"'On ne touche pas un mort du sida' : Mon compagnon n'a pas eu droit aux soins funéraires"

"'On ne touche pas un mort du sida' : Mon compagnon n'a pas eu droit aux soins funéraires"
La ministre de la Santé vient de signer l'arrêté autorisant les soins funéraires pour les personnes porteuses du VIH ou d'une hépatite (NICOLAS MESSYASZ/SIPA)

Durant plus de 30 ans, les personnes décédées séropositives ou atteintes d’hépatites virales n'ont pas reçu de soins funéraires. Jeudi, la levée de cette interdiction est parue au Journal officiel. Elle entrera en vigueur le 18 janvier 2018.

Par Chloé Pilorget-Rezzouk
· Publié le · Mis à jour le
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Il y a sept ans, Frédéric Navarro perdait son compagnon, Christian. Séropositif, ce dernier n'a pas bénéficié de soins de thanatopraxie (injections de produits antiseptiques pour la conservation du corps, maquillage…) permettant de préserver dignement le corps du défunt. Co-président d’Act Up-Paris de 2012 à 2013 et toujours membre actif de l’association, Frédéric revient sur la difficulté de faire son deuil dans ces conditions :

Christian a fait un arrêt cardiaque le 21 juillet 2010. Il avait 47 ans. Nous nous étions rencontrés 18 ans plus tôt. Tous les jours, je descendais la rue de Belleville. Un soir, un magnifique blond attablé à la terrasse du bar "Aux Folies" m’avait accroché le regard. Je suis tombé fou amoureux de lui. J'ai mis trois mois et demi à oser l'aborder, craignant qu'il ne soit pas attiré par les hommes. Mais, j'ai eu de la chance.

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Je me souviens parfaitement du moment où j'ai appris sa mort. J'assistais pendant cinq jours à la Conférence internationale sur le sida, à Vienne, en Autriche. Il était resté chez nous, à Paris. Avec Christian, nous avions établi un code dans notre relation. Quand l'un ne décrochait pas au téléphone, il devait rappeler avant le lever du jour suivant. Je l'ai appelé le troisième jour pour prendre des nouvelles. Personne n'a répondu, ni rappelé au petit matin.

En 2010, Christian est mort

Alors j'ai contacté notre gardienne, puis les pompiers du XIIIe arrondissement, où nous vivions. Je leur ai dit :

"Il se passe un truc, mon compagnon ne répond pas."

Et j'ai reçu un coup de fil, un peu plus tard :

"Mr Navarro, nous sommes désolés, il est trop tard. Christian Charpentier est mort."

Ça a été très dur. Je ne m'y attendais pas. Christian était séropositif, mais le virus était contrôlé. Il avait contracté la maladie au tout début de l’épidémie, en 1984. C'est d'ailleurs la première chose qu'il m'avait confiée, en larmes, quand je lui ai dévoilé mes sentiments. 

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Son corps a été emmené à l'Institut médico-légal, en attendant de pouvoir être inhumé. Son cadavre ayant été trouvé seul à notre domicile, il fallait notamment pratiquer une autopsie pour savoir de quoi il était mort. C'est le genre de choses qu’on vérifie.

Je n'ai pas eu l’autorisation de le voir. On m'a fait comprendre que je n'étais personne pour lui. "Non, vous n’existez pas légalement." Comme si ces 18 ans de vie commune relevaient d'un pur fantasme. Je l'ai aperçu brièvement derrière la vitre. Il n'était pas encore trop abîmé.  

Visage sans fard, taches de décomposition

Lorsque la levée du corps a été autorisée, nous sommes arrivés très tôt avec Nadine, la sœur de Christian, dont j'ai toujours été très proche.

L'Institut médico-légal de Paris, c'est loin d’être glamour. Entre la mort de Christian et le moment où j'ai pu le voir une fois l’enquête bouclée , 13 jours se sont écoulés. Treize jours à me construire une armure pour rendre hommage à celui que j'avais aimé, alors que la société me signifiait que nous étions trop différents pour elle.

