Bien des facteurs sont à bout. Pressés par des cadences infernales et incompréhensibles, un management « morbide » et un malaise grandissant, nombre d’entre eux craquent physiquement et mentalement.
Au pas de course, il pousse son caddie rempli de courrier. Pas le temps de s’arrêter, de dire bonjour ou de prendre une pause. « On devient fou, souffle Grégoire (le prénom a été modifié), en plissant les yeux pour déchiffrer les noms inscrits sur les boites aux lettres d’un hall mal éclairé. Mais pas le choix, tout est chronométré. »
Avec sa quinzaine d’années au compteur, le facteur est un pro à la technique bien rodée. Pousser le caddie jusqu’au prochain immeuble. S’arrêter, mettre le frein d’un coup de talon, récupérer les lettres. Sortir son badge passe partout, pousser la porte, allumer la lumière. S’éventer le visage avec les enveloppes le temps de trouver la bonne boite, y jeter prestement les missives, sortir. Et recommencer. Le plus vite possible.
Sécabilité et double tournée
« C’est infernal, on n’a plus le temps de faire les choses bien« , peste Grégoire sans s’arrêter. Ce matin, ce blondinet aux traits tirés, la trentaine, a pris son service à 6h30. Il a trié les lettres jusqu’à 8h, les a mises dans l’ordre afin de rationaliser au maximum sa tournée avant de charger son caddie. « Aujourd’hui j’ai eu de la chance, un collègue véhiculé a eu le temps de me déposer sur ma tournée« , soupire-t-il. Il est sur le trottoir à 9h45, le soleil commence à taper.
Aujourd’hui, c’est un lundi et « le lundi, je fais la tournée du collègue en plus de la mienne, déclare Grégoire en poussant son caddie. Parce qu’on est deux pour faire quatre tournées. » Ce principe, mis en place par La Poste en 2007 porte un nom : la “sécabilité“. « Encore un mot pourri, rigole Grégoire. Ça veut dire que lorsqu’un collègue est en repos, on se charge de sa tournée. Mais on a n’a pas de temps en plus. Ça leur évite d’embaucher. »
1 minute 30 pour un recommandé
Grégoire est “facteur qualité“. Un grade supérieur aux « simples » facteurs. En contrepartie d’environ 200€ mensuels, il est en charge de plusieurs quartiers et peut être envoyé sur 24 tournées différentes. Un instant, il hésite sur la direction. Droite ou gauche ? « Ça fait un petit moment que je ne l’ai pas faite celle-ci, explique-t-il. Mais j’ai des réflexes qui me permettent d’aller vite, je ne sais pas comment font les CDD ou les intérimaires. »
Selon lui, toutes les missions des postiers sont chronométrées et les cadences s’accentuent au gré des restructurations régulières. Des nouveaux services comme la pose de plaques d’opérateurs téléphoniques dans les halls ou la visite aux personnes âgées, jusqu’à leur coeur de métier, la distribution du courrier. « Par exemple, pour un recommandé à livrer en mains propres, on a 1 minute 30, assure-t-il. C’est absurde. Il suffit qu’un ascenseur soit en panne ou que la personne discute et on dépasse. » Aujourd’hui avec ses deux tournées en une, Grégoire a 42 recommandés à livrer.
Pour le premier de la journée, la gardienne n’a pas la procuration lui permettant de le réceptionner. Puis l’ascenseur met du temps à venir. Enfin la destinataire va chercher ses lunettes pour signer. Verdict : 7 minutes 48. « C’est intenable, on fait tout dans l’urgence, détaille Grégoire. Maintenant, si quelqu’un me parle à la porte, ça me soule. Je ne le montre pas, mais j’essaie de couper court à la conversation. Avant le contact humain était inclus dans le boulot. Aujourd’hui je n’ai juste plus le temps. »
Des calculs opaques
Pour calculer ces cadences, la Poste utilise des logiciels. Ils s’appuient sur des données statistiques pour déterminer le temps passé entre deux boites aux lettres, un nouveau service ou encore la distribution d’un recommandé. Pour l’enseigne la baisse du nombre de lettres permet aux facteurs d’effectuer plus de tâches. Mais cela ne dit pas comment elle effectue ces calculs.
