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Peggy Guggenheim, l’art de l’accumulation

Lisa Immordino Vreeland consacre un documentaire remarquable à la vie tumultueuse de la galeriste et mécène américaine.

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Publié le 26 juillet 2017 à 09h52, modifié le 28 juillet 2017 à 06h50

Temps de Lecture 5 min.

« Peggy Guggenheim, la collectionneuse »,  documentaire de Lisa Immordino Vreeland.

L’avis du « Monde » - A voir

La vie tumultueuse de Peggy Guggenheim est bien connue. Sa voix, beaucoup moins. C’est elle que l’on entend tout au long du documentaire que lui consacre Lisa Immordino Vreeland, Peggy Guggenheim, la collectionneuse. Un petit miracle, des cassettes enregistrées jadis par sa biographe officielle, Jacqueline Bogard, qui avaient été égarées. Des heures d’interview retrouvées par la documentariste dans une cave de Park Avenue, à New York.

Sa voix, mais pas seulement : le film est remarquable par la quantité de ses intervenants, témoins de la vie de Peggy ou commentateurs posthumes. Ce ne sont pas les moins intéressants : il faut voir les lumières qui brillent dans les yeux du marchand américain Larry Gagosian quand il évalue sa collection à « plusieurs milliards de dollars », répétant même, rêveur et un brin jaloux, le mot « milliards »… Ce qui, lorsqu’on apprend que l’ensemble des œuvres fut acquis pour environ 40 000 dollars, peut effectivement laisser songeur…

Mais on aurait tort de penser que l’argent fut le moteur de Peggy Guggenheim. D’abord, parce qu’elle n’en a jamais manqué. Elle est née en 1898 dans une famille juive new-yorkaise richissime et même si, à la mort de son père Benjamin, qui périt lors du naufrage du Titanic, on apprend qu’il a dilapidé la fortune familiale, ses oncles s’emploient à la renflouer en partie : à 21 ans, Peggy est à la tête d’un pécule évalué à 450 000 dollars, ce qui, en 1919, est considérable. Elle pourrait amplement se passer de travailler, mais décide de s’occuper en œuvrant dans une librairie de New York. C’est à travers les livres qu’elle découvre l’art, et cela va changer sa vie.

« Mouton noir »

Car Peggy est, et demeurera sa vie durant, le vilain petit canard de la famille Guggenheim. Les témoins interrogés dans le film usent même de la formule « mouton noir ». Elle n’est pas jolie, une opération de chirurgie esthétique ratée l’a affligée d’un nez assez indescriptible. Elle n’a aucun souci des conventions. Elle se révèle aussi d’une nymphomanie – c’est le mot utilisé par un critique lors de la publication de ses mémoires – prodigieuse. Jetez ces ingrédients dans le cocktail du Paris des Années folles, celui de la « Génération perdue », et le mélange ne peut qu’être explosif.

Première mission, perdre sa virginité. Ecoutons-la : « C’est à cela que m’a servi Laurence Vail ! ». Elle parle ici de son premier mari, un artiste et écrivain bohème de Montparnasse qui buvait beaucoup, la battait un peu, et lui fit deux enfants, un fils, Sindbad, puis une fille, Pegeen. Il lui présenta également la faune des Montparnos, mais aussi Man Ray, Isadora Duncan, James Joyce, Ezra Pound, André Masson, Samuel Beckett ou Marcel Duchamp. Ces deux derniers seront, en matière d’art au moins pour le second, ses mentors.

En janvier 1938, elle est à Londres où elle ouvre sa première galerie, baptisée « Guggenheim Jeune », ce qui lui vaut les foudres d’Hilla de Rebay, la directrice du musée créé par son oncle Solomon à New York, indignée, lui écrit-elle, que le nom de Guggenheim puisse être associé à des pratiques commerciales… Elle y exposera Jean Cocteau, mais aussi Arp, Brancusi, Calder, Kandinsky…

Outre Duchamp, elle bénéficiait aussi des conseils d’Herbert Read, l’un des plus importants critiques et historiens d’art britanniques. Avec lui, elle voulait faire un musée d’art moderne. Le projet avorta à la déclaration de guerre. Elle vint alors à Paris et acheta des œuvres d’art. « Une par jour ! ». En réalité, certainement plus, et, en ces temps troublés, pour quelques bouchées de pain.