"M. Navarro, vous pouvez saluer votre compagnon", m’a-t-on dit.

Là, je suis entré dans le box où son corps était exposé. Je voulais lui dire au revoir seul ; ça a été une tornade. Ça sentait très fort la viande avariée. Sur son visage, mon homme avait des stigmates de décomposition, cinq ou six taches noires. Aucun maquillage n'avait été apposé, pas même une touche de fard pour masquer un peu.

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Non, rien. On ne touche pas un mort du sida.

Renverser son cercueil de colère

Ce fut très très dur. S'il avait pu bénéficier de soins, les choses auraient été différentes. De colère, j'ai failli renverser son cercueil. Mais je me suis dit :

"Non, tu vas lui faire mal."

Tout allait à mille à l’heure dans ma tête. J'ai ensuite eu envie de prendre une photo pour dénoncer le traitement dont il avait fait l’objet. Je me suis retenu :

"Si tu appuies, tu vas totalement vriller, tu ne pourras jamais plus te séparer de cette image."

Ah, elle m'est restée longtemps cette dernière image de mon mec abîmé ! Trois ans et demi, facile... Chaque fois que je repensais à lui, son visage amoché revenait.

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Christian et moi, on s'était toujours promis plein de choses, dont celle de s'embrasser une dernière fois. Quand j'ai posé ce baiser sur sa bouche, c'était comme si la société me donnait un baiser de mort. Dire au revoir à mon mec alors qu'il était en décomposition, j'ai pris sur moi.

Je lui ai aussi glissé dans la poche un joint d'herbe prêt à fumer, une petite bouteille de whisky qu'il aimait tant boire et un petit mot qu'il m'avait laissé dans le salon, quelques jours avant sa mort, où il m'écrivait être très fatigué et espérer retrouver son dynamisme. Je lui ai juré que je me battrai. Il m'a donné cette putain de force, celle de continuer à lutter.

Personne n’avait connaissance de cette interdiction

Dès que j'ai su que ça fonctionnait comme ça, j'en ai parlé autour de moi. C'était important que le monde sache. En France, nul ne savait alors que les personnes décédées atteintes du VIH ou d’hépatites virales n'avaient pas le droit aux soins de conservation du corps, qui permettent de retarder la décomposition.

Quand je partageais ce que j'avais vécu, les réactions étaient plus que sceptiques. On ne me croyait pas : "Ah bon ? Non, vraiment ?" A l'exception des membres d'associations de lutte contre le sida, personne n'était au courant de cette interdiction ! Il fallait être touché personnellement pour le savoir.

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Moi-même militant depuis plusieurs années, cela ne m'avait pas interpellé plus que ça, même si j'en avais entendu parler. Vivants, nous sommes plein d’espoir, cela ne nous concerne pas. Il a fallu que je me prenne cette discrimination dans la gueule pour me dire :

"Ce n’est pas possible." 

Pas égaux devant la mort

La société nous parle de respect, mais elle ne respecte pas ses morts. Parce que mon mec était porteur d’un virus dont on craint la contamination, il a été traité comme un paria. Comme si on pointait, une fois de plus, notre différence :

"Vous êtes homos et séropo', vous avez des vies de merde… Restez avec vos vies de merde."

La société n'a pas conscience de la violence que c'est. Nous n'étions pas égaux devant la mort. Cette absence de soins funéraires était une ultime offense à tous les porteurs du VIH et malades d'hépatites, alors même que la communauté scientifique a, depuis plusieurs années déjà, démontré que cette interdiction repose sur des craintes infondées.

Aujourd'hui, je suis très heureux et tranquillisé que cette injustice soit enfin réglée. J'attendais avec impatience que d'autres familles ne soient plus bouleversées par ce traitement indigne. Etant moi-même porteur du virus du sida depuis 31 ans, j’avais aussi terriblement peur après avoir vécu la perte de Christian :

"Et si demain tu ne te réveilles pas, comment ce sera pour ceux qui restent ?"

Propos recueillis par Chloé Pilorget-Rezzouk

Chloé Pilorget-Rezzouk
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