En Turquie, "dans les années 90, on tuait les journalistes. Aujourd’hui, on veut tuer le journalisme" (REPORTAGE)
- Publié le 16-06-2017 à 13h12
- Mis à jour le 16-06-2017 à 17h36
Sur l’esplanade qui s’étend devant le palais de justice de Çaglayan, à Istanbul, un calme presque interpellant règne en ce jeudi ensoleillé du 8 juin. Voitures blindées, militaires et officiers de police trônent, immobiles, çà et là. Quelques avocats, observateurs ou simples citoyens tracent leur route, imperturbables, vers ce bâtiment aux allures de forteresse. Avant d’entrer, Erol Önderoglu, représentant de Reporters sans frontières, discute avec quelques journalistes. Boucles grisonnées, lunettes rouges sur le nez, légère chemise en lin, ce quadragénaire à la sagesse d’un vieillard, mais à l’allure juvénile parle de tout sauf de lui.
De l’intimidation que subissent ses confrères, d’une liberté de presse bâillonnée, des droits de l’homme bafoués en Turquie, ce pays devenu la plus grande prison de journalistes au monde. "J’ai dit du bien, j’ai dit du mal du gouvernement. J’ai signé des milliers d’articles sur les réformes faites en vue de l’adhésion à l’Union européenne, j’ai évoqué des exactions, j’ai visité des prisons, je passe deux jours par semaine dans ce palais de justice pour couvrir des procès de journalistes.C’est assez déplaisant de devoir s’occuper de soi-même alors que la défense de la liberté de la presse nécessite déjà tant de travail en Turquie", soupire-t-il.
Or quelques minutes plus tard, cet activiste franco-turc prenait place sur le banc des accusés devant la même cour qui, il y a un an, condamnait le journaliste du quotidien "Cumhuriyet", Can Dündar, exilé en Allemagne, à cinq ans et dix mois de prison ferme. A ses côtés, dans cette salle de tribunal grande comme un mouchoir de poche, Sebnem Korur Fincanci, présidente de la Fondation des droits de l’homme. L’écrivain-journaliste Ahmet Nesin, réfugié en France, manque à l’appel. Leur "crime" ? Avoir soutenu le journal pro-kurde "Özgür Gündem" (Agenda libre), fermé pour ses liens présumés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ennemi numéro un du président Recep Tayyip Erdogan. Accusés entre autres de "propagande terroriste", ces trois frondeurs risquent près de quinze ans de prison chacun.
L’avocate de la défense se lève et dénonce, d’une voix tremblant d’indignation, l’absurdité des charges. Elle pointe l’article 214 de la Constitution, concernant "l’incitation au crime", utilisé à tout-va contre les opposants du régime islamo-conservateur et même contre les femmes victimes d’agression sexuelle qui auraient porté des vêtements "trop révélateurs". En vain. Les trois juges chuchotent quelques mots, le visage vide d’émotions. Le procès est reporté, pour la quatrième fois, au 26 décembre. Dix minutes chrono d’audience.
La presse, victime de l’autoritarisme
Erol Önderoglu sort de la salle plus agacé que surpris. Avant lui, des dizaines de journalistes ont été traînés dans ce palais de justice, accusés pour le simple fait d’ avoir défié, de leur plume, le pouvoir. Et des dizaines d’autres suivront sans doute, à l’heure où la traque aux opposants bat son plein en Turquie depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet. "Quand on devient journaliste en Turquie, on accepte le fait que c'est une profession mise en péril par des gouvernements autoritaires", lance M. Önderoglu. Il en sait quelque chose, lui qui a endossé il y a plus de vingt ans le rôle "d’ange gardien" des journalistes turcs, qu’ils soient islamistes, républicains, nationalistes, kurdes ou gauchistes.
La censure coule dans les veines du pouvoir turc depuis des décennies. Des restrictions majeures à la liberté de la presse ont été imposées au lendemain du coup d’Etat militaire de 1980. "Les grandes rédactions étaient intimidées au quotidien par l’état-major des armées. Même les journalistes islamistes, qui aujourd’hui siègent aux côtés du président Erdogan, étaient visés par ces mesures militaristes", se souvient M. Önderoglu.