Des expositions qui changèrent la face de l’art américain

Au moment de l’invasion allemande, elle chercha à mettre sa collection à l’abri. Elle sollicita le Louvre, lui-même en plein déménagement, où l’on considéra que « ces œuvres ne méritaient pas d’être sauvées » – elle aura plus tard le plaisir de rappeler cette fière réponse lors de son discours au vernissage de sa collection exposée au Musée de l’Orangerie – mais parvint à les rapatrier à New York. Elle-même s’y réfugia, non sans avoir aidé financièrement l’Américain Varian Fry, qui avait organisé à Marseille une filière d’évasion, à évacuer de France les artistes menacés par le régime nazi.

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Parmi eux, Max Ernst, qu’elle épouse. Et qui la trompe avec une jeune artiste, Dorothea Tanning. Celle-ci faisait partie d’une exposition dédiée aux femmes artistes, sans doute une première mondiale. Elles étaient 31 : « J’aurais dû n’en exposer que 30. Ce fut mon erreur. »

L’accrochage avait lieu dans sa nouvelle galerie, « Art of this Century », ouverte à New York en 1942. Un lieu étonnant où, outre les maîtres européens en exil, elle exposa la jeune génération abstraite américaine, dont Jackson Pollock, qu’elle fut la première – encouragée par Mondrian ! – à découvrir et à collectionner. Elle conserva la galerie jusqu’en 1947, date de son retour en Europe, et les expositions qu’elle y organisa changèrent la face de l’art américain.

Palais vénitien

En 1948, lors de la Biennale, Venise lui prêta le pavillon de la Grèce, alors encore en pleine guerre civile, pour montrer sa collection. L’exposition d’œuvres si radicales marqua profondément la biennale, et l’orienta définitivement vers l’art le plus contemporain. L’année suivante, elle fit l’acquisition du palais Venier dei Leoni, un bâtiment atypique à Venise : il ne comporte qu’un rez-de-chaussée et semble inachevé. Elle s’y installa avec ses chiens, ses amants – les travaux dans le palais lui assuraient un vivier de jeunes peintres, en bâtiment ceux-là – et ses collections : des pans entiers de l’histoire de l’art du XXe siècle.

Les œuvres voisinaient, selon un principe à l’époque peu commun, avec des pièces d’arts africain et océanien, et une salle était réservée à sa fille Pegeen, qui peignait non sans talent, avant sa mort brutale en 1967. Peggy elle-même mourut le 23 décembre 1979. Son urne funéraire fut placée dans le jardin du palais, à côté des tombes de ses 14 chiens.

Voila pour une existence déjà peu banale. Mais ce que le film met bien en lumière, à travers les témoignages, c’est l’invention d’une vie à travers l’art : « Le sexe et l’art étaient indissociables dans son esprit », dit un intervenant, idée que développe le critique Donald Kuspit : « L’art a donné un sens à sa vie. L’avant-garde confirmait son propre côté marginal. L’art lui a permis de se découvrir émotionnellement ». Et accessoirement, dit plus perfide son collègue John Richardson, de devenir « elle-même une personnalité, une star ». « Elle était sa création la plus réussie », commente Larry Gagosian.

Mais elle était aussi mécène – Pollock recevait de sa part une rente mensuelle, et elle donna plusieurs de ses tableaux à des musées – et, aussi incroyable que cela puisse sembler aujourd’hui, méprisait l’argent : elle croyait, la pauvre, que l’art était plus important.

Peggy Guggenheim, la collectionneuse, de Lisa Immordino Vreeland. Titre original : Peggy Guggenheim : Art Addict. (1 h 36). En salles depuis le 26 juillet.

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