Interview

Sida : «La science a avancé plus vite que la société»

Jean-François Delfraissy copréside la conférence mondiale sur la maladie, qui se tient à Paris jusqu’à mercredi. Même si la recherche a fait des progrès considérables, il interpelle sur le rejet social dont sont victimes les malades du VIH et la possible apparition de virus résistants.
par Eric Favereau
publié le 23 juillet 2017 à 20h16

La Conférence mondiale sur le sida (IAS 2017), qui a ouvert ses portes dimanche à Paris, est un événement majeur qui a lieu tous les deux ans. Plus de 6 000 médecins et chercheurs s’y retrouvent pour faire le point sur les avancées de la recherche. Jean-François Delfraissy, son coprésident et ancien directeur de l’Agence nationale de recherche sur le sida, a vécu depuis 1981 tous les moments de cette épidémie, qui a fait plus de 35 millions de morts dans le monde. Ce congrès intervient à un moment particulier, où l’engagement international devient plus incertain.

Trente-cinq ans de sida et toujours pas de guérison ni de vaccin, même si l’infection par le VIH est devenue une maladie chronique… Qu’est-ce qui bloque à votre avis ?

D’abord, reconnaissons qu’il y a eu des progrès spectaculaires en matière de traitements comme en matière de prévention. Mais je dirais que l’on a fait plus de progrès dans le domaine scientifique que dans le domaine social.

C’est-à-dire ?

Le sida reste une maladie politique, nous souffrons fortement encore d’un déficit de progrès sociaux. L’exclusion et la stigmatisation à l’égard des malades restent très présentes. Si l’on compare avec le cancer, où il y a eu de grandes avancées dans l’acceptation de la maladie, ce n’est pas le cas pour le sida. Là se situe un des blocages les plus importants. Selon les derniers chiffres de l’Onusida, plus de 1,8 million de personnes se contaminent encore annuellement, et près de 45 % des séropositifs ne savent pas leur statut. Nous sommes donc obligés de nous dire que ce n’est pas fini. Je ne fais pas partie des gens qui affirment que la fin du sida est possible, là, très rapidement. Ce n’est pas le cas. Et partir avec un slogan sur la fin du sida me paraît prématuré, voire délétère.

Mais aujourd’hui, les patients traités vont bien, ils ne sont plus contaminants…

Oui, mais peut-on s’en contenter ? Ou bien va-t-on aller vers la guérison et l’éradication de cette épidémie ? Le constat est là : nous ne disposons pas, comme pour l’hépatite C, de traitements qui guérissent totalement le patient. Nous avons certes fait des progrès magnifiques, mais les médicaments que nous avons ne sont pas les bons. Il faut trouver d’autres modèles. Toutes les nouvelles stratégies qui visent aujourd’hui à stimuler le système immunitaire sont importantes. On peut et on commence à travailler avec des médicaments contre le cancer qui ont cette fonction. C’est un axe majeur. Et il y a d’autres pistes.

Lesquelles ?

Lors de ce congrès vont être abordés les nouveaux traitements, ceux qui ont de longues durées d’action. Va-t-on continuer à prendre un comprimé par jour, ou bien passer à une injection que l’on se fait une fois par mois, voire à un patch que l’on a sur le bras et qui agit pendant des semaines ? On a aujourd’hui le concept, cela marche. Est-ce que ces traitements de longue durée s’adressent uniquement aux patients séropositifs ou bien aussi à la prévention ? Car on a vu avec la Prep (1) qu’un traitement préventif peut empêcher une personne de se contaminer. Et là, on peut avoir des médicaments qui protégeraient pendant un mois de l’infection. Cela change beaucoup de choses. Nous sommes dans des schémas de prévention révolutionnaires. Et cela pointe le fait que la frontière entre traitement et prévention devient floue, incertaine…

Et le vaccin, vous faites une croix dessus ?

Sûrement pas. Il y a toujours beaucoup de recherche, mais on ne trouve pas. C’est difficile, parce que ce virus joue avec notre système immunitaire, parce qu’il provoque peu d’anticorps neutralisants. Pour autant, on avance, on commence à mieux comprendre ce qu’il faut arriver à réaliser. Mais le constat est là : on n’a pas aujourd’hui de vaccin protecteur. C’est vital. Pour toutes les épidémies - sauf celle de la syphilis -, les maladies infectieuses n’ont pu être contrôlées sans un vaccin. On en a besoin, on ne s’en sortira pas sans. Mais il faut reconnaître que l’on est aujourd’hui dans un moment difficile. Les firmes privées se sont désinvesties, il ne reste que les laboratoires publics qui y travaillent.

Sur le front de la solidarité internationale, restez-vous optimiste ?

Cela bouge. Aujourd’hui, les pays les plus touchés prennent une part importante dans la réponse et, depuis quelques années, nous avons assisté à un transfert vers les pays touchés. De fait, le modèle d’hier a changé : près de 50 % des ressources dépensées pour lutter contre le sida viennent des pays eux-mêmes, et donc l’effort international n’est plus que de 50 % si l’on peut dire.