« La Poste est dans l’incapacité d’expliquer le pourquoi de telles ou telles cadences« , prévient-on du côté des syndicats. Contactée par ”Les Inrocks”, l’entreprise assure au contraire que ces équations ne sont « absolument pas des boites noires et répondent à des techniques très claires ». Pour autant, aucun des documents transmis par l’enseigne jaune et bleu ne permet de comprendre ces méthodes. C’était sans doute oublier que ces données, la Poste ne les aurait plus en sa possession.
Dans un rapport interne, un cabinet d’expertise indépendant pointe du doigt cette absence de transparence. Fin 2016, il assigne l’entreprise en justice afin d’avoir ces données. Dans l’ordonnance de référé, en date du 13 juin 2017, il est écrit noir sur blanc que la Poste admet qu’une partie « des études qui ont permis de constituer ces normes et cadences, de par leur ancienneté ou du fait des évolutions successives des organisations des services(…), ne sont plus disponibles« . Les documents à la base du rythme imposé aux facteurs se seraient donc envolés ? Pour la justice, cela parait « peu crédible que [La Poste] n’ait pas gardé ces éléments alors même qu’il ne s’agit pas d’archives, mais bien de protocoles actuels dont elle se sert toujours pour le calcul des tournées« .
« Donc en fait on ne sait pas, s’insurge Pascal Pannozzo, syndicaliste SUD-PTT. On ne sait pas comment les cadences sont calculées, comment les tournées sont définies. On ne sait rien. »
« Management morbide »
Pour Grégoire, ces cadences sont ‘infernales« . Et il n’y a pas que ça. En glissant une énième lettre dans une énième boite, il déballe. Il parle de ses copains licenciés pour rien, de sa compagne qui n’en peut plus qu’il ne parle que de la Poste, de ses « petits chefs, ces ordures sans considération, qui les traitent comme des merdes« , qui ne « pensent qu’à monter« .
Frénétiquement il raconte ses crises de paniques dans le service, « l’ambiance qui se dégrade« , son arrêt maladie de plusieurs mois. Avant de se retourner. « J’ai eu des idées noires. Je crois que j’aurais pu faire du mal aux gens. » La « course constante » et ce « management morbide« , comme il dit, nombre de facteurs ne l’ont pas supportés. « Il y a des collègues qui craquent », glisse-t-il doucement.
« On a rien eu, pas même un timbre »
Pontarlier, dans le Doubs, en 2016. Charles Griffond, postier depuis trente-quatre ans se met en arrêt maladie pour un mal de dos récurent. Il faisait sa tournée à vélo. « Une tournée difficile, avec beaucoup de côtes et qui n’a cessé d’augmenter au fil des ans », relate d’une voix triste son fils, Pierre Griffon. Alors qu’il est en arrêt, « ils l’ont foutu dehors, comme une merde. Ils lui on dit qu’à 53 ans, c’était fini pour lui ».
Le facteur reçoit ses papiers de préretraite. « Il allait toucher moins que le seuil de pauvreté, après plus de trente ans de boîte, tremble Pierre Griffond. Il n’a pas supporté. » A l’été 2016, Charles Griffond se pend à son domicile. Derrière lui, un mot intitulé ”Lettre d’un facteur désespéré”. Il y met en cause une entreprise qui l’a « totalement détruit« . Il conclut par ces mots : « Bougeons avec La Poste et mourrons grâce à La Poste. »
Le 10 juillet 2017, une décision de justice a reconnu le suicide d’un facteur en arrêt de travail, survenu en 2012 en Bretagne, comme étant « imputable au service ». Qu’importe pour Pierre Griffond. « On a abandonné toute idée de poursuites, explique le jeune homme. Certains ont peut être les moyens, nous pas. C’était le pot de fer contre le pot de terre. » La Poste n’a jamais eu aucun geste. « Officiellement mon père s’est suicidé sans raison apparente. On a rien eu, pas même un timbre« , sourit-il tristement.
