Aux marges
de la métropole

De Poissy

à Chanteloup-les-Vignes

Lucie Geffroy

De Poissy à Chanteloup-les-Vignes dans le nord des Yvelines : où on découvre un territoire pollué et délaissé dans lequel subsistent des Franciliens relégués.

De Paris, pour aller à Poissy, dans le nord des Yvelines, il faut prendre le RER A. Depuis la gare de Lyon, le trajet dure 1 h 06. Une heure à regarder la ville s’effilocher en banlieue, sous un ciel gris-blanc. Entre les stations de Nanterre et Maisons-Laffitte, du côté de Houilles-sur-Carrières, on aperçoit un terrain vague qui, de loin, ressemble à une décharge. En réalité, des gens vivent là. Quand on habite à Paris, les camps de nomades, on ne les voit souvent que de la fenêtre du train ou du RER, signalés à l’horizon par une fumée noire d’on-ne-sait-quoi qui brûle.

Poissy se trouve à 30 kilomètres de Paris, à l’entrée de la plaine de Chanteloup, nichée dans la troisième boucle de la Seine. Pour passer le fleuve et pénétrer dans son méandre, il faut emprunter la départementale 190, en direction de Carrières-sous-Poissy. De là, on domine le fleuve. Sur la rive, dans notre dos, se dresse l’usine de construction automobile PSA de Poissy. Plus de 6 000 personnes y travaillent et 2 000 véhicules en sortent chaque jour. C’est dans cette usine qu’a eu lieu un conflit social majeur, en 1983, connu sous le nom de « conflit Talbot-Poissy ». Les deux tiers des ouvriers licenciés étaient des immigrés. La grève est tristement connue pour les slogans racistes auxquels elle donna lieu, comme « les Arabes au four, les Noirs à la mer ».

Si ce bout des Yvelines est resté dynamique, c’est en partie grâce à l’automobile. Avant l’ère de l’industrie, pendant des siècles, Poissy a prospéré grâce à son marché aux bestiaux. « Les bouchers venaient de Paris à pied acheter leurs marchandises, raconte Jean-Bernard Rigaudeau, du cercle d’études historiques et archéologiques de Poissy. Ils repartaient avec les bêtes et les tuaient chez eux. » La création des abattoirs de La Villette sous Napoléon III, met fin à tout cela : Poissy périclite.Mais l’industrialisation prend la relève : la construction automobile offre une nouvelle activité à la commune des Yvelines. Tour à tour, à partir du début du siècle dernier, Ford, Simca, Talbot, et Peugeot ont implanté leurs chaînes de montage ici, attirant de la main-d’œuvre venue parfois de l’autre côté de la Méditerranée.

Carrières-sous-Poissy est nichée dans la 3e boucle de la Seine.
La Seine depuis la D190, qui enjambe le fleuve et relie Poissy à Carrières-sous-Poissy.
Centre technique PSA Peugeot de Carrières-sous-Poissy (Yvelines).

Dans cette plaine que nous nous apprêtons à traverser, l’autre grande activité qui occupa les hommes fut le maraîchage. Pendant des siècles, depuis le Moyen-Age, la boucle de Chanteloup a nourri Paris. A partir du début du XXe siècle, ce travail agricole est allé de pair avec l’épandage des terres. Poissy et ses environs ont servi de déversoir pour les eaux usées de Paris pendant près de cent ans jusqu’à la fin du siècle dernier. Au lieu de vider les égoûts en aval, dans la Seine, on les épurait à travers des sols perméables, pour faire de l’engrais. Le système, vertueux, contentait tout le monde jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’au fil des ans, avec le développement des activités industrielles, les eaux usées se chargeaient de produits toxiques. En 1999, un arrêté préfectoral a interdit les cultures maraîchères sur toute la plaine de Chanteloup. L’épandage avait durablement pollué ses sols, chargés en plomb, cadmium et zinc. Le coup de grâce pour les cultivateurs de la plaine. Déjà, sous la pression de la concurrence internationale, au début de ce qu’on allait appeler la mondialisation, agriculteurs et maraîchers avaient commencé à quitter la plaine. « A partir des années 1980, Paris s’est mis à moins consommer local et à importer davantage ses fruits et légumes de l’étranger, explique Elsa Borujerdi, responsable forêt et agriculture de la communauté urbaine Grand Paris Seine et Oise. La plaine de Chanteloup, comme toute la ceinture verte et la vallée de la Seine, a été progressivement délaissée par les exploitants. »