La fin du monopole étatique sur l’audiovisuel a certes laissé place dans les années 90 à une prolifération des médias. Mais "les atteintes à la liberté de la presse ont été d’autant plus visibles que des médias commençaient à s’exprimer", se souvient Jean Marcou, spécialiste de la Turquie à Sciences Po Grenoble. Plusieurs journalistes laïques ou opposés au gouvernement ont été assassinés à l’époque par des islamistes. Erol Önderoglu a d’ailleurs fait ses premières armes en 1996 dans le sillage du meurtre de Metin Göktepe, reporter du quotidien de gauche "Evrensel" (Universel) tabassé à mort par la police.
"Dans les années 90, on tuait les journalistes. Aujourd’hui on veut tuer le journalisme", observe Cagri Sari, rédactrice en chef d’"Evrensel". Le 6 juin, cette jeune femme au visage d’ange a été condamnée à cinq ans de prison avec sursis pour "atteinte à l’honneur de la nation turque". L’article mis en cause dénonçait les exactions commises en 2016 par les forces de sécurité turques dans la ville kurde de Nusaybin, au sud-est de la Turquie. D’après un rapport de l’Onu, dont la demande de mener une enquête sur le terrain est restée lettre morte, plus de 2 000 personnes, dont 1 200 civils, ont été tués entre juillet 2015 et décembre 2016 lors des opérations menées dans la région.
Arrestations, condamnations, pressions financières, censure… Les temps sont durs pour ce quotidien, déjà forcé à fermer ses portes trois fois en 22 ans d’existence. "Des professeurs d’université ont été poursuivis, sanctionnés ou suspendus de leur fonction parce qu’ils ont collaboré avec nous. Peu osent faire de la publicité dans nos pages. La sœur d’une collègue, qui travaillait pour l’Etat, a été virée. C’est une vraie purge. Mais on ne va pas se plaindre alors que d’autres journaux sont dans des situations plus graves. Il y a toujours pire en Turquie", estime Mme Sari.
Il est loin le temps où la victoire du Parti de la justice et du développement (AKP), en 2002, "était perçue comme une ouverture, avec la remise en cause de l’Etat militaire et la candidature de la Turquie à l’Union européenne", se rappelle M. Marcou. Dans les années 2000, les médias ont goûté à la liberté d’expression et se sont multipliés à vue d’œil, même si l’assassinat en 2007 du journaliste Hrant Dink, figure du combat pour la reconnaissance du génocide arménien, a rappelé la Turquie à sa "tradition d’assassinats politiques".
Un outil politique plus qu’un quatrième pouvoir
"En réalité, la presse turque a toujours été un pouvoir politique complexe plutôt qu’un quatrième pouvoir. En 1998, elle a été instrumentalisée par des militaires pour décaniller le gouvernement d’alliance droite-islamistes. Et par la suite, Erdogan a joué le même jeu", note l’expert. Ainsi, le leader conservateur a-t-il profité des médias critiques - notamment ceux de son allié, devenu ensuite son ennemi numéro un, le prédicateur Fethullah Gülen - pour affaiblir le pouvoir militaire. Tandis que les réformes en vue des négociations d’adhésion à l’UE ont fait office de "vitrine de démocratie", censée occulter des dysfonctionnements démocratiques profonds qui persistent dans le pays, suspecte M. Önderoglu.
"Sauf que", note M. Marcou, "une fois l’armée affaiblie et le pouvoir agrippé, une presse critique devient dangereuse." Et alimente la paranoïa d’un homme prêt à tout pour garder les rênes du pays. L’arrestation en 2011 de Nedim Sener et Ahmet Sik, deux journalistes d’investigation accusés d’avoir comploté contre le gouvernement, lèvera le voile sur le sort désormais réservé à une presse digne de ce nom. Un documentaire sur les pingouins, diffusé en 2013 par CNN Turk pour éviter de couvrir les manifestations antigouvernementales de Gezi, est resté le symbole d’une censure qui prend racine. Et depuis l’instauration de l’état d’urgence, en juillet 2016, plus de 140 médias ont été fermés, plus de 700 cartes de presse annulées et plus de cent journalistes détenus.
