A Istanbul, un homme lit le quotidien d'opposition Cumhuriyet, le 17 avril 2017, après le référendum en Turquie

A Istanbul, un homme lit le quotidien d'opposition Cumhuriyet, le 17 avril 2017, après le référendum en Turquie.

afp.com/YASIN AKGUL

Ce procès cristallise les inquiétudes liées à la liberté de la presse en Turquie. Plusieurs journalistes de l'emblématique quotidien turc Cumhuriyet, farouche critique du président Recep Tayyip Erdogan, sont jugés à partir de ce lundi à Istanbul.

Publicité

Pour les défenseurs des droits de l'Homme, cette affaire est emblématique de l'érosion des libertés depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016, suivi de purges massives qui ont submergé les milieux critiques, des élus pro-kurdes aux médias, en passant par des ONG. Ce procès survient alors que des voix européennes, à commencer par celle de Berlin, se sont élevées la semaine dernière contre Ankara après l'arrestation de plusieurs militants des droits de l'Homme, dont la directrice d'Amnesty pour la Turquie et un activiste allemand.

Le procès du journalisme

Au total, 17 journalistes, dirigeants et autres collaborateurs actuels ou passés de Cumhuriyet, un quotidien fondé en 1924, sont accusés notamment d'avoir aidé diverses "organisations terroristes armées". Ils risquent jusqu'à 43 ans de prison.

Mais Cumhuriyet ("République"), l'un des plus anciens journaux turcs, qui s'est forgé une solide réputation à force de scoops embarrassants pour le pouvoir, dénonce un procès politique visant à abattre l'un des derniers organes de presse indépendants du pays. "Le procès de Cumhuriyet est celui du journalisme en Turquie", a déclaré Christophe Deloire, secrétaire général de l'ONG Reporters sans frontières (RSF). "Des journalistes sont traités comme des terroristes pour n'avoir fait que leur travail", a-t-il dit.

Certains des plus grands noms du journalisme turc entreront ce lundi au tribunal encadré par deux gendarmes, comme le chroniqueur francophone Kadri Gürsel, le journaliste d'investigation Ahmet Sik ou encore le féroce caricaturiste Musa Kart. C'est le cas, également, du patron du journal, Akin Atalay, et du rédacteur en chef, Murat Sabuncu. Parmi les accusés, 11 sont en détention préventive, la plupart depuis près de neuf mois.

Depuis l'arrestation de ses piliers, le journal laisse systématiquement un encart vierge là où auraient dû paraître les textes de ses chroniqueurs écroués, comme Gürsel.

"C'est un procès kafkaïen"

Autre accusé de renom, Can Dündar, ancien rédacteur en chef de Cumhuriyet qui s'était attiré les foudres d'Erdogan après avoir publié en 2014 un article affirmant qu'Ankara livrait des armes à des islamistes en Syrie. Exilé en Allemagne, il est jugé par contumace.

Les collaborateurs de Cumhuriyet sont accusés d'avoir aidé une ou plusieurs "organisations terroristes", selon l'acte d'accusation, qui cite les séparatistes kurdes du PKK, un groupuscule d'extrême gauche appelé DHKP-C et le mouvement du prédicateur exilé aux Etats-Unis Fethullah Gülen. Ce dernier est désigné par Ankara comme le cerveau de la tentative de putsch, ce qu'il dément catégoriquement.

Cumhuriyet est un journal qui mène une "opération de perception" visant à faire de la Turquie et d'Erdogan des "cibles", selon l'acte d'accusation, qui évoque une "guerre asymétrique". "C'est un procès kafkaïen", a déclaré le représentant de RSF en Turquie, Erol Onderoglu, ajoutant: "Cumhuriyet est un symbole, l'héritier d'une tradition de journalisme critique et d'enquête. Le gouvernement tente de le détruire par tous les moyens".

Solidarité

Les autorités nient régulièrement toute atteinte à la liberté de la presse et affirment que les seuls journalistes arrêtés sont ceux liés à des "organisations terroristes". Selon le site P24, spécialisé dans la liberté de la presse, 167 journalistes sont détenus en Turquie, dont la majorité dans le cadre de l'état d'urgence décrété après la tentative de putsch. Dans un récent avis, le Groupe de travail sur la détention arbitraire de l'ONU a appelé Ankara à libérer "immédiatement" les collaborateurs de Cumhuriyet.

Leur procès a été précédé d'une importante campagne en ligne, avec notamment la publication sur Twitter de messages accompagnés du mot-dièse #LibérezLesJournalistesTurcs. Cette solidarité a dépassé les frontières avec, par exemple, la parution ce lundi d'une édition spéciale du quotidien français Libération qui a ouvert ses pages à des journalistes de Cumhuriyet. Sous l'image de deux mains prisonnières d'un journal reconverti en carcan, Libé titre: "La presse selon Erdogan".

La Turquie occupe la 155e place sur 180 au classement 2017 de la liberté de la presse établi par RSF, derrière le Bélarus et la République démocratique du Congo.

Publicité