« Moi, j’appelle ça un bidonville »

Nous poursuivons notre marche en traversant le parc du Peuple de l’herbe qui borde l’étang de la Galiotte, à Carrières-sous-Poissy. Dans le terrain vague qui borde la rue Daniel Blervaque, une dizaine de caravanes et quelques berlines et utilitaires sont installées, sur le bas-côté. Devant chaque marchepied en aluminium, une paire de sabots noirs. Sur un des camions, on lit « entreprise Zimmermann ». « Ce sont probablement des Yéniches. Originaires de la plaine du Rhin, ils sont assez nombreux en région parisienne, explique Thierry de Lastic, aumônier des gens du voyage. Notre passage déclenche les aboiements d’un chien, le cou relié à une corde fatiguée.

La plaine, où alternent poches de lotissements, terrains en friche et décharges sauvages est connue pour abriter des communautés de gens du voyage et de Roms. Selon Thierry de Lastic, rattaché au diocèse d’Achères, à quelques kilomètres de Poissy, on compte ici quatre ou cinq lieux d’implantation de gens du voyage. « Parmi ces voyageurs, certains sont là depuis très peu de temps. D’autres sont là depuis plus longtemps que de nombreux Franciliens. Jusque dans les années 1960, des voyageurs s’installaient aux portes de Paris et travaillaient comme saisonniers : le charbon de bois dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye, les travaux dans les champs à Carrières, etc. L’expansion de la ville les a repoussés de plus en plus loin », plaide-t-il.

Implantation temporaire de gens du voyage rue Daniel Blervaque à Carrières-sous-Poissy

Un lotissement plus loin et après quelques bonnes enjambées sur un chemin jonché de rebuts, amas de gravats et de bouts de plastiques, puis au travers d’un vaste terrain le long de la déchetterie Azalys, nous traversons la départementale 190 laissant sur notre droite, le centre de recyclage Veolia. Nous voici à proprement dit, au milieu de la plaine de Chanteloup : 300 hectares étendus sur les communes sur Triel-sur-Seine, Carrières-sous-Poissy, Chanteloup-les-Vignes et Andrésy. Repartis pour une longue traversée sur une terre sèche, nue et épaisse, nous procédons dans un paysage quasi désertique et bientôt silencieux. Le vrombissement aigu d’un moteur en accélération vient interrompre cette quiétude. Un bolide jaune fluo surgit du talus : une voiture télécommandée. Il y a cachée là, au milieu d’anciens champs de carottes, une piste de modélisme tout terrain. Elle est gérée par le Club de modélisme Carrières-Triel (CMCT). Stéphane, la trentaine, fait des réglages de sono pour préparer une course qui doit avoir lieu dans quelques semaines. Le club, vieux d’une dizaine d’années, compte plus de cinquante adhérents qui viennent de la plaine, de Nanterre et jusque de Paris, raconte-t-il. « Ça marche bien mais ce n’est plus ce que c’était ». Le drone a ringardisé la voiture télécommandée.

Sur les terres non cultivables de la Plaine de Chanteloup à proximité du centre de recyclage Veolia de Carrières-sous-Poissy
La plaine de Chanteloup abrite plus de 1 000 mètres carrés de dépôts sauvages selon la communauté urbaine Grand Paris Seine-et-Oise.
Cartouche de fusil à chasse, plaine de Chanteloup.
La plaine de Chanteloup dans les Yvelines est une ancienne zone d’épandage des eaux usées de Paris.
Piste de modélisme tout terrain, chemin vert dans la plaine de Chanteloup.
Vieille vanne qui permettait l’écoulement des eaux usées de la ville de Paris pour l’irrigation de la plaine de Chanteloup.

