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Récit

Les «miss fronde» de l’Amérique du Sud

Les reines de beauté jouissent d’une telle popularité que certaines s’engagent en politique, souvent pour défier le pouvoir en place. Dernière en date, la Vénézuélienne Keysi Sayago, qui a apporté son soutien aux opposants tués lors de manifestations anti-Maduro.
par Yacha Hajzler
publié le 25 juillet 2017 à 20h06

Valencia, capitale de l'Etat du Carabobo au Venezuela, le 31 mai. La miss nationale, Keysi Sayago, 23 ans, assiste à l'élection de la miss régionale. Tout de noir vêtue, telle une veuve, elle attire l'attention. Echarpe brillante en bandoulière, elle attrape le micro : «J'ai voulu porter le deuil ici, devant vous. Celui de toutes les personnes qui sont mortes au cours des récents événements.» Depuis le début du mois d'avril au Venezuela, une grande partie de la population, hostile au président, Nicolás Maduro, crie sa colère dans les rues. Mais ces manifestations sont durement réprimées. Et le bilan ne cesse d'évoluer : au moins 103 morts, pour beaucoup attribués à la police, la GNB. «Je suis sortie dans la rue, poursuit la Miss Venezuela, Keysi Sayago. Pas pour un show, pas pour une photo, non. Pour mon pays, la santé, les droits de l'homme…» La jeunne femme issue d'un milieu modeste, qui prend des cours de mannequinat depuis qu'elle a 12 ans, est ainsi devenue l'une des figures de la contestation. Depuis ces déclarations, fin mai, Keysi Sayago, également ingénieure en mécanique, a participé à plusieurs marches de protestation à Caracas, multiplié les propos antigouvernement dans la presse vénézuélienne et hispanophone.

Dans la plupart des pays d'Amérique latine, les miss bénéficient d'une forte popularité. En Colombie, à Porto Rico ou au Venezuela, la figure de la reine de beauté influence tous les secteurs de la société. La docteure en anthropologie sociale et ethnologie Paula Vásquez Lezama observe le phénomène depuis plusieurs années : «Miss Venezuela, c'est toute une industrie. Il existe même une école de formation qui a la franchise pour préparer les concurrentes à Miss World, Miss Univers… C'est toute une technique de travail corporel. On ne parle pas seulement de chirurgie. Les Vénézuéliennes, ce ne sont pas des amateures.» Les miss ont appris à chanter, danser comme des artistes pour toucher tous les publics. Elles-mêmes viennent de différents horizons : «Ce n'est pas une affaire de riches ou de pauvres. L'exception, ce sont les milieux vraiment marginalisés, parce qu'alors les femmes, même si elles sont très belles, ont des marques sur la peau, des cicatrices. La pauvreté s'exprime par le corps. Il y a aussi beaucoup de filles d'immigrés, d'Italiens ou de Libanais qui concourent car le Venezuela est un pays très mélangé.» Conséquence : une partie plus large de la population peut s'identifier à ces jeunes femmes. Pilier culturel, l'esthétique miss traverse la culture latino-américaine comme un parfum d'ambiance. «Dans les centres de loisirs, les écoles, les ateliers de formation, partout on propose des cours de miss…» raconte la docteure en anthropologie sociale Paula Vásquez Lezama.

Leur popularité parmi la population et leur capacité à maîtriser leur image depuis toutes jeunes font de ces miss des personnalités à fort potentiel politique.«Aujourd'hui, la vie sociale et politique passe par les écrans de télévision. Agir devant les caméras, les photographes, c'est ce que les candidats font», explique l'anthropologue et docteur en sociologie à la Sorbonne Fabián Sanabria.

Les caméras, Irene Sáez en a eu sa dose. Cette ancienne miss, aujourd'hui âgée de 55 ans, aurait migré à Miami. En 1981, la Vénézuélienne a été déclarée plus belle femme de la Terre, de Mars, d'Uranus sans doute, enfin bref : Miss Univers. «Mais, contrairement à d'autres, j'ai décidé aussi d'avoir une tête bien pleine», commente-t-elle pour le journaliste de Libération Claude Pereira, qui revenait en 1996 sur son parcours atypique, ses études à la fac de sciences politiques, ses élans réformateurs et son élection très observée à la mairie de Chacao. L'article que consacrait Libération à son mandat ne tarissait pas d'éloges sur ses capacités à diriger cette petite ville de la banlieue de Caracas : «Elle parvient à endiguer la criminalité dans sa commune. Elle fait refaire toutes les chaussées défoncées, cauchemars des automobilistes. Encore plus fort, elle obtient de plein gré l'aide financière de ses administrés. Et, jamais vu de mémoire de Vénézuéliens, on observe maintenant de longues queues de contribuables devant les perceptions venus s'acquitter de leurs impôts.» Pas la moindre accusation de corruption à son encontre.