« On nous laisse crever« , lâche Grégoire en secouant la tête, toujours empêtré dans sa tournée. A 11h50, son caddie est vide. Terminé ? « Ah non, pas vraiment« , sourit-il en désignant les casiers marron que l’on voit parfois fixés sur les trottoirs. Il ouvre le coffre et récupère un sac plein de lettres. Devant le regard interloqué, il éclate de rire : « La deuxième tournée du lundi. »
« Ils m’ont laissée là, gisante »
En continuant cette seconde tournée, le trentenaire tient à évoquer ce qu’il considère comme un cas emblématique de ces dérives. Une histoire qui a beaucoup marqué les facteurs de France. L’AVC d’une factrice de Villeneuve d’Ascq (Nord) sur son lieu de travail, « poussée à bout par ses chefs« .
Vendredi 19 février 2016. Emeline Broequevielle, 25 ans, envoie un sms à son chef aux alentours de 5h30, pour lui dire qu’elle ne va pas bien, elle a mal au crâne. Celui-ci lui enjoint de venir quand même, lui rappelant qu’elle est en CDD. « Il m’a fait comprendre que je n’étais pas la seule à vouloir du travail. »
Sur place, alors qu’elle trie le courrier, le mal de tête s’accroit. Elle prévient son chef que ça ne va pas du tout. La réponse est sèche : « Ce que tu fais debout, tu peux le faire assise. » A 6h30, Emeline Broequevielle ne sent plus son bras. Elle tombe alors sur son casier. « Ils m’ont laissée là, gisante », souffle la jeune fille. C’est un syndicaliste qui s’insurge de la situation. Il proteste pour que les pompiers soient appelés. Il est alors 9h30.
Aujourd’hui, Emeline Broequevieille a une hémiplégie à la jambe gauche. « Je ne la récupèrerai jamais, explique-t-elle froidement. C’est le médecin qui l’a dit. Mais j’ai eu de la chance, 10 minutes plus tard, je ne serai plus là. «
Avant son accident, cette mère de deux enfants a enchaîné les CDD à la Poste. « A la fin, ils trouvaient toutes les excuses pour ne pas me donner de CDI. Ils disaient que je faisais mal mon travail. » Elle s’interroge douloureusement : « Mais pourquoi ils m’ont appelé pendant sept ans pour des CDD si je faisais mal mon travail ? » Son combat aujourd’hui consiste à faire reconnaitre son AVC comme un accident du travail. Pour cela, elle est aux prud’hommes. « Ils ont voulu négocier à l’amiable, mais on a refusé avec mon avocat. »
Elle affirme que depuis, rien n’a changé dans son service. « Seuls les chefs ont été mutés ailleurs. » Avant d’ajouter en grinçant : « Ah si, des collègues m’ont dit qu’ils n’avaient plus le droit d’envoyer des sms pour dire que ça n’allait pas et que, maintenant, il fallait appeler. »
« Ce n’est pas de ma faute »
Il y a quelques jours, le 6 juillet 2017, le groupe La Poste a lancé le projet « Bien dans son travail », expliquant accorder « une attention particulière à la préservation de la santé et la qualité de la vie au travail ». Chez les syndicats, il se murmure que le suicide de Charles Griffond et l’AVC d’Emeline Broequevieille ne sont pas étrangers à cette prise de conscience.
Quant aux cadences, toujours pas d’explications. « Ce n’est pas près de s’améliorer, pense Grégoire. Ils nous préparent une nouvelle restructuration pour fin 2017, ça sera pire. »
A 13h30, il termine sa tournée sans avoir eu le temps de tout distribuer. Le facteur parait un peu inquiet à l’idée de rentrer avec ses lettres non déposées. « Ceci-dit, si on faisait tous ça, ils se rendraient peut-être compte que ça ne va pas, s’énerve-t-il. Je ne fais pas bien mon boulot, mais tout va tellement mal. Je sais que ce n’est pas de ma faute. » Avant de grimacer, abattu. « Avant, j’aimais bien ce que je faisais. »