En poursuivant en direction de Chanteloup-les-Vignes, vers l’est, sur la commune de Triel-sur-Seine, juste après le sentier du « chemin vert » se trouve un camp de Roms. « Moi, j’appelle ça un bidonville », rectifie Jean-Pierre Bercovici du Secours catholique, membre du collectif de soutien aux familles Roms de la plaine Triel-Chanteloup et notre guide dans cette entreprise – on ne rentre pas comme ça dans un bidonville. « Ils n’ont pas l’eau et quasiment pas d’électricité, dit-il. Tous les deux jours, ils remplissent des bidons d’eau au cimetière à 2 kilomètres et, pour l’électricité, ils sont raccordés à un transformateur. Et puis il y a des rats qui se baladent partout. »

Le « terrain » – c’est comme ça que ses habitants le désignent – abrite une cinquantaine de caravanes éparpillées entre les ordures et les carcasses de voitures, autour d’une sorte de piste circulaire, appelée « la place » où quatre jeunes hommes réparent ou désossent une voiture. Deux petites filles se courent après, l’une d’elle tient à la main un téléphone qui crache un tube à grosses basses. L’église, de culte évangélique, se résume à un simple préfabriqué. Installé dans la plaine, depuis près de dix ans, le bidonville n'est visible de nulle part ou presque. En voiture, l’accès se fait par la D22, puis par un long chemin de terre transformé en décharge sauvage. Jusqu’à 250 personnes ont habité ici, sur cette terre en friche, raconte Jean-Pierre Bercovici. Elles sont pour la plupart originaires de deux villages roumains des bords du Danube, Garla Mare et de Danceu.

Le bidonville est un concentré d’insalubrité. La dernière campagne de vaccination a permis de recenser un cas de saturnisme chez un enfant du bidonville. À la pollution au plomb présente dans toute la plaine, s'ajoute celle des déchets amiantés des entreprises environnantes qui utilisent les abords du lieu comme décharge.

Le bidonville de Triel-sur-Seine existe depuis une dizaine d’années, il doit être démantelé en juillet 2017
Le bidonville est habité par des familles Roms originaires de Girla Mare et Danceu, en Roumanie
La famille Tamasi sur le « terrain » de Triel-sur-Seine
Le bidonville de Triel-sur-Seine, plaine de Chanteloup

Dans quelques semaines, il n’existera plus : le « terrain » va bientôt être démantelé ; dans le courant de l’été, selon la préfecture. Depuis le début de l’année, des associations accompagnent le relogement de ses habitants. Une vingtaine de familles ont déjà quitté le bidonville. Ce jour-là, Virgil Tamasi, 29 ans, père de quatre enfants âgés de 5 mois à 12 ans, vient d’apprendre qu’il a obtenu un appartement dans un logement HLM à Carrières-sous-Poissy. Cela fait deux ans qu’il habite ici. « Je ne sais pas quelle taille fait l’appartement, mais je sais qu’il y aura au moins une chambre pour les enfants. Ce sera mieux que les 9 mètres carrés de la caravane. Et puis il n’y aura plus les rats ». Virgil travaille dans le bâtiment, en CDD, à Defi service, à Chanteloup-les-Vignes. C’est une association d’insertion professionnelle. « Ceux qui ont un job avec des fiches de paie obtiennent plus facilement un logement, explique Jean-Pierre Bercovici. Pour ceux qui sont chômage, c’est très compliqué. S’ils n’ont rien trouvé avant le démantèlement, ils partiront s’installer en caravane ailleurs sur d’autres terrains d’implantation alentour, à Pierrelaye par exemple, dans le Val-d’Oise ».