«Muchacha patriota»

Pourquoi prendre le temps de faire son bilan ? Parce qu'Irene Sáez se déclare candidate à l'élection présidentielle de 1998 face à Hugo Chávez. Deux ans durant, elle reste la favorite des sondages, soutenue par le parti démocrate-chrétien Copei (droite). Elle terminera pourtant troisième. «Elle n'a pas gagné parce que les électeurs ne sont pas si bêtes que ça, analyse Paula Vásquez Lezama. C'était une femme compétente, mais on a voulu la monter trop haut. Elle était bien comme gestionnaire d'une mairie, elle s'investissait beaucoup. Lorsqu'elle a été désignée candidate du Copei, ça a complètement achevé sa carrière. Elle n'était pas à la hauteur d'une machine politique comme celle des débuts du chavisme.»

Irene Sáez, comme Keysi Sayago, est un ovni. Elle a mené sa carrière politique de son propre chef et pour sa pomme, ce qui est rare dans le milieu. Les miss gravitent dans les cercles de pouvoir, certes, mais elles n'ont généralement pas le premier rôle. «Si une candidate d'un pays comme la Colombie ou le Venezuela devient Miss Univers, par exemple, le président de la République lui porte une attention d'Etat : il la reçoit avec la Garde nationale et tout le reste», ironise l'anthropologue Fabián Sanabria, qui nuance : «Mais en réalité, le pouvoir méprise les miss et se sert d'elles.» Auprès des politiques en poste, elles occupent un rôle de première dame de substitution, et leur image immaculée profite à ceux qui veulent se racheter une conduite. Une division hautement sexiste des rôles, où elles sont mises en avant dans des galas de charité, portent des discours d'équité et de justice sociale.

La première Miss Colombie noire (2001), Vanessa Mendoza, se définit comme «leader afro-colombienne». Créatrice d'une fondation pour l'enfance défavorisée, elle est aujourd'hui conseillère sur les questions ethniques auprès du maire de la ville de Cali, Maurice Armitage. Si elle sert clairement de caution à l'élu - c'est elle qui est envoyée dans les quartiers et communes pour défendre les droits des Afro-Colombiens -, Vanessa Mendoza a aussi réussi à porter les causes qui lui tiennent vraiment à cœur. L'anthropologue Fabián Sanabria : «Si un homme politique peut se servir d'une miss pour sa carrière, il le fera. Même si en ce moment, les miss au Venezuela sont davantage contre le régime.»

L'ancien président Hugo Chávez, qui avait pourtant mis un frein à ces pratiques, a eu «sa» propre miss. Ivian Sarcos, brune immense au profil mutin que l'ancien putschiste appelait affectueusement «muchacha patriota». «Elle accompagnait systématiquement Chávez dans ses meetings», se souvient l'anthropologue Paula Vásquez Lezama. En février 2012, c'est la miss qui communique dans la presse sur la santé du chef d'Etat. «Le président Chávez est plus fort que jamais», affirme-t-elle alors que le chef de l'Etat vénézuélien souffre déjà depuis un an d'un cancer, qui le tuera en 2013.

Résistants

Des reines de beauté qui se sont essayées à l’engagement politique hors des cercles du pouvoir, il y en a eu. Certaines ne peuvent plus témoigner. C’est le cas de Miss Guatemala 1958, Rogelia Cruz Martínez, sous le régime militaire de Miguel Ydígoras, soutenu par les Etats-Unis et l’extrême droite. A seulement 19 ans, elle est membre du groupe de résistants de gauche «Jeunesse patriotique du travail». Elle est principalement chargée de conduire d’autres camarades dans les montagnes, en voiture. En 1968, son corps est retrouvé sous un pont. Rogelia Cruz Martínez a été torturée, violée et assassinée par des membres de la Main blanche, un groupe d’extrême droite prorégime. En 2014, la Miss Tourisme 2013 de l’Etat de Carabobo au Venezuela, Génesis Carmona, est tuée d’une balle dans la tête alors qu’elle manifeste pacifiquement à Caracas contre le régime de Nicolás Maduro. Les auteurs de son meurtre n’ont toujours pas été identifiés, donnant le sentiment que le pouvoir peut tuer en toute impunité. Une menace qui pèse sur plus d’un Vénézuelien.

Pilín León, elle, peut encore en parler. En 1981, la Vénézuélienne remporte le concours Miss Monde. Selon la tradition, son nom est donné à un bateau pétrolier. «Je me sentais très honorée. Il y a juste eu une cérémonie privée, avec quelques dirigeants de la compagnie et des marins. C'est moi qui ai exigé ça. Je ne voulais pas saluer, et encore moins serrer la main de Hugo Chávez», raconte-t-elle. L'épisode passe inaperçu. Mais en 2002, une grève anti-Chávez éclate, et Pilín León est en première ligne des insurgés. Les micros se tendent vers l'ex-miss : «J'ai dit aux Vénézuéliens d'ouvrir les yeux, qu'on allait vers un communisme dans la meilleure tradition castriste. Je suis devenue un symbole à l'époque. [Dans notre pays], les miss sont des génératrices d'opinion.» Le geste n'a pas été sans conséquences. Son nom a été effacé du bateau, rebaptisé d'après une héroïne bolivarienne, son mari a subi des pressions et a été empêché de travailler. Elle vit aujourd'hui en Colombie et se fait discrète sur son passé de reine de beauté.

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