Cet effort international reste néanmoins important…

Mais il est fragile, et surtout il est décidé au plus haut niveau, pas au niveau sociétal. En France, l’effort est venu directement des présidents de la République, que ce soit Chirac, Sarkozy ou Hollande, avec un fort investissement de leur part. Mais voilà, au niveau de la société, il n’y a pas eu de construction d’un consensus social. Or, quand il n’y a pas cet engagement sociétal, les financements peuvent être plus incertains. Les gens demandent : pourquoi met-on de l’argent là, et pas ailleurs ? Pourquoi toujours sur le sida ? Ce n’est vraiment pas le moment de baisser la garde, car on a tous les moyens pour faire diminuer la courbe de façon significative.

Que voulez-vous dire ?

Le modèle de financement international doit changer. Hier, il y avait des Etats qui avaient besoin d’aide, et en face le Fonds mondial qui agissait comme une banque. Il recevait les contributions des Etats du Nord puis les distribuait. Ce fut un bon modèle, novateur et très efficace. Mais nous ne pouvons pas continuer à demander toujours plus aux pays du Nord. Il faut trouver des financements différents, innovants. En France, on a su le faire avec la taxe sur les billets d’avion, puis avec la taxe sur les transactions financières. Il faut décloisonner, on ne pourra plus rester que sur le sida, la tuberculose ou le paludisme. Il faut ouvrir vers une stratégie globale.

Vous coprésidez aujourd’hui ce congrès. Vous avez eu un rôle essentiel pendant trente ans sur le sida. Qu’est-ce qui vous aura le plus marqué ?

Comment oublier le début ? Nous avons été confrontés à quelque chose d’imprévu, d’inouï : notre impuissance médicale complète, avec l’arrivée à l’hôpital de patients inhabituels, l’arrivée des homos, des toxicos. Les structures hospitalières étaient dépassées, elles n’étaient pas prêtes pour les accueillir. Entre notre impuissance médicale et cette nouvelle population, nous avons vécu un choc extrêmement violent. En 1984, j’ai vu ma carrière basculer. Cela a été un point essentiel, et cela m’accompagne toujours : les malades debout, les malades citoyens. Ils en savaient plus que nous, médecins. Et pour nous, il a fallu comprendre, adopter un regard différent, ce n’était pas notre maladie, mais la leur.

Puis il y a eu l’arrivée des traitements…

Oui, en 1995, juste avant le congrès de Vancouver. Cette arrivée fut incroyable, un choc énorme. La donne changeait physiquement devant nous. Des malades qui allaient mourir, en quelques mois, revivaient. C’était saisissant. Enfin, le troisième choc, avec la question de l’accès aux soins des pays du Sud. En 2004 encore, la communauté médicale était partagée, entre prévention et traitement. Ce fut une bataille difficile et longue.

Et aujourd’hui, avez-vous des inquiétudes ?

L’apparition de résistance aux traitements antiviraux dans les pays du Sud m’inquiète. C’est un vieux thème, un peu récurrent dans l’histoire du sida et des maladies infectieuses. Au début, je n’y étais pas sensible. Mais dans un certain nombre de pays d’Afrique, il y a des ruptures de distribution de médicaments. Des patients prennent donc des traitements en discontinu. Cela n’est pas sans risque, cela peut entraîner l’apparition de virus résistants. J’étais serein il y a quelques années, mais là, nous devons nous interroger sur ces virus mutants et leur transmission, en particulier en Afrique subsaharienne.

Et puis mon autre inquiétude est de voir que la science a avancé plus vite que l’acceptabilité sociétale de la maladie. Pourquoi est-ce toujours aussi dur d’être séropositif, au point qu’on le cache, à ses amis, à sa famille, à ses collègues de bureau ? C’est un échec et c’est un obstacle au dépistage, au traitement. Cela ajoute un phénomène d’exclusion. Il faut trouver de nouvelles réponses.

Attendez-vous beaucoup de ce congrès ?

Il a lieu à Paris. Paris va être la capitale du sida. En France, nous sommes à un moment particulier, avec une nouvelle équipe au pouvoir, une nouvelle génération aussi dans les hôpitaux et des associations de malades toujours essentielles. Il faut encourager la visibilité de notre pays, d’autant que les Etats-Unis sont dans une position délicate avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. La France peut prendre le leadership et changer la donne. Car, je le redis, ce n’est pas fini. Ce n’est pas le congrès de la fin du sida, mais peut-être du commencement de la fin.

(1) La prophylaxie pré-exposition est une nouvelle stratégie de prévention du VIH. Il s'agit de proposer à une personne - non contaminée mais qui prend des risques lors de rapports sexuels - un médicament contre le virus, ce qui la protège à plus de 90 %.

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