Jardins spontanés

A proximité du « terrain », se trouve une parcelle de terre d’une cinquantaine d’hectares qui fait l’objet d’un projet de reconversion par la mise en place de nouvelles formes de cultures biomasses et d’agriculture hors sol. Sur une partie de cette parcelle, du miscanthus a été semé. Appelé aussi « herbe à éléphant », le végétal a pour particularité d’absorber les métaux et de stabiliser la pollution en surface. Une fois récolté, il peut servir de paillage naturel sur des cultures ou comme biomatériaux pour la construction. « À terme, l’idée serait de créer une filière axée sur l’écoconstruction », explique Elsa Borujerdi. Après le démantèlement du bidonville de Triel, le terrain qui s’étend sur environ un hectare fera aussi l’objet d’un programme de réhabilitation et devrait, dans un premier temps, être excavé.

Avant de rejoindre la gare de Chanteloup-les-Vignes, dressée au loin devant la silhouette des barres de la cité Noé, nous abordons un petit ensemble de cabanes fabriquées de matériaux récupérés. Des grillages de fortune délimitent grossièrement des lopins de terre. Ici, une clôture faite d’un volet battant en bois à l’horizontal et d’un morceau de panneau aggloméré. Là, un bric-à-brac de tôles rouillées. On se croirait échoués dans un finistère oublié de tous d’où pourrait surgir le dernier homme sur terre. Il y a là El Miloud, debout au milieu de son terrain engrillagé. La soixantaine passée, d’origine marocaine, El Miloud habite la cité Noé, ce grand ensemble construit au début des années 1970 par Emile Aillaud et dont on ne compte plus les réhabilitations – c’est là qu’a été tourné le film La Haine. Il vient dans son « potager » plusieurs fois par semaine, où il cultive des fèves, des petits pois, des salades, des oignons, de l’ail, des carottes.

On compte ici une petite dizaine de jardins spontanés. « Y’a moi et aussi des Portugais », dit El Miloud. Sait-il que la terre est polluée et le maraîchage toujours interdit ? « Euh… plus maintenant… Mes légumes je ne les vends pas, je les donne à la famille et aux amis. L’autre jour, j’ai donné deux cagettes à des gendarmes qui passaient là ». Son histoire résume à elle seule le destin de la plaine. El Miloud est venu en France pour travailler chez Talbot. « J’y ai travaillé pendant neuf ans, puis j’ai été licencié, avec des centaines de collègues. Ensuite j’ai bossé dans le bâtiment, la rénovation de Chanteloup-les-Vignes, je travaillais dans les isolants ». Il n’est retourné que sept fois au Maroc, dit-il en pointant du pouce sa camionnette blanche garée juste là dans son enclos. « J’ai cinq garçons et trois filles. Ils travaillent tous. Y’en a un seulement qui est un voyou. J’aime la France mais j’aime pas Paris. C’est pas beau, trop de pollution, trop de monde. Moi je suis tranquille ici. Je suis content ». Nous repartons par un chemin de terre tracé tout droit vers la gare de Chanteloup-les-Vignes qui semble tourner le dos à la plaine. Le train nous emporte vers la grande ville.

Ensemble de potagers ouvriers à proximité de la gare de Chanteloup-les-Vignes
Plaine de Chanteloup

 

Des marches exploratoires sont organisées jusqu’en janvier 2018 dans toute l’Île-de-France en vue de la création du futur sentier métropolitain du Grand Paris. Regroupant urbanistes, architectes, géographes et spécialistes des territoires traversés, elles ont pour objectif de déchiffrer ce vaste territoire métropolitain. Tous les mois, ces explorateurs parcourront 40 à 50 km en deux jours. Au bout d’un an, ce sont plus de 500 km qui auront été parcourus. Notre reporter Lucie Geffroy participe à ces marches ; l’occasion de donner à voir ces lieux souvent méconnus et de raconter ce qui se niche dans les plis de ces paysages. Les récits de ces voyages à pied seront publiés sur notre site pendant un an.

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