"Lui est en prison depuis 263 jours, lui depuis 221 jours, lui depuis 160". A regarder la Une de "Cumhuriyet", où figurent chaque jour les portraits de ses treize collègues emprisonnés, Nazan Ozcan peine à garder le sourire. Ils sont accusés de divulgation de secrets d’Etat, d’espionnage, d’atteinte à l’honneur de la nation turque, ou de propagande terroriste. Récemment, il a fallu ajouter à la liste Oguz Guven, rédacteur en chef du site de ce quotidien d’opposition kémaliste, laïque et de gauche. "Il fête aujourd’hui son anniversaire. Mais comme on ne peut entrer en contact avec lui, on le lui souhaite dans le journal", soupire la journaliste, pendant qu’elle sert du thé et de l’eau. Et d’ajouter, avec humour : "Il faut savoir faire de tout. Peut-être que servir du thé sera notre prochain métier, qui sait…". Le procès de 19 collaborateurs de "Cumhuriyet", qui risquent jusqu’à 43 ans de prison, s’ouvrira le 24 juillet.
En attendant, Nazam Ozgem continue, comme ses 80 collègues, de se rendre chaque matin en rédaction. Elle franchit le grillage doublé de barbelés de fortune qui entoure le bâtiment, montre patte blanche aux policiers et passe les portiques de sécurité. Car, en plus de se retrouver dans le collimateur du pouvoir, le journal, déjà meurtri par des attaques dans les années 90, est aujourd’hui une cible des djihadistes depuis qu’il a publié les dessins de Charlie Hebdo. "Bien sûr que nous sommes fatigués. Mais je suis journaliste, je veux être journaliste, j’aime ce métier", tranche Mme Ozgem, qui n’a pas encore été traînée devant les tribunaux.
Jan Anjoscku, une trentenaire chargée de couvrir les affaires judiciaires pour "Cumhuryiet", compte, elle, déjà trois condamnations à de la prison avec sursis, notamment pour avoir écrit sur la torture infligée par des policiers à des enfants qui chantaient des chansons kurdes. Mais son discours ne flanche pas. "Je n’ai pas peur. Mes collègues et mes amis sont en prison depuis sept mois. Leur situation est bien pire que la mienne. Ce n’est pas à moi de me victimiser."
Il y a toujours pire, donc. Même les journalistes étrangers se le disent pour se donner la force de rester. Qualifiés "d’espions" par le ministre turc des Affaires étrangères Cavusoglu, ils sont les nouvelles cibles d’une censure qui ne cesse de s’accentuer. Le Français Olivier Bertrand, travaillant pour "Les jours" a été le premier à être arrêté pendant un reportage à Gaziantep, avant d’être expulsé trois jours plus tard. Mais d’autres ont suivi. Et les détentions se font toujours plus longues. La germano-turque Mesale Tolu et son compatriote Deniz Yücel, correspondant pour "Die Welt", croupissent toujours au fond d’une cellule. Et la détention, pendant un mois, du photographe français Mathias Depardon, a marqué les esprits.
La psychose des journalistes étrangers
"Quand tu crois avoir atteint le niveau maximum de répression, il y en a toujours plus. C’est ça qui est fatigant psychologiquement C’est sans fin", nous confie la seule correspondante qui accepté de nous parler, sous couvert d’anonymat. "On fait un métier qui est très mal vu, d’autant plus qu’on est européens. La moitié de la population est remontée à bloc par un leader qui passe son temps à dire que tout ce qui se passe dans ce pays, c’est soit à cause des Kurdes, soit à cause de Fetullah Gulen, soit à cause des Européens. On fait partie des boucs émissaires."
Se faire toujours plus discret, limiter la durée des investigations, utiliser des plateformes sécurisées pour communiquer, ne rien laisser dans sa chambre d’hôtel en son absence… La psychose a bel et bien investi leur quotidien. "Lorsque je vais faire des reportages dans le sud-est, je travaille avec un journaliste kurde qui aide souvent des journalistes étrangers. Il se dit surveillé, mais pense que si les autorités le laissent tranquille, c’est parce qu’ils ont, à travers lui, un accès direct à nous. Et nous, on pense tous être sur écoute, mais on n’a aucune preuve. C’est une pression psychologique qui marche bien." Mais pas au point de la pousser à quitter le pays. "Je sens une responsabilité de raconter l’histoire des gens qui essaient de relever la tête. Ils n’auront jamais droit à une couverture médiatique ici puisqu’il n’y a plus de média indépendant. Je ne sais pas où je serai dans six mois, mais ce n’est pas grave. Moi je ne risque pas de me retrouver en prison pendant 25 ans."