphone, encore moins d'appeler ou d'envoyer un message, explique Rojas. Nous voulions donc créer un système qui permette de réduire le nombre d'interactions avec le téléphone, tout en utilisant des fonctionnalités simples qui n'étaient pas assez exploitées.» Des éléments comme les capteurs de mouvement, la géolocalisation et les SMS, qui ne dépendent pas d'Internet et sont inclus gratuitement dans les forfaits de téléphonie mobile. Une fois l'application téléchargée, le portable se transforme en un système d'alerte instantané, facile, rapide à utiliser, et presque discret. Certes, le téléphone doit être secoué pendant quelques secondes pour envoyer le message. Une vibration indique alors à la femme que le SMS contenant sa localisation est transmis à une liste de contacts, en nombre illimité, qu'elle aura préalablement établie. Les paramètres incluent l'option de renvoi automatique du message jusqu'à ce que l'alerte soit désactivée par l'usagère.

«Enfin un pas dans la bonne direction !» se réjouit Yadira Cortéz, porte-parole de Red Mesa de Mujeres, un réseau d'organisations de défense des femmes de Ciudad Juárez, qui a toujours critiqué l'occultation des féminicides par les autorités locales. Le lancement de cette technologie a été célébré par les internautes mexicains. En quelques jours, l'appli gratuite, disponible pour l'instant sur les smartphones Android, a passé la barre des 15 000 téléchargements, à Ciudad Juárez principalement, mais aussi dans le reste du Mexique et dans le monde entier. «Nous devrons lancer une version internationale, car elle existe seulement en espagnol», précise Miguel Rojas. La mairie de Ciudad Juárez reconnaît que l'application peut être améliorée.

«Crédit». Un des problèmes, relevé par les organisations civiles, réside dans le fait que les jeunes filles qui proviennent de familles plus démunies, cibles types de cette vague de meurtres et de disparitions, ne disposent pas toujours d'un smartphone ou d'un crédit téléphonique suffisant. Sans forfait incluant les SMS gratuits, les appels à l'aide de No Estoy Sola résonnent dans le vide. «Qu'une telle application voie le jour dans cette ville, avec un tel succès, cela met en évidence la nécessité et la demande criante qui existe ici pour ce type de technologie», commente Yadira Cortéz.

D'autres secteurs vulnérables ont manifesté leur intérêt. «L'application est utile pour tout le monde, notamment pour les personnes susceptibles d'être agressées comme nous, les journalistes, signale Marta Durán, habitante de Mexico, qui a bénéficié d'un programme officiel de protection destiné aux journalistes menacés, qu'elle juge inefficace. Cette appli m'inspire davantage confiance que les systèmes d'alerte classiques, reliés aux forces de l'ordre, car elle me permet de prévenir directement des proches, des personnes qui s'inquiètent réellement pour moi et qui vont agir sans se poser de questions.» Néanmoins, l'utilité de No Estoy Sola dépend aussi de la capacité de réaction de la police à porter secours. Une police en perte totale de légitimité auprès des Mexicains.

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